Éric Zemmour vient de publier dans Le Figaro Magazine du 12 mai son analyse de l’élection présidentielle [1]. Elle est simpliste, mais c’est son droit. Il me met en cause, sans toutefois tomber dans le saut, on dirait le baquet, d’un article du Monde – aux relents antisémites comme cela fut remarqué [2] – qui fut publié peu avant le premier tour.
Venons-en aux faits. Je suis accusé de « gérer le cerveau de Florian Philippot ». Diable ; Mme Bacqué m’accusait déjà de gérer celui de Vladimir Poutine [3]. Cela fait beaucoup pour un seul homme. Outre que ce n’est guère flatteur pour MM. Poutine et Philippot, qui se voient déniés toute autonomie intellectuelle, ce n’est simplement pas sérieux. On peut craindre que l’habitude des « talk show » auxquels il a beaucoup participé n’ait eu des effets délétères sur Éric Zemmour, comme celui de préférer la formule que l’on retiendra à la profondeur de l’analyse. D’autant que je me suis exprimé aussi sur la question de la laïcité, et sur celles des « signes religieux », que ce soit sur mon carnet ou dans mes livres [4]. Éric Zemmour préfère la formule à la substance, mais de plus il ne lit plus. Et c’est fort dommage. Cela fait des années que j’ai élargi mon analyse des problèmes de la souveraineté, des questions économiques – et donc de la question de l’euro – aux questions politiques et philosophiques. Sur le fond, la thèse que soutient Éric Zemmour n’est pas nouvelle : le choix d’un souverainisme dit « identitaire » contre un souverainisme social. Mais, ce choix enferme le souverainisme dans les marges de la politique française.
Le souverainisme est en effet clairement traversé non par deux, comme le signalait Alexandre Devecchio, mais par trois courants. Le premier est le souverainisme social. Il s’enracine dans le constat que tout progrès social implique que la communauté nationale soit souveraine, qu’il ne peut y avoir de progrès social sans une économie qui ne soit tournée vers le plus grand nombre et non vers l’accroissement de la richesse des plus riches. Il analyse le présent état de fait comme le produit des règles de la mondialisation et de la globalisation financière, dont la monnaie unique, l’euro, est le point d’articulation au sein de l’Union européenne. C’est pourquoi il s’attaque à cet état de fait et réclame « au nom du peuple », et plus exactement au nom des travailleurs qu’ils aient un emploi ou qu’ils en soient privés, le retour à une souveraineté monétaire s’inscrivant dans le retour global à une souveraineté politique.
Le deuxième courant est le souverainisme politique. Ses racines vont au plus profond de l’histoire de la France. Sa préoccupation est celle de l’État souverain, comme représentant du peuple (depuis 1789). Ce courant analyse la construction de l’Union européenne non pas comme un processus de délégation de la souveraineté mais comme un processus de cession de la souveraineté. Or, cette dernière ne peut exister. Il en déduit la nature profondément anti-démocratique du processus européen. Il note que cette nature s’est révélée dans le traitement réservé par les institutions de l’Union européenne et de la zone euro à la Grèce. Ce souverainisme politique, qui fut incarné par Philippe Seguin ou Marie-France Garaud, s’est exprimé avec force en Grande-Bretagne avec le référendum sur le « Brexit ». Ce souverainisme politique est logiquement l’allié du souverainisme social.
Le troisième courant incarne ce que l’on peut appeler un souverainisme identitaire. Partant d’une réaction spontanée face à la remise en cause de la culture, tant dans sa dimension « culturelle » au sens vulgaire, que dans ses dimensions politique et cultuelle, il est à la fois très vivace et très fort, mais aussi bien moins construits que les deux premiers courants. Il peut dériver vers des thèses xénophobes, voire racistes. Mais, il se pose aussi des questions qui sont les mêmes que celles du souverainisme politique.
Opposer ces courants et faire le choix de la thématique identitaire, cela revient à évacuer ce que le souverainisme contient de réellement critique vis-à-vis du système. Car, le souverainisme identitaire n’est nullement incompatible avec l’ordre des choses tel qu’il existe, avec l’Union européenne, avec le néo-libéralisme. Le souverainisme social et le souverainisme politique, eux, portent une critique radicale de ce même ordre des choses. Dès lors, on voit bien le jeu conservateur se révéler, tant idéologiquement que politiquement. Dans les grandes manœuvres qui s’annoncent pour le dépeçage du FN, certains rêvent de le voir revenir à la position de supplétif de la droite traditionnelle, ce qui est d’ailleurs exactement le rêve de Macron qui lui espère qu’un FN retourné à sa ligne identitaire stérilisera une partie des voix de la droite, lui laissant politiquement le champ libre pour mener à bien sa propre recomposition. C’est à ce rêve qu’Éric Zemmour vient d’apporter sa contribution, qu’il en ait conscience ou non.
Macron a besoin d’un FN qui (re)devienne sa propre caricature pour donner de la crédibilité au piège de la diabolisation dans lequel il a déjà enfermé une fois les français. Les européistes ne peuvent que souhaiter une telle évolution qui entraînerait la pérennisation de la coupure radicale entre les souverainistes. Car, ce que craignent par dessus tout, les soutiens de Macron représentant moins d’un quart des français (24 %), c’est que les souverainistes ne prennent conscience du fait qu’il sont la majorité. Les souverainistes, eux, ont rassemblé explicitement plus de 47 % des suffrages lors du premier tour de la présidentielle. Ils l’ont fait sur des positions claires et cohérentes. Et si Marine le Pen a fait une faute, c’est bien en abandonnant cette cohérence, que ce soit sur l’âge de la retraite ou sur l’euro, à la veille du second tour, et en cédant à une inutile agressivité lors du débat télévisé qui a compromis le long travail de dédiabolisation.