L’ordonnance rendue en référé le 23 mai 2014 par le Conseil d’État dans l’affaire des électeurs syriens résidant en France illustre à merveille la distinction du Droit et du Politique.
Les élections présidentielles syriennes doivent se tenir, à l’heure où nous écrivons ces lignes, en Syrie le 3 juin et dès le 28 mai pour les Syriens qui résident à l’étranger. La France s’est opposée, par la voie de son ministre des Affaires étrangères, à la tenue de ce scrutin sur son territoire. Le 23 mai 2014, dix-neufs Syriens résidant en France ont alors saisi le Conseil d’État, selon la procédure du référé « liberté », afin que des mesures soient prises d’urgence pour aller à l’encontre de cette décision et permettre le vote. Mais dans les heures qui ont suivi leur dépôt, ces requêtes étaient toutes rejetées par le juge des référés (M. Bernard Stirn), qui déclarait la juridiction administrative incompétente concernant une décision non-détachable des relations internationales de la France.
Pour pouvoir bien apprécier la portée de cette ordonnance, il convient au préalable de préciser quels étaient les motifs invoqués par la France pour s’opposer à la tenue du scrutin, puis rappeler les arguments des dix-neuf requérants, enfin exposer les motifs du juge lui-même.
I. Schizophrénie politico-juridique de la décision attaquée
Il faut bien comprendre que la France justifiait sa décision de s’opposer aux élections présidentielles syriennes d’une double manière, ses motifs avaient deux faces : l’une politique, l’autre juridique.
a. Face politique
Du point de vue politique le ministre des Affaires étrangères s’oppose à la tenue d’élections parce que pour lui « seule (…) la mise en place d’un organe de transition doté des pleins pouvoirs exécutifs (…) permettra de mettre un terme au bain de sang ».
Pour le dire en un mot : un scénario à la libyenne, c’est ce que cherche la France. Un tel motif peut être apprécié au regard de sa pertinence historique, au point de vue des usages du droit international, il peut être critiqué de diverses manières, mais il ne dénote guère lorsque l’on pense que depuis des années notre pays arme, encourage et justifie le terrorisme qui sévit en Syrie.
Ce qui est surprenant, en l’occurrence, c’est que la France ne s’en tient pas là. Elle prétend en outre pouvoir fonder sa décision d’un point de vue juridique.
b. Face juridique
Du point de vue juridique le ministre des Affaires étrangères invoque la Convention de Vienne du 24 avril 1963 sur les relations consulaires, qui l’autoriserait à s’opposer à la tenue d’élections étrangères sur le territoire français.
Ici les choses prennent une tout autre tournure, car, au contraire de la décision politique, qui relève de la souveraineté et de la raison d’État, la décision juridique se prête par nature à la discussion doctrinale. Et dans un État de Droit, cette discussion peut même être portée devant une instance juridictionnelle susceptible de la remettre en cause.
C’est pourquoi, puisque le ministre des Affaires étrangères avait la prétention de pouvoir fonder sa décision sur le Droit, dix-neuf Syriens résidant en France ont porté la question devant le Conseil d’État.
II. Arguments des résidents syriens privés de leur droit de vote
Encore une fois, à ne regarder que la face juridique du problème, ces résidents syriens avaient le droit de s’adresser au Conseil d’État. Qu’ils soient de nationalité syrienne n’était pas un obstacle. Au fond, leur cas répondait exactement à celui ouvrant droit au référé liberté. Leur liberté fondamentale, celle de voter, était atteinte ; et l’atteinte était manifestement illégale. La France, en effet, violait par deux fois la Convention de Vienne sur les relations consulaires. D’abord en ce que l’État de résidence ne peut pas s’opposer à l’organisation d’élections, qui relèvent des fonctions d’ordre administratif des consulats. Ensuite parce qu’un État ne peut pas être traité de manière discriminatoire. Et invoquer l’application de la Convention internationale était possible parce que la question de la légalité de l’acte du ministre, et donc de l’atteinte portée à la liberté, en dépendait. À ce titre, la décision du ministre des Affaires étrangères était donc sans fondement juridique.
III. Sens et portée des motifs de l’Ordonnance du Conseil d’État
Le Conseil d’État ne mentionne même pas l’argument juridique de la Convention de Vienne ; il rappelle seulement celui de la mise en place d’un « organe de transition ». Et il s’estime incompétent pour juger d’une décision qui n’est pas détachable des relations internationales de la France. C’est la théorie de l’acte de gouvernement : échappe au juge administratif un acte qui a pour but la défense de la société contre ses ennemis (Dufour, Traité de droit administratif appliqué, p. 128). À la seule doctrine désormais de juger de la manière avec laquelle la France respecte les conventions internationales. Le Juge ne se mêle pas de Politique, parce que cela n’est pas soumis au respect du Droit.
Il reste que cette décision du Conseil d’État interdit, quoi qu’il en soit, toute prétention du ministre à fonder juridiquement sa décision. Nous l’avons dit, les motifs, pour être de nature juridique, supposent, dans un État de Droit, de pouvoir faire l’objet d’un recours. Or, le juge des référés déclare que le Conseil d’État est incompétent. Il le fait en se fondant sur la face politique de la décision attaquée. S’il n’y avait eu qu’une face juridique, sans doute que la décision de la France aurait été condamnée. Mais la face politique en interdit la critique, et de ce fait elle la supprime purement et simplement. Parce qu’il n’y a pas de Droit digne de ce nom sans discussion.
L’acte politique, dans toute sa violence, est mis à nu : il ne s’agit pas d’une décision rationnelle juridiquement, il s’agit de la raison d’État, et, ici, de la cattiva ragione di stato. L’ordonnance du 23 mai 2014 a donc le mérite d’avoir éclairci la situation. L’interdiction des élections présidentielles syriennes en France vient se ranger dans la longue série des actes de cette innommable guerre néocoloniale que la France livre à son ancien protectorat : reconnaissance d’un gouvernement fantoche, tentative de saisine de la Cour pénale internationale, promesses de livraisons d’armes à la prétendue rébellion, annonces d’agressions directes, aide matérielle et morale au terrorisme, etc. Sur fond de propagande. Tout cela sans que le Parlement français ne soit même consulté.
Genève, 26 mai 2014