L’exposé de Muhammad Idrees Ahmad est limpide. On est obligé d’admettre, si on prend sa thèse au mot, que le pétrole n’était en aucun cas un motif décisif dans l’invasion de l’Irak par les États-Unis (l’exploitation du pétrole irakien est d’ailleurs maintenant davantage entre les mains des sociétés chinoises, les firmes américaines n’ayant plus qu’une activité assez marginale, en dehors des sociétés de services pétroliers comme Halliburton) ; et que l’entrée en guerre contre l’Irak s’explique en premier lieu par la « rencontre » de George W. Bush avec une bande de néoconservateurs qui cherchent avant tout à agir dans ce qu’ils considèrent être l’intérêt d’Israël.
Dix ans après « choc et effroi » [1], les raisons qui ont conduit les États-Unis à la guerre contre l’Irak n’ont toujours pas été explicitées de façon satisfaisante.
Des journalistes, des intellectuels, des soldats et des idéologues se sont tous triturés les méninges pour donner leur réponse. Le pétrole, l’impérialisme, le militarisme, la démocratie, Israël et l’économie de marché ont été proposés en guise d’explications. Certaines d’entre elles s’excluent mutuellement, et elles semblent toutes mettre en lumière plus qu’elles ne satisfont le besoin qu’ont les humains de la simplification. D’un autre côté, chez les universitaires les explications tendent inévitablement vers le « complexe » (le marqueur obligatoire pour séparer l’homme ordinaire du mandarin).
Dire que les causes de la guerre contre l’Irak sont assez simples à expliquer ne veut pas dire qu’elles sont simples. Mais le manque de simplicité ne signifie pas non plus indétermination [du fait d’une trop grande quantité de causes]. La réalité peut être complexe mais est tout à fait du domaine de l’explicable.
On n’a pas besoin de souscrire à la notion tolstoïenne de l’histoire – une force insondable, sans agents, prédestinée et avec des causes infinies – pour accepter qu’un phénomène aussi compliqué qu’une guerre puisse avoir des causes multiples. Celle contre l’Irak en avait beaucoup. Chacune de celles mentionnées plus haut a joué un certain rôle dans les calculs des décideurs politiques ; mais elles n’ont pas toutes la même importance. Les acteurs décisifs n’étaient pas animés par les mêmes motifs, pas plus qu’ils n’avaient forgé leurs décisions simultanément.
George W. Bush, Dick Cheney et Donald Rumsfeld voulaient la guerre, mais elle fut conçue par les néoconservateurs. Le 11 septembre 2001 en fut le catalyseur, mais ce sont les néoconservateurs qui s’employèrent à l’instrumentaliser. Le désir des néoconservateurs de renverser le régime irakien préexistait à celui de M. Bush, M. Cheney ou M. Rumsfeld. Le changement de régime était une doctrine officielle aux États-Unis depuis 1998 et une doctrine officieuse depuis plus longtemps encore. Mais les moyens imaginés étaient la pression diplomatique, l’étranglement économique et l’action secrète – pas l’invasion et l’occupation.
M. Bush commença à recevoir des briefings sur ce sujet seulement dans le cours de sa campagne présidentielle. Les Vulcans – le groupe chargé de réfléchir à la politique étrangère – étaient animés par Condoleeza Rice qui, dans un document de situation pour les affaires étrangères avait soutenu que la puissance militaire irakienne était « considérablement affaiblie » et que les États-Unis pouvaient vivre même avec un Irak nucléaire.
M. Cheney avait passé les années 1990 à se plaindre de la politique de sanctions [« sanctions happy »] de l’administration Clinton. Il dirigeait aussi USA Engage, un consortium d’industriels qui faisait pression pour l’abrogation de l’Iraq Libya Sanctions Act de 1996, un cadeau du lobby israélien.
M. Rumsfeld avait manifesté peu d’intérêt pour l’Irak dans la quinzaine d’années entre sa tristement célèbre poignée de mains avec Saddam Hussein et sa signature d’une lettre rédigée par le Project for the New American Century, un think tank néoconservateur. À l’hiver 2001, M. Bush, M. Cheney et M. Rumsfeld étaient cependant tous convaincus de la nécessité de la guerre.
Le 11 Septembre explique partiellement ce changement d’état d’esprit. Mais il n’avait pas pour autant rendu la guerre inévitable. Il fallait encore manipuler l’opinion publique, surmonter les obstacles bureaucratiques. Il fallait mettre l’Irak sur l’agenda en le présentant comme une menace imminente. C’est seulement ainsi qu’une guerre préventive pouvait être justifiée.
À cette fin, la conjonction de liens présumés de l’Irak avec al Qaïda et sa possession d’armes de destruction massive (ADM) était nécessaire. Ensemble, cela constituait une menace qui renvoyait au rang d’exercice d’irresponsabilité pointilleuse toute recherche de preuves supplémentaires. Comme le soulignait l’argumentaire de la Maison Blanche, la preuve décisive risquait fort d’être le champignon d’une explosion atomique. Un inventaire des articles parus dans le sillage immédiat du 11 Septembre et liant l’Irak aux attentats révèle qu’ils provenaient presque exclusivement des cercles néoconservateurs.
La plupart des articles que j’ai pu lire citent les assertions non-étayées d’une seule personne, l’idéologue néoconservatrice Laurie Mylroie. Ses théories étaient promues avec ardeur au sein du gouvernement par Paul Wolfowitz qui avait aussi chargé son protégé, Douglas Feith, de trouver du matériel pour appuyer les assertions de Mlle Myrloie. M. Feith avait créé deux groupes à cet effet – le Policy Counterterrorism Evaluation Group et l’Office of Special Plans – pour fabriquer la connexion Irak – al Qaïda et des preuves sur les ADM irakiennes présumées. Il était assisté par des exilés et des escrocs de l’ Iraqi National Congress et, plus important selon moi, par la correspondante du New York Times Judith Miller, co-auteure avec Mlle Myrloie d’un livre sur l’Irak publié en 1991.
