« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? »
Le médiéviste Joseph Bédier publia en 1900 Le Roman de Tristan et Iseut, que reprennent aujourd’hui les éditions Kontre Kulture. Pour établir une histoire complète et cohérente, Bédier combina les différents récits médiévaux, fragmentaires ou ne traitant que certains épisodes, et laissa de côté certaines aventures. Ce n’est donc pas une transcription ni une traduction mais sa version de l’histoire qu’il proposait, recomposée dans un style teinté d’archaïsme et une atmosphère qui doit beaucoup à la littérature symboliste de l’époque, de même que les illustrations de Robert Engels qui l’accompagnent. « C’est un conte exquis, mais tel que le Moyen Âge ne l’a jamais connu : le Tristan d’un jongleur du XIXe siècle », écrivit un autre médiéviste, Albert Pauphilet. Jugement qui n’est pas faux, mais jugement outré.
En parallèle, il est intéressant de lire le Tristan et Iseut que publiera en 1967 René Louis, élève de Bédier mais aussi d’Henri Focillon, et qui donne une plus large part aux données « archétypales » (Le Livre de Poche). Lui aussi recompose, avec une coloration différente, des personnages moins dolents que chez Bédier. Intéressant également de se reporter à la collection « Lettres gothiques » dont un volume rassemble les poèmes français et la saga norroise (Le Livre de Poche, 1989).
Les deux récits les plus célèbres, ceux des Anglo-Normands Béroul et Thomas, datent de la seconde moitié du XIIe siècle. Les textes médiévaux avancent au bon rythme de l’octosyllabe qui a un large spectre expressif et qui, contrairement à l’alexandrin, ne mollit jamais. Joachim du Bellay conseillait au poète, dans sa Défense et illustration de la langue française (1549), de reprendre cette matière pour en faire un grand poème national : « Choisis-moi quelqu’un de ces beaux vieux romans français, comme un Lancelot, un Tristan ». Il n’a pas été suivi, mais son affectueuse appréciation reste juste : nous sommes en présence d’un de « ces beaux vieux romans français ».
Un héros aux multiples dons
Comme son nom l’indique, Tristan est un héros prédestiné à la tristesse par sa mère Blanchefleur lorsqu’elle meurt en couches. Héros orphelin, dont la geste se rapproche de celle de Thésée par certains aspects, il est également un héros rusé, comme Ulysse ou Renart, aimant à se déguiser — un coup il se fait passer pour un fils de marchand, une fois pour un jongleur, une autre pour un fou –, quitte à travestir son nom en verlan :
Donc ne semblé-je bien Tantris ?
Mettez le tris devant le tan,
Et vous y trouverez Tristan.
Si les quatre félons de l’histoire accusent Tristan de sorcellerie, c’est pure jalousie, ignorant qu’ils sont que « ce qui est du pouvoir des magiciens, le cœur peut aussi l’accomplir par la force de l’amour et de la hardiesse ». Reste que, sans être sorcier, Tristan a des liens particuliers avec la forêt sauvage (Iseut et lui se cachent au fin fond de la forêt du Morois), avec les oiseaux qu’il imite et qui viennent à son appel, et avec la chasse : il enseigne aux veneurs du roi Marc comment dépecer un cerf, il façonne l’arc « Qui-ne-faut », « lequel atteignait toujours le but, homme ou bête, à l’endroit visé ». Il est également un maître de la harpe et de l’ogam, cette écriture irlandaise faite d’encoches sur des branches : elle lui permet de communiquer en secret avec Iseut.
La guérison par les plantes... et le philtre fatidique
Du côté d’Iseut, justement, la famille n’est pas banale. Son oncle, le Morholt, est un géant au service du roi d’Irlande dont il est le beau-frère. Il vaut quatre hommes au combat et son épée est douée de sortilège. La sœur du Morholt, reine d’Irlande, connaît la pharmaceutrie, c’est-à-dire l’art magique d’utiliser les plantes, connaissance que possède aussi sa fille Iseut. Celle-ci guérit ainsi Tristan de la blessure empoisonnée que lui a infligée le Morholt avant qu’il ne le tue. Cette phytothérapie enchantée est une prérogative féminine dans la mythologie européenne.
