De nombreux faits semblent signaler, dans un monde en mutation, un effacement du politique. Ainsi, un déséquilibre significatif se fait jour, de plus en plus visible, entre l’exécutif et le juridique, au profit du second.
C’est sous cet angle qu’il convient d’interpréter le contentieux opposant la Commission européenne à la Pologne. À l’époque où tout se contractualise (même les rapports amoureux au sein du mariage qui peuvent faire l’objet, aux États-Unis, d’une nomenclature contraignante), il est dans la logique des choses que l’instance judiciaire arbitrale prenne peu à peu le pas sur un exécutif réduit, le plus souvent, à la gestion des affaires courantes. Au reste, les exécutifs court-termistes ont-ils réellement les capacités (cognitives), les moyens, la volonté ou l’envie de voir par-delà la ligne d’horizon ? Mais cela est un autre débat.
Nous devons, en effet, voir dans le contractualisme un corrélat du libéralisme ultra, lequel, depuis la vague déréglementaire des années 70 sous la présidence de Gerald Ford suivie des fameux Reaganomics, a affranchi les marchés financiers des dernières entraves de nature étatique. La France socialiste s’est alignée en 1984 et, en 1986, la loi Bérégovoy applique l’article 16-4 de l’Acte unique européen [1]. Concrètement, la gauche de 1981 à 2005 aura participé, à hauteur de 66 %, à la complète libéralisation du secteur bancaire tandis que la droite n’y aura contribué que pour 34 %. La tendance lourde est de toute évidence le retrait, voire l’éviction de l’État arbitre (et, par conséquent, celle du politique), au profit dominant d’accords de gré à gré ou d’adhésion, de personnes physiques à personnes morales, les accords bi ou multilatéraux entre États n’étant, au fond, que des super contrats.
Les sociétés modernes sont d’ailleurs à ce point imbibées de contractualisme libéral que « tout individu considère désormais que sa liberté d’agir n’est limitée que par l’assentiment de l’autre ». Contractualisme qui a vidé le chimérique Contrat social de Rousseau de toute substance pour faire du lien social une question essentiellement privée échappant à la médiation et au contrôle de l’État. Les lois vivent par elles-mêmes et réduisent tendanciellement le pouvoir législatif à n’être plus que résiduel. Le pouvoir réel revient alors aux individus et non aux institutions ; telle est, au final, la philosophie de l’anarcho-capitalisme qui, par capillarité, tend à gagner l’ensemble du corps social.
Dans cette dynamique, l’État se comporte en banal acteur socio-économique et gère la chose publique à coups de contrats. Une évolution déjà sensible dans l’administration, qui tendrait à déstatufier ses fonctionnaires (dont le statut est fixé par la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983) au profit d’une contractualisation générale… certes dite de fonction publique, mais sur le fond ne différant du contrat de droit privé qu’à la marge et par le choix des mots. En matière de migration, la tendance est également marquée. En témoigne la loi du 7 mars 2016 créant un contrat d’intégration républicaine (CIR) en remplacement du contrat d’accueil et d’intégration (CAI) entré en vigueur en janvier 2007 et dont l’objectif était de contractualiser les engagements réciproques d’un étranger et des autorités françaises. La nationalité française (ne devrait-on pas plutôt dire hexagonale ?) n’était plus, à partir de là, une question d’adhésion mais la conclusion d’un pseudo-engagement sans obligation ni sanction pour le particulier devenu derechef un ayant droit multicarte.
Dérive institutionnelle et sociétale que nous serions coupables d’ignorer en ce qu’elle balaye ce qui pouvait encore subsister d’une justice distributive (à chacun selon ses mérites) pour faire place à une justice sinistrement commutative. Celle des contrats qui supposerait des contractants à armes et parts égales et sans préjuger du fait que si « tous les animaux sont égaux, certains le sont plus que d’autres [2] » . Un cas de figure où le pot de terre se retrouve placé sur le même plan que le pot de fer !