Alain de Benoist sur Jean-Edern Hallier et « L’idiot international » – Réponse à une enquête (2005).
J’ai rencontré pour la première fois Jean-Edern Hallier au début de l’année 1978. Nous nous sommes beaucoup vus et fréquentés durant deux périodes différentes, pratiquement à dix ans d’intervalle : d’abord entre 1978 et 1981, années correspondant aux premiers pas du Figaro- Magazine, puis entre 1990 et 1993, à l’époque de l’affaire dite des « rouges-bruns », qui a aussi été la dernière période de L’Idiot international.
S’étant pris de passion pour les idées exprimées dans la revue Nouvelle Ecole, que j’avais lancée en 1968, Louis Pauwels m’avait demandé en 1977 de tenir une chronique du « mouvement des idées » dans Le Figaro- Dimanche, supplément de fin de semaine du Figaro qui, un an plus tard, allait donner naissance au Figaro-Magazine. Comme à son habitude, Jean- Edern est rapidement venu aux nouvelles, et c’est ainsi que nous sommes devenus amis.
En 1979 s’est déclenchée, pour des raisons complexes dont je n’ai pas à parler ici, une campagne nationale (et bientôt internationale) autour de ce qu’il a été convenu à partir de cette date d’appeler la « Nouvelle Droite ». Je me suis retrouvé au centre de cette campagne, dont l’ampleur (plusieurs milliers d’articles, accompagnés de livres, d’émissions de radio et de télévision, etc.) m’a conduit, sur le conseil de Louis Pauwels, à publier un livre réunissant un certain nombre de textes déjà parus. Intitulé Les idées à l’endroit, l’ouvrage sortit aux éditions Libres-Hallier, filiale d’Albin Michel. En annexe, j’y avais fait figurer un débat avec Jean-Edern qui avait été publié l’année précédente dans Le Figaro-Dimanche, à l’occasion du dixième anniversaire de Mai 68. Toujours à l’affût de ce qui bougeait, Jean-Edern participa avec moi, durant l’automne de 1979, à plusieurs conférences ou débats, dont certains mémorables et houleux, comme ceux qui se déroulèrent en novembre à Bordeaux, où Jean-Edern tapa sur la tête de Philippe Nemo à coups de colin froid !, ou à Strasbourg, devant plus de 1500 personnes.
Nous nous sommes ensuite perdus de vue, sans raison particulière. Nos retrouvailles eurent lieu en 1991, à la suite d’une tribune libre nettement anti-américaine et anti-occidentale que j’avais publiée dans Le Monde et qui lui avait beaucoup plu. Il me demanda alors de collaborer régulièrement à L’Idiot international, ce que je fis. Je participais aussi aux comités de rédaction, qui se tenaient en général place des Vosges, et se déroulaient dans un aimable désordre. Jean-Edern planant au dessus des contigences matérielles, la réalisation du journal était menée à bien par Marc Cohen, qui appartenait alors au parti communiste.
Au moment de la guerre du Golfe, nous avons été l’un et l’autre particulièrement actifs dans la campagne contre la participation de la France à ce conflit, aux côtés des Américains. De nombreuses initiatives furent prises lors de réunions qui se déroulaient chez Gisèle Halimi, avec diverses personnalités venues d’horizons très différents, comme Régis Debray, Max Gallo, Charles Fiterman ou Dominique Jamet. Le 12 janvier 1991, lors de la grande manifestation anti-guerre qui s’ébranla place de la Bastille, je défilais au premier rang, bras dessus, bras dessous avec Henri Krasucki à ma droite et Alain Krivine à ma gauche ! Le service d’ordre était assuré par des militants du PC. Ce qui nous amène, bien sûr, à la surréaliste affaire des « rouges-bruns ».
