Depuis dix ans, les étrangers en situation irrégulière peuvent se faire soigner gratuitement en France grâce à l’Aide médicale d’Etat (AME). Mais le coût du dispositif explose. Afin de comprendre pourquoi, Le Figaro Magazine a enquêté auprès des médecins, des hôpitaux et des pharmaciens. Et fait réagir les associations.
Une enquête sur l’Aide médicale d’Etat ? Sauve qui peut ! Dans les ministères, les administrations, les associations humanitaires, la simple évocation de ce dispositif qui permet aux étrangers en situation irrégulière de se faire soigner gratuitement déclenche une poussée d’adrénaline. « Le sujet est explosif ! s’étrangle un haut fonctionnaire qui connaît bien le dossier. Vous voulez vraiment envoyer tout le monde chez Marine Le Pen ? » La ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, a pris la mesure de l’hypersensibilité du dossier lorsqu’elle a timidement évoqué devant les parlementaires, en juillet, l’idée de faire acquitter aux bénéficiaires de l’AME une contribution forfaitaire de 15 à 30 euros par an. Les associations ont aussitôt accusé Mme Bachelot de vouloir grappiller quelques euros sur le dos des damnés de la terre.
Silence gêné à Bercy, où l’on prépare un tour de vis sans précédent sur le train de vie de la nation : « coup de rabot » sur les niches fiscales, suppressions de postes de fonctionnaires, déremboursements de médicaments... Mais toucher à l’AME n’est tout simplement pas prévu au programme de la rigueur. Le projet de budget pour 2011 prévoit même une augmentation de 10 % !
Depuis deux ans, la facture de la couverture médicale des sans-papiers s’envole. Son rythme de progression est trois à quatre fois supérieur à celui des dépenses de santé de tout le pays : + 13 % en 2009 (530 millions d’euros pour 210.000 bénéficiaires) et encore + 17 % au début de cette année. De toute évidence, l’enveloppe de 535 millions d’euros prévue en 2010 sera largement dépassée. Pour l’an prochain, ce sont 588 millions d’euros que Bercy a mis de côté pour l’AME. Soit, à peu de chose près, le montant des recettes fiscales que le gouvernement veut récupérer sur les mariés/pacsés/divorcés, ou encore le coût global du bouclier fiscal, qui fait tant couler d’encre.
Afin d’y voir plus clair, les ministères de la Santé et du Budget ont commandé un nouveau rapport à leurs services d’inspection. L’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’Inspection générale des finances (IGF) ont déjà planché à deux reprises, en 2003 et en 2007, sur les nombreuses dérives de l’AME et ont émis des recommandations qui ont été partiellement suivies par les pouvoirs publics... des années plus tard. Ainsi, il a fallu attendre cette année pour que les attestations d’AME soient plastifiées et comportent la photo du titulaire.
Pourquoi tant de gêne ? Echaudé par la séquence « identité nationale » et l’affaire des Roms, le gouvernement n’a visiblement aucune envie d’exacerber le ras-le-bol d’une opinion publique déjà exaspérée par la montée de la délinquance. Inutile non plus d’agiter un nouveau chiffon rouge sous le nez des associations, déjà très énervées par le projet de loi Besson sur l’immigration.
Ces dernières sont sur le pied de guerre, déterminées à défendre jusqu’au bout l’accès aux soins gratuit et sans restriction des sans-papiers. « Au nom d’une certaine idée de la France », martèle Pierre Henry, le président de France Terre d’asile, mais aussi parce qu’« il s’agit d’une question de santé publique » face à la recrudescence d’épidémies. Excédé qu’« on se serve de quelques cas particuliers pour faire des généralités » et jeter l’opprobre sur l’AME, Pierre Henry réfute toute idée de ticket modérateur : « Quand vous n’avez pas de ressources, chaque centime d’euro compte. Quand vous vivez dans une précarité extrême, il n’y a pas de médecine de confort. » La Cimade, association protestante très active auprès des sans-papiers, somme les pouvoirs publics de ne pas « stigmatiser encore un peu plus les étrangers ».
Il n’empêche, les députés de droite, plusieurs fois lâchés en rase campagne sur l’AME par les gouvernements en place, ont l’intention de revenir à la charge. Au front, comme souvent sur les questions d’immigration, les députés UMP Claude Goasguen et Thierry Mariani n’entendent pas céder au « terrorisme intellectuel autour de ce dossier ». A l’occasion de la discussion budgétaire, ces jours-ci, ils veulent ferrailler pour obtenir une « redéfinition des soins » éligibles à l’AME. En clair, réserver le dispositif aux soins d’urgence. « Il y a une vraie exaspération sur le terrain. Chacun doit maintenant prendre ses responsabilités », préviennent ces deux élus.
Pour la première fois, les parlementaires pourraient rencontrer le soutien de la communauté médicale. Car médecins, pharmaciens, infirmières et même certains militants associatifs commencent à dénoncer un système sans limite ni contrôle, parfois détourné de son objectif initial, voire carrément fraudé.
