Lorsque je l’ai découvert, avec quelques années de retard, j’ai bien aimé le Dantec de 1996, celui des « Racines du mal ». Je n’étais pas d’accord avec tout. Mais bon. Disons que ça se tenait. Quelqu’un osait dire qu’Auschwitz ne devrait pas avoir de nom, sous-entendre qu’après les guerres du Rwanda et de Yougoslavie, la miterrandie devait fermer sa gueule – et même, ultime provocation, avouer qu’Andreas Schaltzmann, le tueur désorganisé des « Racines du mal », n’était jamais que le lampiste d’autres tueurs, extrêmement bien organisés ceux-là, et dont le passe-temps favori consistait à faire des maths (lisez le bouquin si vous ne comprenez pas). C’était intéressant.
Le Dantec de 1999 se fit tatouer le symbole de l’OTAN sur l’épaule pour commémorer le bombardement de la Serbie, et déjà j’aimais beaucoup moins. Milosevic était un dictateur, entouré d’une coterie d’arrivistes, mais ça ne justifiait pas qu’on bombarde le peuple serbe. Au reste, comme on pouvait s’y attendre, la coalition a fait du Kosovo un véritable concentré de délire multiculturaliste, une sorte de foutoir transnational modèle réduit, avec épuration ethnique et expansionnisme islamo-wahhabite intégré. On attend toujours le mea culpa de l’atlantiste MgD, à ce propos.
Pourtant, le Dantec de 2005 continuait à m’intéresser, pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’à une époque où BHL passe pour un philosophe et Sarkozy pour un homme d’Etat, on n’a pas les moyens d’être regardant. La deuxième, plus sérieuse, était que Dantec, tout occupé à promouvoir le choc des civilisations, avait tout de même cette qualité : lui, au moins, confessait qu’il ne s’agissait, en réalité, que d’un choc des barbaries. Et puis la troisième (pardon pour ce microscopique délit d’initié), c’était que je savais, pour des raisons sur lesquelles je ne m’appesantirai pas, ce que ce neocon-pas-si-con-que-ça pensait de la ligne kouchnéro-compatible de certains de ses ex-compagnons de route. Compagnons que j’ai moi aussi fréquentés, et qui m’ont beaucoup appris.
Là encore, c’était intéressant.
Et pour ceux qui ne comprennent pas ce qui était intéressant, lisez Sun-Zi, que voulez-vous, je ne peux pas tout faire à votre place…
Le Dantec de 2009, lui, a cessé de m’intéresser.
Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il n’est plus hors du système de représentation. Il est hors de la réalité. Ce n’est pas la même chose.
Une des meilleurs manières de perturber une machine est d’en devenir un rouage, puis de tourner juste un peu plus vite, ou un peu plus lentement, que le bon fonctionnement de l’ensemble ne le voudrait. Dévier très légèrement de sa course programmée. Juste assez pour freiner la machine. Pour l’obliger à sortir des produits finis pas tout à fait finis. Dévier juste assez pour révéler que la machine calibre ses produits. Introduire, dans le vernis, la petite craquelure qui révèle ce qu’il y a sous le vernis. Obliger peu à peu la machine à penser ce qu’elle affecte de dire. Lui faire dire ce qu’elle ne voudrait pas dire. Injecter, dans le machinal, une dose de conscience supérieure d’un epsilon à ce que la machine peut avaler sans recracher. Malin. Devenir un signe sur la carte, pour changer le sens de la carte. Habile.
Le problème, c’est que ça ne fonctionne que si la conscience qu’on injecte est une conscience du réel. De ce qui est. Pas de ce qu’on fantasme. Si le signe sur la carte ne renvoie pas à la réalité, alors il n’est pas signifiant. C’est un coup de canif dans le plan. Pas un indice pour décoder le plan. Un jeu de mots, et pas du sérieux. Pire encore : à force d’être insignifiant, le signe ne se lit plus sur la carte. Il en sort.