Pour comprendre cette affaire, il faut s’en tenir aux faits. Il y avait alors, dans la perspective de la succession de Georges Marchais, une lutte de tendances à l’intérieur du PC. Une fraction, certainement minoritaire, dont le chef de file était Pierre Zarka, souhaitait apparemment transformer le PC en un parti plus radical et à forte connotation populiste, qui n’aurait pas hésité à remettre en cause à certains égards la distinction droite-gauche. Je suppose que c’est dans cette optique que le parti communiste apporta une aide financière à L’Idiot international, envoya Jean-Edern à Cuba pour y réaliser des entretiens avec Fidel Castro, etc. Pour ma part, je fus accueilli très chaleureusement par Marc Cohen, qui me fit connaître Jean- Paul Jouary, rédacteur en chef de Révolution, l’hebdomadaire du parti. Le 23 novembre 1991, ce dernier me présenta toute son équipe à l’occasion d’un déjeuner dans les locaux de Révolution. Le 10 janvier 1992, Arnaud Spire, l’un des principaux rédacteurs de L’Humanité, m’invitait à m’exprimer sur les ondes de la station de radio que le PC possédait alors à Bobigny. Il fit même déboucher le champagne ! Le 12 mai, j’étais invité à une réunion organisée à la Mutualité par Arnaud Spire et Francette Lazard, sous l’égide de l’Institut de recherches marxistes. Ce fut l’occasion d’un affrontement verbal avec René Monzat, l’un des animateurs de Ras l’Front, qui se fit copieusement huer par l’assistance ! Le 19 mai, Marc Cohen participait, aux côtés de Jean-Marie Domenach, à un débat sur le « nouveau paysage intellectuel » organisé au Musée social par la revue Eléments. Quelques jours plus tard, le 26 mai, j’organisais moi-même un face à face entre Jean-Paul Jouary et l’écrivain Paul-Loup Sulitzer, entretien qui se déroula au domicile de ce dernier et qui fut publié peu après dans la revue Krisis. Je ne cite ici, bien sûr, que quelques épisodes parmi d’autres.
Le dialogue tourna court lorsque la faction regroupée autour de Pierre Zarka commença à perdre du terrain. L’écrivain-délateur Didier Daeninckx, s’étant d’abord adressé directement à Georges Marchais, agita tout Paris pour dénoncer le « scandale ». Le parti socialiste intervint discrètement, en coulisses, en menaçant de sortir des dossiers. Un minipsychodrame secoua alors pendant quelques semaines le microcosme parisien. On connaît la suite. Les partisans de Robert Hue reprirent le dessus. Marc Cohen et Jean-Paul Jouary furent mis en difficultés au sein du PC. Quant à Jean-Edern, je dois dire qu’il prit ses distances avec son ami Cohen d’une manière assez peu élégante.
Je garde de cette affaire picrocoline un souvenir amusé. Je laisse évidemment de côté les interprétations fantasmatiques qui ont pu en être données. N’étant ni communiste ni nationaliste, je ne me suis évidemment jamais considéré comme un « rouge-brun » — étiquette qui, au surplus, n’a aujourd’hui strictement aucun sens. Disons que je serais plutôt quelqu’un qui adhère à des idées gauche et à des valeurs de droite. Il reste que la petite étincelle qui s’est allumée autour de L’Idiot international aurait pu s’étendre plus loin – et c’est probablement la raison pour laquelle on s’est empressé de l’étouffer. L’Idiot a permis à des gens d’origine politique et idéologique très différente de mieux se connaître et de débattre entre eux. Des affinités transversales se sont manifestées, anticipant les nouveaux clivages que l’on voir apparaître aujourd’hui dans tous les domaines, en dépit des efforts de la classe politique pour pérenniser des divisions obsolètes qui ne correspondent plus à rien. J’avais moi-même publié dans L’Idiot un article intitulé « Jaurès et Barrès » qui allait en ce sens. Le déclic que Jean-Edern a mis en oeuvre à cette époque n’a pas eu de suites. On peut même dire qu’il s’est borné à des initiatives désordonnées, doublées de quelques « provocations » ébouriffantes. Je reste néanmoins convaincu qu’il aurait pu en sortir autre chose, qu’il aurait pu donner lieu à des prolongements plus féconds. Les nouveaux clivages, quoi qu’il en soit, se produiront.
Le souvenir que je garde de L’Idiot international est le souvenir d’une entreprise à la fois ludique et stimulante. Il y a certes eu dans le journal bien des choses contestables, comme les articles à connotation antisémite de Jean-Edern ou ses polémiques littéraro-sexuelles avec Josyane Savigneau. Mais il y eut aussi des papiers formidables, qui reflétaient d’autres facettes de cet écrivain de talent et de ce provocateur de génie que fut Jean-Edern, avec toutes ses (grandes) qualités et ses (immenses) défauts. D’autres, après lui, se sont essayés à ce genre dans lequel il excellait, généralement sans grand succès. Etre un véritable imprécateur n’est pas donné à tout le monde ! Dans le monde utilitaire où nous vivons, où l’intolérance et le conformisme interdisent désormais tout débat, L’Idiot a été un petit grain de sable qui, pendant quelque temps, a paru, sinon bloquer, du moins perturber la machine. Il serait dommage de l’oublier.
