C’est d’un sujet douloureux que traite aujourd’hui Herodote.net : le rôle de Vichy dans la persécution des Juifs en France.
Dans un livre dense qui vient de sortir en librairie, l’historien franco-israélien Alain Michel réexamine l’idée convenue selon laquelle « un quart des Juifs de France auraient été exterminés en raison de Vichy et les trois quarts sauvés grâce à des citoyens anonymes ».
Cette idée a été diffusée par l’historien et avocat Serge Klarsfeld comme par l’historien américain Robert Paxton, auteur d’un livre fameux : La France de Vichy, 1940-1944 (Seuil, 1973).
Des certitudes remises en question
Mais Alain Michel ne se satisfait pas de ce manichéisme rassurant. Ainsi qu’il le confie dans l’introduction de son ouvrage, plusieurs observations l’ont amené très tôt à en douter.
Lui-même issu d’une vieille famille juive de Lorraine n’a entendu dans son enfance que des récits d’une grande banalité à propos de l’Occupation.
Sa famille, réfugiée dans le Sud-Ouest, a vécu cette période douloureuse ni plus ni moins mal que les autres gens de la région. Toute autre est l’histoire de son épouse, issue de juifs orientaux qui ont connu les horreurs des persécutions…
L’historien a d’autre part été amené à s’entretenir avec René de Chambrun, connu pour être un descendant de La Fayette, un neveu du président Roosevelt et surtout le gendre de Laval, vice-Président du Conseil dans le gouvernement collaborationniste de Vichy, aux côtés du maréchal Pétain.
Et qu’a dit René de Chambrun à Alain Michel ? Que Laval était certes condamnable à maints égards mais ne pouvait être taxé d’antisémitisme ! Pareille affirmation surprend quiconque connaît l’implication de Laval dans les persécutions antijuives et les rafles.
Alain Michel aurait pu se tenir à l’écart de ce terrain mouvant mais sa curiosité d’historien l’a emporté et pendant plus de deux ans, infatigable, il a mené des recherches de Yad Vashem (Jérusalem) à la Bibliothèque du Congrès (Washington).
D’une part, il a exploité les statistiques disponibles et en particulier analysé un phénomène jusque-là négligé par la plupart des historiens : l’extraordinaire différence de traitement entre Juifs d’origine étrangère et Juifs français.
D’autre part, il a analysé les notes et courriers des autorités de Vichy en lien avec la politique des autorités allemandes.
Froides statistiques
Grâce aux tables établies par Serge Klarsfeld, le bilan des persécutions est aujourd’hui bien connu des historiens. Au début de l’Occupation, la France compte environ 330.000 personnes qui peuvent être considérées comme juives.
À la Libération, quatre ans plus tard, près de 80.000 manquent à l’appel, disparus dans les camps d’extermination ou morts des suites de mauvais traitements dans les camps de détention en France même.
Si l’on en juge avec la froideur d’un statisticien, qu’observe-t-on ? Que 75% des Juifs de France ont survécu aux persécutions. En comparaison, c’est le cas de 60% des Juifs de Belgique et de moins de 25% des Juifs de Hollande.
Ces différences sont connues et l’on est tenté de les attribuer au fait que la Belgique et la Hollande ont été gouvernées en direct par les nazis après que leurs chefs politiques se fussent réfugiés à Londres.
La comparaison avec la Hongrie est également éclairante. Le gouvernement hongrois de l’amiral Horthy, bien qu’allié de Hitler, se tint à l’écart de la politique d’extermination de sorte que, jusqu’à l’occupation du pays par la Wehrmacht en mars 1944, « les sept cent mille Juifs de Hongrie représentaient la seule communauté qui n’avait pas été touchée en Europe nazie, une sorte d’îlot enclavé au milieu de territoires déjudaïsés ».
Mais notre historien ne s’en tient pas à ce constat. Comparant le sort des 135.000 Juifs étrangers et des 195.000 Juifs français, il observe que 35 à 38% des Juifs étrangers (y compris les enfants nés de parents étrangers) ne sont pas revenus des camps contre « seulement » 8% des Juifs français.