Dans un texte récemment publié sur Ring, « LES DERNIERS HOMMES LIBRES », Maurice G. Dantec nous affirme que :
« Aux États-Unis et à Israël, il faut en effet ajouter les Cantons suisses qui ont voté contre l’invasion, une demi-douzaine de pays européens où la tension anti-islamique ne fait que s’intensifier chaque jour que Dieu fait, l’Inde, berceau de notre civilisation, la nation australienne, qui a déjà pris ses dispositions contre les adeptes de la sharia, tout comme le Canada, sans parler du peuple russe, qui ne s’en laisse pas conter et subit déjà les rétorsions des hérétiques de la Mecque, ou des hérétiques de ces derniers, en provenance de Téhéran. »
Peut-on faire remarquer à MgD que…
Le président des USA (je n’ai pas dit le président américain) a déclaré récemment, lors d’un discours au Caire : « Nous nous rencontrons à un moment de tension entre les Etats-Unis et les musulmans à travers le monde (…) Je suis venu ici pour déclencher un nouveau départ (…) fondé sur l’intérêt commun et le respect mutuel. L’Amérique et l’islam ne doivent pas s’exclure, ne doivent pas être en compétition. » Cerise multiculturelle sur le gâteau mondialiste, Barack Obama a ensuite rappelé les liens qui unissent les Etats-Unis à l’islam et au monde musulman, faisant référence à son histoire personnelle (son père, citoyen kenyan, était musulman). Et il a conclu sur un sonore : « l’islam fait partie intégrante de l’Amérique. » Navré de faire remarquer à ce bon monsieur Dantec que l’Onusie et les USA, désormais, sont deux visages du même monstre (au point, d’ailleurs, que Barack Obama peut présider indifféremment l’Amérique et le Conseil de Sécurité de l’ONU).
L’Inde n’est pas le berceau de notre civilisation, mais une branche distincte de la famille des peuples indo-européens. Je n’avais pas remarqué que le système de castes hindou était à l’origine de la variante nord-américaine de la civilisation européenne, variante dont MgD se réclame avec une louable constance. Cela m’avait échappé.
Il y a une petite nuance entre la situation des cantons suisses et celle de l’Etat d’Israël : les Suisses autochtones ont demandé aux musulmans de ne pas revendiquer de souveraineté politique au sein d’un Etat-nation où, par ailleurs, les citoyens peuvent librement pratiquer leur religion sans que cela n’affecte leur statut (c’est évidemment le sens du vote suisse - rappelons que l’affaire est partie d’une construction de minaret demandée par les Loups Gris, organisation politico-religieuse turque, et qu’Oskar Freysinger a explicitement défini l’action comme visant à rendre possible l’assimilation des musulmans) ; alors que les Israéliens pratiquent à l’égard des populations musulmanes autochtones une politique d’apartheid (physique pour les Palestiniens, social pour les Arabes israéliens). Ce n’est pas la même chose. Défendre le principe d’une nation unitaire sur le plan politique n’implique pas qu’on confonde le politique et le religieux. Quand des autochtones revendiquent l’unicité de leur peuple, ils n’agissent pas comme des colons spoliateurs des indigènes. Il est possible que de Montréal, on ne voit pas la différence. Eh bien, prenez l’avion, et comparez sur site (les mêmes remarques valent pour l’Ontario et la lointaine Australie).
Rappelons encore qu’il y a vingt millions de musulmans en Russie, et que Vladimir Poutine a toujours été extrêmement clair sur ce point : ils sont, comme tous les citoyens de la Fédération, soumis à la « dictature de la Loi ». Ce qui veut dire qu’on leur accorde, sur le plan politique, une indifférenciation totale. Tout ce que le Kremlin demande aux musulmans russes, c’est d’être des Russes musulmans, et de bons Russes musulmans. Si la Russie de Poutine a « buté les terroristes jusque dans les chiottes », selon une formule célèbre, elle l’a fait avec ses citoyens de confession musulmane, dans leur écrasante majorité à peu près totalement indifférents au sort d’une bande d’islamistes tchétchènes financés, c’est notoire, par les services secrets US. Etre sur la même ligne, inversée mais parfaitement dans l’axe, qu’un Bernard Kouchner : voilà qui doit pousser à s’interroger sur les catégories qu’on emploie. Quand une boussole marque le Sud, on n’y lira le Nord qu’à condition de projeter la ligne sur le plan où elle se situe.