Alain de Benoist
Source : http://www.alaindebenoist.com
J’ai rencontré pour la première fois Jean-Edern Hallier au début de l’année 1978. Nous nous sommes beaucoup vus et fréquentés durant deux périodes différentes, pratiquement à dix ans d’intervalle : d’abord entre 1978 et 1981, années correspondant aux premiers pas du Figaro- Magazine, puis entre 1990 et 1993, à l’époque de l’affaire dite des « rouges-bruns », qui a aussi été la dernière période de L’Idiot international.
S’étant pris de passion pour les idées exprimées dans la revue Nouvelle Ecole, que j’avais lancée en 1968, Louis Pauwels m’avait demandé en 1977 de tenir une chronique du « mouvement des idées » dans Le Figaro- Dimanche, supplément de fin de semaine du Figaro qui, un an plus tard, allait donner naissance au Figaro-Magazine. Comme à son habitude, Jean- Edern est rapidement venu aux nouvelles, et c’est ainsi que nous sommes devenus amis.
En 1979 s’est déclenchée, pour des raisons complexes dont je n’ai pas à parler ici, une campagne nationale (et bientôt internationale) autour de ce qu’il a été convenu à partir de cette date d’appeler la « Nouvelle Droite ». Je me suis retrouvé au centre de cette campagne, dont l’ampleur (plusieurs milliers d’articles, accompagnés de livres, d’émissions de radio et de télévision, etc.) m’a conduit, sur le conseil de Louis Pauwels, à publier un livre réunissant un certain nombre de textes déjà parus. Intitulé Les idées à l’endroit, l’ouvrage sortit aux éditions Libres-Hallier, filiale d’Albin Michel. En annexe, j’y avais fait figurer un débat avec Jean-Edern qui avait été publié l’année précédente dans Le Figaro-Dimanche, à l’occasion du dixième anniversaire de Mai 68. Toujours à l’affût de ce qui bougeait, Jean-Edern participa avec moi, durant l’automne de 1979, à plusieurs conférences ou débats, dont certains mémorables et houleux, comme ceux qui se déroulèrent en novembre à Bordeaux, où Jean-Edern tapa sur la tête de Philippe Nemo à coups de colin froid !, ou à Strasbourg, devant plus de 1500 personnes.
Nous nous sommes ensuite perdus de vue, sans raison particulière. Nos retrouvailles eurent lieu en 1991, à la suite d’une tribune libre nettement anti-américaine et anti-occidentale que j’avais publiée dans Le Monde et qui lui avait beaucoup plu. Il me demanda alors de collaborer régulièrement à L’Idiot international, ce que je fis. Je participais aussi aux comités de rédaction, qui se tenaient en général place des Vosges, et se déroulaient dans un aimable désordre. Jean-Edern planant au dessus des contigences matérielles, la réalisation du journal était menée à bien par Marc Cohen, qui appartenait alors au parti communiste.
Au moment de la guerre du Golfe, nous avons été l’un et l’autre particulièrement actifs dans la campagne contre la participation de la France à ce conflit, aux côtés des Américains. De nombreuses initiatives furent prises lors de réunions qui se déroulaient chez Gisèle Halimi, avec diverses personnalités venues d’horizons très différents, comme Régis Debray, Max Gallo, Charles Fiterman ou Dominique Jamet. Le 12 janvier 1991, lors de la grande manifestation anti-guerre qui s’ébranla place de la Bastille, je défilais au premier rang, bras dessus, bras dessous avec Henri Krasucki à ma droite et Alain Krivine à ma gauche ! Le service d’ordre était assuré par des militants du PC. Ce qui nous amène, bien sûr, à la surréaliste affaire des « rouges-bruns ».