Pendant ce temps, la cheville ouvrière néoconservatrice Richard Perle s’était arrangée pour que M. Cheney soit briefé personnellement en plusieurs occasions par Bernard Lewis, un doyen de l’orientalisme, qui assurait au vice président revanchard que le seul langage que les Arabes comprenaient était la force. « Choc et effroi » était donc le corollaire obligé.
Quid du pétrole ? Malgré sa plausibilité au premier abord, la thèse de la « guerre pour le pétrole » ne semble résister ni à l’épreuve des faits ni à l’analyse. En 2003, l’Irak ne refusait pas de vendre son pétrole mais était sous embargo. Les sociétés pétrolières avaient passé une dizaine d’années à faire pression non pour la guerre, mais pour une levée des sanctions. Leur état d’esprit a pu changer en 2003, mais il existait beaucoup de moyens moins coûteux et moins aléatoires que la guerre.
À au moins trois reprises dans les six mois qui avaient précédé l’entrée en guerre, Saddam Hussein avait fait des efforts désespérés pour maintenir son pouvoir en offrant aux États-Unis un accès privilégié au pétrole irakien. Les compagnies pétrolières n’avaient pris le train en marche qu’une fois la guerre devenue inévitable, et encore pas sans appréhension. Elles craignaient toutes la déstabilisation qui pouvait s’ensuivre.
Pour M. Cheney et M. Rumsfeld, la première motivation n’était pas le pétrole, mais l’effet d’exemplarité de la guerre – une affirmation sanglante de la puissance militaire des États-Unis pour intimider quiconque envisagerait de nuire aux USA en livrant des ADM à des terroristes. Pour Bush, selon des gens très proches de lui, la motivation principale était des plus simplistes, une croyance messianique dans le combat contre un régime « diabolique » – un régime qui avait précédemment tourmenté son père. Il était aussi flatté par des conseillers et des exilés Irakiens qui l’encourageaient à endosser son nouveau rôle de guide de l’humanité, de libérateur des peuples, de diffuseur de la démocratie.
M.Bush, M. Cheney et M. Rumsfeld auraient peut-être pu décider d’entrer en guerre contre l’Irak sans l’encouragement des néoconservateurs. Mais sans leur aide, il est peu probable que le parti de la guerre eut pu surmonter la résistance d’establishments militaires, diplomatiques et du renseignement hésitants. Par leur cohésion sociale, leur cohérence idéologique et leur domination sur l’appareil de la sécurité nationale, et avec les ressources et le soutien institutionnel du lobby israélien, les néoconservateurs avaient des atouts dont ne disposait aucune autre faction.
Dans la longue série de textes produits par les néoconservateurs pendant la décennie qui avait précédé – en particulier les deux documents politiques rédigés par M. Perle, M. Feith et David Wurmser pour le premier gouvernement Benjamin Netanyahou – des idées que M. Wurmser avait par la suite développées dans son livre Tyranny’s Ally – ces motivations [pour la guerre] sont affirmées sans équivoque.
Le néoconservatisme s’enracine idéologiquement dans le sionisme révisionniste et c’est pourquoi Israël est sa grande priorité. Pour les néocons, la guerre est désirable parce qu’elle fragmenterait un État arabe potentiellement puissant et laisserait l’Iran, le véritable ennemi juré d’Israël, dans une situation plus vulnérable. Elle renforcerait aussi l’isolement des Palestiniens, les rendant plus enclins au compromis. Pour eux, la route de Jérusalem passait par Bagdad.
Près d’un million de morts Irakiens plus tard, avec plus de 3 000 milliards de dollars perdus et 5 000 soldats tués, on ne sait pas toujours vraiment si les États-Unis en ont tiré une quelconque leçon. La guerre du Vietnam avait été suivie de beaucoup d’introspection ; ce ne fut guère le cas avec l’Irak. La rhétorique reste belliqueuse et l’enthousiasme pour la guerre a à peine faibli.
La guerre contre l’Irak semblait improbable jusqu’à ce qu’elle se produise. Dans ses mémoires, M. Feith regrette que ses démarches pour mettre l’Irak dans le collimateur de l’administration n’aient suscité que dérision aussi tardivement qu’à l’été 2001. Le 11 Septembre avait tout changé.
De la même manière, une guerre contre l’Iran semble improbable aujourd’hui ; et c’est ce qui a encouragé les politiciens US à se lancer dans une stratégie de la corde raide avec l’Iran sans avoir peur des conséquences. Tout cela pourrait changer rapidement si un « évènement catalyseur – un nouveau Pearl Harbour » venait à rompre l’équilibre.
Si on doit tirer une leçon de la guerre contre l’Irak, c’est que l’histoire est contingente et que les idées ont des conséquences. Seul ce qui est inerte répond à la volonté humaine. Avec la prépondérance de leur puissance de destruction, les États-Unis ont le devoir de ne pas être esclaves des circonstances.
Muhammad Idrees Ahmad
Source : http://mounadil.wordpress.com/2013/03/27/irak-2003-iran-2013/.
Traduction de l’anglais : Djazaïri.
Muhammad Idrees Ahmad est un spécialiste de sociologie politique d’origine pakistanaise qui vit en Angleterre. A côté d’activités académiques il collabore avec divers médias tels Le Monde Diplomatique, Asia Times, IPS News, et Political Insight.