Quant aux « mesures de rétorsion » prises par Téhéran à l’égard de Moscou, je suppose qu’il faut voir là une allusion aux prudences de l’Iran à l’égard du rôle de la Russie dans la filière d’enrichissement de l’uranium. Ici, nous touchons aux mystères de la politique internationale. Suggérons tout de même à MgD de se demander si, au fond, tous ces gens-là, à Tel-Aviv, à Moscou, à Téhéran ou ailleurs, ne jouent pas tout simplement leurs cartes nationales, en fonction de leurs intérêts bien compris, sans qu’il faille y voir une quelconque « guerre de religion ». M’est avis que le pétrole et le gaz naturel jouent dans cette histoire un rôle nettement plus important que la théologie chiite. L’éventuelle implosion du dollar est nettement plus en cause que la question des icônes orthodoxes dans le regard musulman. Moscou soutient l’Iran juste assez pour se donner des monnaies d’échange avec les USA et Israël, Pékin fait de même. Au reste, à Téhéran, on n’est pas dupe. Voilà de quoi il s’agit.
En réalité, en 2009, Dantec apparaît comme un homme que l’histoire a dépassé.
Dantec continue à croire que l’on peut changer le cours des choses en infiltrant le courant néoconservateur pour le faire aller au-delà de sa logique initiale. Mais il n’a pas vu que ce courant a déjà perdu la partie. La commission trilatérale tient sa revanche. L’occidentalisme agressif est sur la pente descendante : le mondialisme multipolaire de Brzezinski l’a emporté au sein des élites US. Je n’ai, pour ma part, guère de doute sur le caractère inéluctable de cette orientation : la réalité des rapports de force économiques, politiques et militaires, entre l’OTAN et l’OCS, a déjà scellé le sort du courant neocon. Dantec, c’est un gars qui tente d’entrer par effraction dans les soutes du Titanic. Pas très porteur, tout ça. La puissance atlanto-sioniste a exactement la même solidité que le bilan de la FED des Greenspan et Bernanke. Encore quelques « bonnes années » pour la banque Goldman Sachs, messieurs Rubin et Summers, et il ne restera plus rien de l’Amérique. Patience. Rira bien que rira le dernier. Voilà ce qu’on doit penser, de l’autre côté du capitalisme.
Dantec continue à croire que le choc des civilisations est un discours de propagande, qu’on peut retourner pour l’amener à remodeler la réalité en profondeur. Mais il se trompe : ce discours de propagande n’est déjà plus qu’un levier, par lequel les mondialistes peuvent déstabiliser les nations de l’intérieur, sans aller jusqu’à la refondation d’une véritable alternative culturelle. Dantec a cru, au tournant du siècle, qu’un véritable esprit impérial pourrait naître de la tentative désespérée de l’impérialisme. Il s’est planté : l’impérialisme est toujours un stade dans le processus de dégénérescence d’un capitalisme donné. Ce n’est pas une vision du monde. C’est l’aveu qu’on n’a plus de vision du monde. Il existait un projet derrière le discours de Dantec : l’Empire contre la décadence. Ce projet est mort. L’impérialisme n’a fait qu’accélérer le processus de décadence. L’Occident est fini. En tout cas sous la forme que nous lui connaissions depuis cinq siècles. Maurice G. Dantec devrait s’intéresser davantage à l’économie. Pour faire de la géopolitique, c’est plus utile que la science-fiction.
Si, comme on peut le penser, l’avenir est à une mondialisation multipolaire, ces pôles seront, fondamentalement, organisés par des coalitions d’Etats-nations, regroupés autour d’une puissance phare, ou d’une alliance structurelle entre « petites » puissances-phares. Mais il n’y a plus aucune raison de penser que les USA, ruinés, désindustrialisés, travaillés par un double mouvement d’implosion culturelle et d’explosion ethnique, pourront durablement s’imposer comme une nation phare, centrale pour le monde occidental (sans parler de la planète entière). Le choc des civilisations aura peut-être lieu, mais il ne débouchera que sur le chaos. Le risque, en l’occurrence, est que ses organisateurs ne se trouvent débordés par l’ampleur du désordre qu’ils auront semé. Il est possible qu’un nouveau césarisme vienne sanctionner l’implosion de la démocratie : mais rien ne garantit que ce césarisme soit « occidental ». Oh que non. Quand bien même ce césarisme serait américain, il risque fort d’avoir, à l’égard de l’Occident, le rapport pour le moins distendu qui caractérisait Barack Obama au Caire.