Pour comprendre cette affaire, il faut s’en tenir aux faits. Il y avait alors, dans la perspective de la succession de Georges Marchais, une lutte de tendances à l’intérieur du PC. Une fraction, certainement minoritaire, dont le chef de file était Pierre Zarka, souhaitait apparemment transformer le PC en un parti plus radical et à forte connotation populiste, qui n’aurait pas hésité à remettre en cause à certains égards la distinction droite-gauche. Je suppose que c’est dans cette optique que le parti communiste apporta une aide financière à L’Idiot international, envoya Jean-Edern à Cuba pour y réaliser des entretiens avec Fidel Castro, etc. Pour ma part, je fus accueilli très chaleureusement par Marc Cohen, qui me fit connaître Jean- Paul Jouary, rédacteur en chef de Révolution, l’hebdomadaire du parti. Le 23 novembre 1991, ce dernier me présenta toute son équipe à l’occasion d’un déjeuner dans les locaux de Révolution. Le 10 janvier 1992, Arnaud Spire, l’un des principaux rédacteurs de L’Humanité, m’invitait à m’exprimer sur les ondes de la station de radio que le PC possédait alors à Bobigny. Il fit même déboucher le champagne ! Le 12 mai, j’étais invité à une réunion organisée à la Mutualité par Arnaud Spire et Francette Lazard, sous l’égide de l’Institut de recherches marxistes. Ce fut l’occasion d’un affrontement verbal avec René Monzat, l’un des animateurs de Ras l’Front, qui se fit copieusement huer par l’assistance ! Le 19 mai, Marc Cohen participait, aux côtés de Jean-Marie Domenach, à un débat sur le « nouveau paysage intellectuel » organisé au Musée social par la revue Eléments. Quelques jours plus tard, le 26 mai, j’organisais moi-même un face à face entre Jean-Paul Jouary et l’écrivain Paul-Loup Sulitzer, entretien qui se déroula au domicile de ce dernier et qui fut publié peu après dans la revue Krisis. Je ne cite ici, bien sûr, que quelques épisodes parmi d’autres.
Le dialogue tourna court lorsque la faction regroupée autour de Pierre Zarka commença à perdre du terrain. L’écrivain-délateur Didier Daeninckx, s’étant d’abord adressé directement à Georges Marchais, agita tout Paris pour dénoncer le « scandale ». Le parti socialiste intervint discrètement, en coulisses, en menaçant de sortir des dossiers. Un minipsychodrame secoua alors pendant quelques semaines le microcosme parisien. On connaît la suite. Les partisans de Robert Hue reprirent le dessus. Marc Cohen et Jean-Paul Jouary furent mis en difficultés au sein du PC. Quant à Jean-Edern, je dois dire qu’il prit ses distances avec son ami Cohen d’une manière assez peu élégante.
Je garde de cette affaire picrocoline un souvenir amusé. Je laisse évidemment de côté les interprétations fantasmatiques qui ont pu en être données. N’étant ni communiste ni nationaliste, je ne me suis évidemment jamais considéré comme un « rouge-brun » — étiquette qui, au surplus, n’a aujourd’hui strictement aucun sens. Disons que je serais plutôt quelqu’un qui adhère à des idées gauche et à des valeurs de droite. Il reste que la petite étincelle qui s’est allumée autour de L’Idiot international aurait pu s’étendre plus loin – et c’est probablement la raison pour laquelle on s’est empressé de l’étouffer. L’Idiot a permis à des gens d’origine politique et idéologique très différente de mieux se connaître et de débattre entre eux. Des affinités transversales se sont manifestées, anticipant les nouveaux clivages que l’on voir apparaître aujourd’hui dans tous les domaines, en dépit des efforts de la classe politique pour pérenniser des divisions obsolètes qui ne correspondent plus à rien. J’avais moi-même publié dans L’Idiot un article intitulé « Jaurès et Barrès » qui allait en ce sens. Le déclic que Jean-Edern a mis en oeuvre à cette époque n’a pas eu de suites. On peut même dire qu’il s’est borné à des initiatives désordonnées, doublées de quelques « provocations » ébouriffantes. Je reste néanmoins convaincu qu’il aurait pu en sortir autre chose, qu’il aurait pu donner lieu à des prolongements plus féconds. Les nouveaux clivages, quoi qu’il en soit, se produiront.
Le souvenir que je garde de L’Idiot international est le souvenir d’une entreprise à la fois ludique et stimulante. Il y a certes eu dans le journal bien des choses contestables, comme les articles à connotation antisémite de Jean-Edern ou ses polémiques littéraro-sexuelles avec Josyane Savigneau. Mais il y eut aussi des papiers formidables, qui reflétaient d’autres facettes de cet écrivain de talent et de ce provocateur de génie que fut Jean-Edern, avec toutes ses (grandes) qualités et ses (immenses) défauts. D’autres, après lui, se sont essayés à ce genre dans lequel il excellait, généralement sans grand succès. Etre un véritable imprécateur n’est pas donné à tout le monde ! Dans le monde utilitaire où nous vivons, où l’intolérance et le conformisme interdisent désormais tout débat, L’Idiot a été un petit grain de sable qui, pendant quelque temps, a paru, sinon bloquer, du moins perturber la machine. Il serait dommage de l’oublier.
Alain de Benoist
Source : http://www.alaindebenoist.com