Bien d’autres traits merveilleux parsèment le récit (des hirondelles apportent un des cheveux d’or d’Iseut, le château de Tintagel devient invisible deux fois l’an, Petit-Crû est un chien aux couleurs changeantes et le tintement de son grelot guérit le cœur de toute peine...), mais c’est évidemment le philtre d’amour que prépare la mère d’Iseut et qu’elle destine à sa fille et au roi Marc, c’est ce philtre qui joue un rôle clé dans l’histoire dès l’instant où Tristan et Iseut le boivent par mégarde. « Non, ce n’était pas du vin : c’était la passion, c’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin, et la mort », dit Bédier. La version norroise est plus explicite : le philtre « fut pour eux la cause d’une vie remplie de peines, de souffrances et de longs tourments, ainsi que d’appétits charnels et de désirs perpétuels ».
Pour désigner ce philtre, Béroul emploie lovendrin, transcription de loving drink, « boisson d’amour ». Bédier le dit fait d’herbes, de fleurs et de racines mêlées à du vin, mais n’emploie pas ce beau mot de lovendrin, qui devint dans les années 2000 le titre d’un bulletin consacré aux arts et lettres, resté confidentiel et auquel j’emprunte quelques détails non repris par Bédier : le lovendrin « était parfaitement limpide ; les ingrédients n’y transparaissaient pas ». Pour Béroul, l’effet du philtre était de trois ans. Beigbeder connaissait-il ce détail quand il écrivit L’Amour dure trois ans ? À ce sujet paraît ces jours-ci, de Michel Zink : Tristan et Iseut – Un remède à l’amour (Stock), sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.
Dans L’Amour et l’Occident (1939), Denis de Rougemont a mis en évidence l’importance de ce mythe de l’amour passion et destructeur dans l’imaginaire européen où il se frotte et se heurte à la conception chrétienne de l’amour. Toute la question de la responsabilité des amants traverse le livre – puisqu’ils ont bu le lovendrin sans le savoir – et Iseut, lorsqu’ils ont décidé de se séparer après des mois de vie en cavale, avoue à Frère Ogrin, le saint ermite qui vit dans la forêt du Morois : « Je ne vivrai plus ainsi. Je ne dis pas que je me repente d’avoir aimé et d’aimer Tristan, encore et toujours ; mais nos corps, du moins, seront séparés. »
Mille et une aventures
Si l’amour est le fil conducteur, il y a, comme dans tout bon récit médiéval qui se respecte – « La matière de ce conte est si belle et si diverse » – de l’aventure avec un combat contre un dragon, des traques, des rebondissements, d’imbuvables félons dont la hargne ne connaît jamais de repos – le nain magicien Frocin est un modèle du genre, c’est l’anti-Ogrin – mais, rassurez-vous, ces méchants ne l’emporteront pas en paradis... Le roi Arthur et ses chevaliers passent « en voisins » pour être témoins de l’ordalie qui innocente Iseut grâce à l’équivoque que celle-ci inclut dans son serment ; au XIIIe siècle, un long récit, le Tristan en prose, amalgamera Tristan à la geste arthurienne.
L’un des intérêts du mythe est de nous présenter des personnages bien campés, jusqu’à celui de Marc, roi de Cornouailles, qui, dans ses tergiversations qui vont de la colère à la pitié en passant par le sadisme (lorsqu’il livre Iseut la Blonde à cent lépreux, vengeance plus délectable que de la brûler vive), est un personnage complexe, même si le Marc de Bédier est influencé par celui de Wagner, plus « solennel et magnanime » (dixit René Louis) que celui des textes médiévaux. La seconde Iseut, Iseut aux blanches mains qu’épouse Tristan, est moins falote qu’il n’y paraît et sa jalousie va provoquer le dénouement final au delà de ses vœux. Mais j’en ai assez dit. « Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaire d’éviter les trop longs récits. »
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