J’ai donnée une interview au site FigaroVox, réalisée par Alexandre Devecchio, sur l’article d’Éric Zemmour dans Le Figaro-Magazine, le souverainisme, et au-delà les problèmes d’identité et de religion.
La controverse qui vous oppose à Éric Zemmour met en lumière le clivage entre souverainisme social et souverainisme identitaire. Ce clivage vous semble-t-il pertinent ?
Je le dis d’emblée : non. La question de l’identité est parfaitement légitime. Elle fonde l’une des sensibilités du mouvement souverainiste. Fernand Braudel avait d’ailleurs écrit un fort beau livre sur ce sujet : L’identité de la France. Mais, en véritable historien, il montrait comment s’était construite, progressivement, dans les joies et dans les drames, cette identité. Bien avant lui, au XIXè siècle, François Guizot, un autre historien mais aussi plus connu comme ministre de Louis-Philippe, montrait comment les luttes sociales, construisant des « espaces de souveraineté » avaient produit des institutions, et comment ces institutions avaient permis d’autres combats pour la souveraineté, combats qui ont façonné l’identité française.
Ce qui me sépare d’Éric Zemmour, c’est la réduction de l’identité, qui est un concept politique, émotionnel aussi, et qui est enraciné dans une histoire, à l’ethnie. Ce type de position est en réalité complètement contradictoire avec le principe de souveraineté, qui repose sur une notion politique du « peuple ». Vouloir diviser ce « peuple » pour des raisons ethniques ou raciales revient à nier la souveraineté. Le fantasme de la pureté a toujours engendré des monstres, qu’il s’agisse de la pureté ethnique, de la pureté religieuse, ou de la pureté politique. C’est pourquoi la position de Zemmour n’est pas, comme il le croit ou il affecte de la croire, un souverainisme « identitaire », qui est une sensibilité légitime au sein des sensibilités souverainistes, mais un anti-souverainisme. Cette réduction de l’identité à l’ethnie ouvre la voie aux délires malsains du « pan-européisme », délires qui – il faut le dire – sont parfaitement compatibles avec l’idéologie de l’Union européenne actuelle.
C’est d’ailleurs nier les capacités intégratrices du peuple français, quand il est souverain. Que cette intégration soit aujourd’hui très difficile, qu’il faille probablement arrêter temporairement l’immigration, et en tous les cas certainement la réglementer plus strictement est un fait, mais un fait conjoncturel. Il faut en permanence se poser la question des conditions économiques, sociales et politiques de l’intégration, et ajuster les flux en conséquence. Que l’immigration de masse ait été aussi voulue par les grandes entreprises qui, dans les années 1960 et 1970 voulaient reconstituer la fameuse « armée de réserve du Capital » dont Marx parlait pour pouvoir limiter la hausse des salaires réels est aussi un fait.
Mais, la réduction de l’identité à l’ethnie aboutit à la négation de la souveraineté. Et c’est bien cela que je reproche à Éric Zemmour. En défendant une vision ethnique, et il faut bien l’avouer en définitive raciale, de la souveraineté, Eric Zemmour trahit et défigure le souverainisme. Il trahit même l’idée de la souveraineté.
D’un point de vue purement stratégique, la focalisation sur l’euro et les questions sociales n’est-elle pas une erreur. Votre analyse ne souffre-t-elle pas d’un biais économiciste ?
Mon analyse n’est nullement focalisée sur l’euro, et mes récents livres, qu’il s’agisse de Souveraineté, Démocratie, Laïcité ou de celui co-écrit avec Bernard Bourdin, Souveraineté, Nation, Religion, montrent bien que je cherche à englober les différents aspects de la souveraineté, et donc du souverainisme. Mais, il ne vous aura pas échappé que je suis aussi, et même surtout, un économiste. J’ai donc butté sur cette question de l’euro, qui est fondamentale.
Elle l’est non pas tant seulement en raison des conséquences économiques qu’implique l’euro, et qui sont importantes. Imaginons que nous ayons une croissance de 2,5 % et non de 1,1 %, ce qui serait le cas si nous étions sortis de l’euro, les marges de manœuvres pour réussir l’intégration des populations d’origine étrangère seraient bien plus importantes. Mais, l’euro est aussi un mode de gouvernance global. On l’a constaté avec le drame de la Grèce depuis 2011. Ce mode de gouvernance tend à produire une société profondément anti-démocratique et exerce ses conséquences bien au-delà de l’économie, dans le domaine social mais aussi dans le domaine culturel. L’euro est en réalité le point crucial de l’application à la France de la globalisation financière. Et c’est en cela qu’il est un problème global, et pas seulement un problème économique. Le sentiment de perte d’identité, qui est à la base du souverainisme identitaire, s’enracine dans les conséquences institutionnelles de la mise en place de l’euro. Que peut signifier l’intégration si l’on ne sait pas à quoi on doit s’intégrer ?