C’est Laurent Lantieri qui, le premier, a mis les pieds dans le plat. Dans un entretien à L’Express publié début septembre, le grand spécialiste français de la greffe du visage a confié son agacement de voir les principes du service public « dévoyés » avec l’AME. « Soigner les étrangers en cas d’urgence ou pour des maladies contagieuses qui pourraient se propager me paraît légitime et nécessaire, prend-il soin de préciser. En revanche, je vois arriver à ma consultation des patients qui abusent du système. » Et de raconter l’histoire de cet Egyptien qui avait eu le doigt coupé bien avant de s’installer en France et demandait « une opération de reconstruction », prétextant qu’il n’avait pas confiance dans la médecine de son pays. « En réalité, poursuit le chirurgien, ce monsieur s’était d’abord rendu en Allemagne, mais il jugeait bien trop élevée la facture qu’on lui avait présentée là-bas. Une fois en France, il avait obtenu l’AME et il estimait avoir droit à l’opération ! » Ce que Laurent Lantieri lui refusa.
Du tourisme médical aux frais du contribuable ? Claudine Blanchet-Bardon n’est pas loin de le penser. Cette éminente spécialiste des maladies génétiques de la peau voit parfois débarquer à sa consultation de l’hôpital Saint-Louis des patients AME venus du bout du monde exprès pour la voir. « Je vais vous dire comment ça se passe, confie-t-elle. Ils tapent le nom de leur maladie sur internet au fin fond de la Chine, tombent sur mon nom parmi d’autres et découvrent qu’en France, ils peuvent se faire soigner gratuitement. Ils arrivent clandestinement ici, restent tranquilles pendant trois mois et débarquent à ma consultation avec leur attestation AME, accompagnés d’un interprète. L’interprète, accompagnés d’un interprète. L’interprète, lui, ils le payent. » Le coût des traitements au long cours de ce type d’affection se chiffre en dizaines de milliers d’euros par an.
Avec certains pays proches comme l’Algérie, l’affaire est encore plus simple. Un cancérologue raconte, sous le couvert d’anonymat : « Nous avons des patients qui vivent en Algérie et qui ont l’AME. Ils viennent en France régulièrement pour leur traitement, puis repartent chez eux. Ils ne payent que l’avion... »
De plus en plus de médecins réclament un « véritable contrôle médical lors de l’attribution de l’AME ». Ou, au moins, un accord de la Sécu avant d’engager certains soins. Car, à la différence de l’assuré social lambda, le bénéficiaire de l’AME n’a nul besoin d’obtenir une « entente préalable » avant d’engager des soins importants. C’est ainsi que des femmes sans-papiers peuvent faire valoir leurs droits à des traitements d’aide médicale à la procréation. « Pur fantasme ! » s’insurgent les associations. « Elles ne sont pas très nombreuses, mais on en voit... » répond une infirmière d’une grande maternité de l’est de Paris, choquée que « la collectivité encourage des femmes vivant dans la clandestinité et la précarité à faire des enfants ». Chaque tentative de fécondation in vitro (FIV) coûtant entre 8000 et 10.000 euros, la question mérite effectivement d’être posée.
Le député Thierry Mariani n’en finit pas de citer cet article paru il y a deux ans et demi dans Libération* qui raconte l’histoire incroyable d’un couple de Camerounais sans-papiers qui voulait un enfant. Monsieur est « séropositif, il a deux autres femmes et sept enfants au Cameroun ». Suivi en France pour son sida, il vient de se marier pour la troisième fois, mais sa jeune femme « n’arrive pas à être enceinte » et « s’est installée dans la banlieue parisienne depuis qu’elle a décidé de tenter une FIV. (...) Sans papiers, elle est en attente de l’Aide médicale d’Etat ». Les médecins étaient, paraît-il, « perplexes » face à cette demande, mais ils finiront par y accéder.
A l’heure où les hôpitaux croulent sous les déficits, « cette distribution aveugle de l’AME », selon le mot de Mme Blanchet-Bardon, finit par excéder les praticiens hospitaliers, « coincés entre leur devoir de soignant et les limites de la solidarité nationale ».
Pierre Henry, de France Terre d’asile, balaie les allégations de tricheries : « S’il y a des abus, les premiers coupables sont les médecins. » Mais le corps médical renvoie, lui, vers la Caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM) qui délivre le précieux sésame. « Nous, on est là pour soigner, pas pour vérifier les attestations AME », souligne un médecin urgentiste.
Le problème est que la CPAM ne fait elle-même qu’appliquer des textes d’une extrême légèreté, les seules conditions requises pour obtenir l’AME étant trois mois de résidence en France et des ressources inférieures à 634 euros par mois. Les demandeurs étant clandestins, le calcul des ressources relève de la fiction. « Nous prenons en compte les ressources au sens large : il s’agit plutôt des moyens de subsistance », explique un travailleur social, qui concède n’avoir aucun moyen de vérifier les dires du demandeur.
