Puisque nous en sommes à l’histoire, on ne peut pas ne pas évoquer le cas Voltaire – pour qui Dieu était déjà un horloger – et ses rapports occasionnels avec l’horlogerie.
Sans entrer dans la vie du personnage, il arriva un moment où, lui aussi, en butte avec les princes de l’Europe, finira par s’installer au calme, à Genève. Il semble avoir été un homme fort aisé, n’ayant manifestement jamais manqué de moyens ; ce qui, pour un soi-disant paria, n’est pas le moindre paradoxe.
Après moult hésitations, il choisit lui aussi de jouer les exilés de complaisance à Genève ; il y fit l’acquisition d’une demeure que nous dirons d’un standing plutôt cossu ; il se trouva à ce point satisfait de son nouveau séjour, agréablement situé dans un cadre enchanteur, qu’il le nomma « Les Délices ». Auparavant, il avait vécu cinq ans au château de « Sans-souci », la résidence de Frédéric II de Prusse. Il pensait trouver à Genève les conditions idéales pour publier librement ; l’idylle avec les Genevois s’annonçait sous les meilleurs auspices : elle sera de courte durée.
Voulant assouplir la rigueur puritaine de la société genevoise, il se mêlera d’introduire le théâtre au sein de la cité-église ; ses initiatives intempestives finirent par indisposer les autorités locales.
Résultat, il fut prié de faire son baluchon et de transporter ses pénates ailleurs ; ce qu’il fera, mais sans aller bien loin ; jamais trop prudent, il enjambe la frontière française et s’installe à Fernex – quasiment la banlieue de Genève – qui deviendra sous sa férule Ferney. Décidément bien argenté, il rachète le château du lieu qu’il embellit et agrandit en y rajoutant deux ailes. On regrettera qu’il ne l’ait pas nommé « Sam’suffit », en toute simplicité, histoire de rester dans le ton d’autosatisfaction de ses précédents pied-à-terre.
Dans la foulée, il s’attache à transformer cette bourgade campagnarde en une sorte de phalanstère social. Voulait-il narguer les édiles et la société genevoise ? Toujours est-il qu’il mettra tout en œuvre pour développer économiquement ce coin de terre française et favoriser l’éclosion d’une petite industrie locale, après avoir étendu son domaine agricole : poterie, faïencerie, tuilerie, fabrique de bas de soie, dentelles et bien sûr horlogerie…
Voltaire, devenu le patriarche de Ferney, est déjà installé depuis fort longtemps ; il reçoit tel un prince en sa Cour. La haute société libérale de l’Europe défile dans son luxueux château, où il peut faire état de ses dons brillants d’écrivain et d’homme d’affaires. En 1770, Genève est secouée par des heurts violents opposant les vieux genevois de souche aux Français, les « Natifs » ; depuis Calvin, ils n’ont cessé de s’implanter à Genève ; pour renforcer son pouvoir, celui-ci avait encouragé les huguenots qui lui étaient favorables à le rejoindre.
Par la suite, à l’occasion du massacre de la Saint-Barthélemy (1572), puis de la révocation de l’édit de Nantes (1685), d’autres huguenots viendront se réfugier par vagues successives tant à Genève que sur le versant suisse du Jura ; avec le temps, ils avaient fini par représenter un danger de dilution et de perte d’identité pour la population autochtone, qui les accusait, en outre, de voler le travail des siens.
À la suite de ces incidents, il y eut des morts et plusieurs dizaines d’arrestations parmi les Natifs. Voltaire profita des événements pour offrir l’hospitalité aux descendants des français ; il attira à lui les horlogers et leur proposa de leur fournir les moyens d’exercer pleinement leur métier en les rapatriant dans leur pays d’origine. C’est ainsi que naquit la Manufacture royale de Ferney. Laquelle n’eut jamais de royale que le nom. Cependant il réussit à rassembler autour de lui cinq cents horlogers environ (cinq mille à Genève) ; il assura lui-même la diffusion commerciale des produits… à sa façon. Durant les huit années que l’entreprise dura, il fut produit quatre mille montres par an à Ferney, soit le dixième de la production de Genève.
Une question : où Voltaire voulait-il en venir en se lançant dans ses entreprises ? Caressait-il un projet utopique, philanthropique, ou cherchait-il à se venger de Genève, dont il affirmait vouloir ruiner le commerce ? Une prétention qui doit bien faire sourire aujourd’hui sur les bords du lac Léman. Certes, c’était un touche-à-tout de génie qui s’intéressait à tout. Ne disait-il pas lui-même : « J’ai tous les goûts de l’âme » ? Même les mauvais, pourrait-on ajouter, le concernant ? Cependant, si je pose la question, c’est qu’en 1778, Voltaire fut enfin autorisé à rentrer à Paris. Il fut accueilli en héros et reçut un triomphe inimaginable pour un personnage de son vivant. Déjà très diminué par l’âge et la maladie, il mourut quelques mois plus tard, solitaire, mais comblé d’honneurs et auréolé de gloire.
Côté sombre du personnage, toute l’œuvre économique qu’il avait contribué à édifier à Ferney s’effondra du jour au lendemain. Il ne restera rien, sinon quelques montres maisons qui font encore de nos jours le bonheur des ventes aux enchères. Il semble qu’il n’ait pris aucune disposition pour assurer la continuité de son œuvre qu’il avait cédée à sa nièce (et maîtresse !) et à un neveu, l’un et l’autre assez peu motivés, comme s’il s’en était soudainement désintéressé.
Beaucoup d’horlogers retourneront à Genève, tête basse, la honte au front, non sans avoir à redouter humiliations et mesures vexatoires. Dans le combat allégorique qui l’a opposé au champion de l’Intolérance, Calvin, le champion de la Tolérance, Voltaire, a été mis KO debout par son adversaire ; il n’a rien construit de durable, il n’a rien laissé derrière lui, abandonnant à leur sort les quelques centaines de personnes et leurs familles qu’il avait placées sous sa responsabilité, dans le seul but de jouir d’une ultime reconnaissance publique et satisfaire ainsi son orgueil démesuré.
Vous aurez compris que le gentleman de Ferney, les grands donneurs de leçons et autres professeurs de tolérance de son acabit, y compris les Rousseau (fils d’horloger qui abandonna ses enfants) et les Diderot (fils d’un maître coutelier : décidément, les articles maison, cela conduit à la philosophie !), ne sont pas de mes meilleures fréquentations… C’est un autre débat.