Au-delà de ces réalités la présentation de la question de l’euro et de sa résolution peuvent naturellement varier au sein des forces du camp souverainiste. La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon a choisi l’articulation entre un plan A et un plan B. On voit bien que les probabilités que nos partenaires acceptent le plan A sont des plus restreintes. Cela laisse le plan B, et la sortie de l’euro, comme la seule option réaliste. Je n’ai pas le sentiment que cette articulation ait le moins du monde freiné l’ascension de Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne du 1er tour. On pouvait aussi choisir de ne pas faire de cette question le centre de la campagne. Mais, quand on a un programme qui reflète largement la sensibilité du souverainisme social, il est difficile de ne pas parler de la question de l’euro, ni de celle de la mondialisation. Je constate que cela n’a pas empêché Marine le Pen de faire plus de 21 % au 1er tour. Et, il faut rappeler qu’elle était donnée par les différends instituts de sondage au-dessus de 40 % dans la première semaine de la campagne du 2ème tour.
Ce qu’il ne fallait pas faire, c’était donner l’impression que l’on voulait cacher cette question comme s’il s’agissait d’une question honteuse. Ce qu’il ne fallait pas faire, c’était de plus tenter de cacher cette question derrière un discours extrêmement complexe, l’articulation entre une monnaie nationale et une monnaie commune, en affectant de croire qu’il pouvait y avoir une solution de continuité entre l’euro « monnaie unique » et la monnaie commune. C’était la position de Nicolas Dupont-Aignan, et ce fut la position, dans la deuxième semaine du second tour de Marine le Pen. Cette position allait à une catastrophe évidente. D’abord parce qu’elle est économiquement fausse. Il est impossible de passer logiquement d’une monnaie unique à une monnaie commune. Ensuite, parce que l’articulation entre deux monnaies est toujours quelque chose de très complexe, sauf à admettre que la monnaie « commune » ne soit qu’une unité de compte. Nicolas Dupont-Aignan et Marine le Pen n’avaient pas les connaissances en économie pour l’expliquer. Non que je veuille que le candidat soit nécessairement un économiste, mais il faut savoir que si l’on entre dans la technique de la chose, alors les compétences économiques sont requises. Le résultat fut la catastrophe à laquelle on a assisté.
Un candidat à la présidence doit se situer à un autre niveau, il doit faire de la politique, tracer des perspectives pour la France, et il doit éviter de tenir un discours naturellement anxiogène. Si Marine le Pen s’était contentée de dire que l’euro provoquait des désordres multiples dans l’économie de la France, mais aussi de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal, ce qui est facilement démontrable, qu’il était un mode de gouvernement contradictoire avec les règles élémentaires de la démocratie, ce qui est aussi facilement démontrable, elle aurait pu se retrancher derrière le nécessaire silence sur les moyens qu’il convient à un futur chef de l’État d’adopter afin de ne pas compromettre la logique de la négociation ultérieure et de pouvoir prendre toutes les mesures nécessaires en cas de sortie de l’euro.
L’insécurité physique et culturelle des classes populaires de la France périphérique ne doit-elle pas, elle aussi, être prise en compte ?
L’insécurité physique concerne tous les français, mais aussi les résidents étrangers sur notre sol. C’est une évidence. Et c’est pourquoi le premier des droits est celui de toute personne à aller où elle veut sans risque d’agression. Mais, cette insécurité physique ne saurait fonder une démarche identitaire, justement parce qu’elle concerne tous les habitants de certains quartiers. La question de l’insécurité culturelle est elle un des points qui peuvent fonder une démarche identitaire, et cela d’autant plus que dans certains cas, elle se double d’une insécurité physique spécifique. C’est là que se trouve en réalité la dérive communautariste, quand on refuse la culture commune et que l’on cherche à imposer, par la violence, les règles de sa communauté spécifique.
Il faut analyser ce qui produit cette insécurité culturelle. En fait, au cœur de l’identité française on trouve une culture commune, certes déclinée de manière différente suivant les classes de revenus ou les classes sociales et les régions, mais dont l’unité ne saurait être mise en doute.