En l’absence de données fiables, la situation des bénéficiaires de l’aide médicale est l’objet de vastes débats. Pour les associations, « l’extrême précarité » des immigrés clandestins justifie pleinement leur prise en charge totale par la solidarité nationale. Une affirmation qui doit être quelque peu nuancée. Selon une enquête réalisée en 2008 par la Direction des études du ministère des Affaires sociales (Drees) auprès des bénéficiaires de l’AME résidant en Ile-de-France, « près de 8hommes et 6femmes sur 10 travaillent ou ont travaillé en France ». Il s’agit essentiellement d’emplois dans le bâtiment, la restauration et la manutention pour les hommes, de ménage et de garde d’enfants pour les femmes.
L’hôpital représente un peu plus des deux tiers des dépenses AME, le solde relevant de la médecine de ville. Très souvent refusés par les praticiens libéraux en secteur II (honoraires libres), ces patients fréquentent assidûment les centres médicaux des grandes villes où toutes les spécialités sont regroupées. « Comme c’est gratuit, ils reviennent souvent », soupire une généraliste qui se souvient encore de la réaction indignée d’une de ses patientes, tout juste régularisée, à qui elle expliquait qu’« elle allait dorénavant payer un peu pour ses médicaments, et que pour (eux) aussi, c’était comme ça... ».
Aucun soignant - ni aucun élu d’ailleurs - ne remet en cause l’existence de l’AME ni sa vocation dans la lutte contre la propagation des épidémies, notamment de la tuberculose, en pleine recrudescence. Dans l’est de Paris, une épidémie de gale qui avait frappé un camp d’exilés afghans l’an dernier a pu être éradiquée efficacement grâce à l’aide médicale. Mais c’est la gratuité généralisée des soins qui choque un nombre croissant de médecins et de pharmaciens.
Dans cette officine proche d’une gare parisienne, on voit défiler chaque jour une dizaine de clients avec une attestation AME. « Pour la plupart, c’est de la bobologie : aspirine, sirop... » raconte la pharmacienne, qui vérifie avec soin les documents présentés. « La paperasserie, c’est l’horreur. Les attestations papier sont tellement faciles à falsifier. »Parfois, la clientèle AME est plus nombreuse, comme dans ce quartier du Xe arrondissement de Paris où les bobos cohabitent avec une forte population immigrée. « Sur 60ordonnances par jour, je fais une vingtaine d’AME », raconte la gérante d’une pharmacie. Dans le lot figurent presque à chaque fois deux ou trois trithérapies (traitements anti-sida) et autant de Subutex (traitement de substitution à l’héroïne). « Le reste, poursuit-elle, ce sont généralement des traitements pour les petites maladies des enfants, des gouttes, des vitamines, car nous avons une forte communauté asiatique dans le quartier. »
Les pharmaciens sont particulièrement vigilants sur le Subutex, objet de tous les trafics. Même si la Sécu veille au grain, il est bien difficile d’empêcher un patient muni de son ordonnance de faire la tournée des pharmacies pour se fournir en Subutex avant de le revendre. Le tout sans débourser un euro. Il y a deux ans, un vaste trafic de Subutex, via l’AME, a été démantelé entre la France et la Géorgie. « L’AME, c’est une pompe aspirante », insiste un autre pharmacien, las de distribuer toute la journée gratuitement des médicaments de confort et des traitements coûteux à « des gens qui n’ont en principe pas de papiers en France, alors que les petites dames âgées du quartier n’arrivent pas à se soigner ».
Sur le terrain, l’explosion des dépenses a été ressentie par tous. Et chacun a son explication. Pour les associations, c’est le résultat de la politique anti-immigration du gouvernement. Le durcissement du droit d’asile aurait rejeté dans la clandestinité un nombre plus élevé d’exilés. En outre, les sans-papiers, craignant plus que jamais d’être interpellés, attendraient la dernière minute pour aller se faire soigner. « De plus en plus de patients arrivent chez nous dans un état de santé extrêmement délabré », souligne-t-on à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), dont les 45 établissements ont vu leur facture AME grimper de 16 % l’an dernier (à plus de 113 millions d’euros). Des soins plus complexes et des durées de séjour plus longues font flamber les coûts.
Les travailleurs sociaux ont aussi noté depuis le printemps 2009 un afflux d’immigrants d’Europe de l’Est et de l’ex-Union soviétique : des Roumains et des Bulgares (souvent des Roms), mais aussi des Tchétchènes, des Kirghiz, des Géorgiens, et même des Russes. Les associations sont débordées par ces arrivées de familles entières. « On ne va pas pouvoir accueillir tout le monde », soupire Geneviève, permanente dans un centre d’accueil pour étrangers, qui se souvient d’un Roumain arrivé en France il y a peu, avec pour seul bagage un petit bout de papier sur lequel son passeur avait écrit : « Ici boire manger dormir argent. »