Autre fait troublant, la très grande majorité des victimes françaises ont été déportées après l’été 1943.
Que se passe-t-il à ce moment-là ? En juin 1943 arrive à Paris Aloïs Brunner, un adjoint d’Adolf Eichmann très engagé dans la mise en œuvre de la Solution finale.
Ce monstre ne va avoir de cesse dès lors de brusquer les autorités et d’intensifier la déportation des Juifs de France, de tous les Juifs.
Ainsi, quand, le 8 septembre 1943, le gouvernement italien conclut un cessez-le-feu avec les Anglo-Saxons et sort de l’alliance avec l’Allemagne, Brunner débarque aussitôt à Nice, dans la zone d’occupation italienne, et rafle les Juifs qui s’y étaient mis à l’abri. Il mène l’opération avec les SS et sans en référer à Vichy.
Prime à la xénophobie
De ces observations et de l’analyse des documents administratifs, Alain Michel en déduit que le gouvernement de Vichy a généralement tout fait pour mettre les Juifs français à l’abri des persécutions, quitte à « sacrifier » les Juifs étrangers et leurs enfants quand la pression allemande devenait trop forte !
Par exemple, lors de la rafle du Vél d’Hiv, les 16 et 17 juillet 1942, les nazis réclament au moins 40% de Juifs français et n’en obtiendront en définitive aucun.
La « protection » de Vichy s’étend aux Juifs d’origine algérienne présents en métropole, bien qu’ils aient été déchus de leur nationalité avec l’abrogation du décret Crémieux en 1940. Sans doute parce qu’ils sont malgré cela toujours ressentis comme Français.
À côté de cela, Vichy a eu le souci d’écarter les Juifs nationaux des fonctions d’influence, avec la bénédiction du maréchal Pétain, antisémite avéré. Ainsi a-t-il publié le Statut des Juifs en octobre 1940 et établi un fichier juif.
Mais il s’est opposé pendant toute la guerre au port de l’étoile jaune dans la « zone libre ». C’est le seul cas de ce type en Europe avec le Danemark. Peut-être était-ce pour éviter de confondre français et étrangers dans la même stigmatisation ?
Il a également toléré les organisations juives dans la zone sud jusqu’au tournant de septembre 1943, ce qui a pu faciliter le sauvetage des persécutés avant et surtout après cette date.
Par ailleurs, aussi longtemps qu’il l’a pu, le gouvernement a poussé les Juifs étrangers au départ, comme l’atteste la présence d’émissaires de Vichy à Saint-Domingue, le 30 janvier 1942, pour négocier avec les Américains l’accueil de réfugiés dans le cadre d’une commission intergouvernementale issue de la conférence d’Évian (1938).
Ils n’y arriveront car, pour les Américains, cela reviendrait à déroger aux lois de 1921-1924 qui établissent des quotas d’immigration par pays.
Humilité devant l’Histoire
Ces constats corroborent les thèses des historiens Léon Poliakov (Bréviaire de la Haine, 1951) et Raul Hilberg (La destruction des Juifs d’Europe, 1961) sur l’ambivalence de Vichy, aujourd’hui occultée.
Alain Michel en vient à écrire : « Vichy est certes criminel, mais il est l’élément principal qui explique comment 75% des Juifs de France ont survécu, même si, bien sûr, il n’est pas l’élément unique qui explique ce résultat. »
Si troublante qu’elle soit, cette conclusion n’exonère pas les gouvernants de Vichy de leurs crimes. Elle ne remet pas en question la déclaration du président Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, à propos de la rafle du Vél d’Hiv de 1942 : « La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux »…
Vichy et la Shoah nous oblige à plus d’humilité dans l’examen du passé et nous rappelle que l’Histoire n’est jamais ni toute blanche, ni toute noire mais toujours plus ou moins grise, selon le mot de l’historien André Kaspi.