Il faut comprendre que notre monde est mort. C’est foutu. La question, maintenant, c’est : qu’est-ce qu’on fait après l’enterrement ?
C’est ici que le discours de Dantec cesse d’être inintéressant, pour devenir franchement contre-productif.
Dixit l’impétrant :
« Pour le Jamaat-ud-Dawa, aile publique présumée du groupe armé islamiste pakistanais interdit Lashkar-e-Taïba (accusé par l’Inde d’avoir perpétré les attentats de Bombay), "cette nouvelle décision viole les principes de compréhension mutuelle et de tolérance religieuse."
On ne vantera jamais assez les talents comiques, souvent mal reconnus, des abrutis islamistes. Mais rien n’égale ceux de leurs esclaves nihilistes, égarés par troupeaux entiers au sein de nos "démocraties".
Car pour Alain Bonnet de Soral (authentique patronyme de cet ultra-jacobin trans-hémicyclique) et son comité « Égalisation-et-Réconcialité », le diagnostic est très exactement le même. »
Eh bien, tant qu’à commettre un autre délit d’initié (encore plus microscopique), voici un tuyau pour le métaprophète néo-canadien : ce n’est pas le diagnostic d’E&R. Notre écrivain canadien, avant d’affirmer que la ligne de « Égalisation-et-Réconcialité » est la même que celle du Jamaat-ud-Dawa, aurait peut-être bien fait de lire le texte que je reproduis ici in extenso :
La France In Sha Allah ! Par Albert Ali, écrivain Français, patriote et musulman.
Ce texte a été publié sur le site d’E&R. Inscrit dans la rubrique « Espace E&R », qui répertorie les textes assumés par l’organisation. Voilà pour la ligne « Jamaat-ud-Dawa » d’« Égalisation-et-Réconcialité ».
Avant de parler, monsieur Dantec, on s’informe.
Comme le dit fort justement Albert Ali, le face-à-face n’oppose pas aujourd’hui l’Occident à l’Islam, mais les nations au mondialisme destructeur des identités. Quand des « racailles de banlieue » (l’expression est passée ici dans le langage courant) se comportent comme on sait (c’est-à-dire comme des porcs), ce ne sont pas des musulmans qui affirment leur opposition à l’Occident (ces types-là ont du mal avec Mickey Parade, c’est vous dire s’ils connaissent la différence entre Montaigne et Averroès). Ce sont des barbares, issus d’un effrayant no man’s land anthropologique, élevés dans le consumérisme le plus « occidental » (au sens où l’Occident a été retourné contre lui-même). Ces barbares sont le produit d’un système de pensée, le mondialisme, qui repose sur le prédicat non-dit (et souvent non su) que toute frontière, toute limite, toute peau doit être abolie, qui permettrait à l’être de se constituer et de se défendre. Ce sont, littéralement, des morts-vivants.
Notre problème, aujourd’hui, est de sauver la Ville d’une invasion de morts-vivants. Nous devons refaire une peau. Reconstruire l’être. Définir.
Nous n’avons donc nul besoin qu’on vienne nous jeter dans les pattes une sous-idéologie du « choc des civilisations », dont il est de plus en plus évident qu’elle ne plaît qu’à ceux obligés de se définir en négatif. Nous avons, voyez-vous, d’autres urgences.
J’ai pu apprécier le Dantec des Racines du mal, malgré ses outrances. Parce qu’il y avait un projet réel derrière son propos. Ce Dantec-là disait, en substance, que le choc des barbaries pouvait être l’occasion de faire renaître une culture. Mais le Dantec qui vient aujourd’hui, dix ans après avoir quitté la France, nous recracher une chansonnette neocon passée de mode, me laisse penser que décidément, il y a des erreurs dont on ne revient pas, des compromis qui salissent irrémédiablement.
Que restera-t-il de Maurice G. Dantec ? Quelques bons romans, et un rêve mort-né. Ce n’est déjà pas si mal, surtout qu’il reste une deuxième vie à écrire. Encore faut-il savoir tourner la page.
Je suggère à Maurice G. Dantec, un écrivain à qui je conserve malgré tout mon estime (ne serait-ce que parce que ses livres sont objectivement meilleurs que les miens), de bien vouloir arrêter la mescaline, redescendre sur terre, et upgrader sérieusement son système-expert.
Michel Drac - E&R