Mensonge romantique ?
Comme on l’a dit souvent, la pensée de René Girard se déploie à partir de deux intuitions : la nature mimétique du désir humain et la nature sacrificielle du religieux. Le lien entre les deux est l’origine mimétique de la violence sacrificielle. Le désir mimétique est le sujet de son premier livre, Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) qui se fonde, non pas sur une recherche anthropologique (Girard, lecteur paresseux qui estime n’avoir pas grand-chose à apprendre des autres, a une culture anthropologique et mythologique en réalité très mince), mais sur « la littérature comme preuve » [1], car « seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir » [2]. La critique de la lecture sélective et biaisée que fait Girard de cinq romanciers a été bien faite par René Pommier, spécialiste des « intellectuels pour jobards », dans René Girard, un allumé qui se prend pour un phare (2010), dont une partie est en ligne ici. Je conseille vivement cette lecture, qui n’est pas un essai polémique mais bien une analyse critique très argumentée et dévastatrice.
Je n’ai qu’une remarque à ajouter : le mimétique est le degré zéro du social, celui de l’apprentissage enfantin, par exemple. Si le mimétique est effectivement un facteur du désir (les publicitaires savent que, pour rendre un yaourt ou une voiture désirable, il faut mettre en scène un « médiateur » qui le désire), son rôle dans les rapports amoureux est assez limité : il échappe aux deux dimensions les plus puissantes du désir amoureux, celle de la sexualité et celle de l’amour véritable, soit le sexuel et le spirituel. Premièrement, il est faux que « le désir sexuel, comme tous les désirs triangulaires, est toujours contagieux [3]. » Pour le dire vulgairement, je n’ai pas besoin de regarder mon voisin bander pour trouver ma voisine bandante (bien qu’il puisse exister une dimension mimétique ou « vicariante » dans la sexualité, qui explique l’influence de la pornographie). Deuxièmement, le grand amour, celui qui est de l’ordre de la révélation mystique, échappe aussi au mimétique, c’est-à-dire au poids du social. Girard est à mille lieues d’entrevoir ce dont parle Clouscard (et De Rougemont dans Les Mythes de l’amour, vingt ans après L’Amour et l’Occident). Ce qu’il appelle le « mensonge romantique » est en réalité une vérité qui lui échappe. Cela fait de Girard un impardonnable fossoyeur de l’amour et de la poésie.
Certes, les concepts de « désir mimétique » et « rivalité mimétique » sont intéressants et utiles. Mais au-delà de la formule, leur nouveauté est relative. On n’a pas attendu Girard pour comprendre les phénomènes d’emballement mimétique ; par exemple, entre le racisme juif et l’antisémitisme allemand dans la première moitié du XXe siècle (pour prendre un exemple auquel Girard n’a pas pensé), ou encore entre les impérialismes anglais et français au début du XIXe siècle (pour prendre un exemple que Girard emprunte à Carl von Clausewitz). Accordons à Girard le crédit de la formule, mais n’en faisons pas l’inventeur de l’eau chaude.
Mensonge mythique ?
Passons à l’anthropologie religieuse de Girard, qui est le domaine dans lequel je m’estime compétent. Dans La Violence et le sacré (1972) comme dans Mensonge romantique, Girard énonce quelques intuitions originales malheureusement gâchées par un réductionnisme délirant. Il souligne la violence sacrificielle qui régit les sociétés primitives, et ancre la pensée mythique dans l’histoire, le réel, l’événementiel, les biographies humaines : le mythe se nourrit du sang des morts. C’est bien. Mais là encore, la nouveauté est relative ; Girard prend le train en marche. L’anthropologie, et plus récemment l’histoire des religions, ont reconnu avant lui l’importance du funéraire à l’origine du rite, du mythe, du religieux et même de la culture. On peut dire que le débat entre la mythologie comparée et l’anthropologie naissante au XIXe siècle a beaucoup tourné autour de ce débat, qui s’est conclu en faveur de la seconde. Aujourd’hui, l’égyptologue Jan Assmann affirme : « La mort est l’origine et le berceau de la culture » [4]. Girard rejoint donc un courant fécond, et sa contribution serait positive si elle n’était rendue inutilisable par la démesure de ses prétentions.
Affirmer par exemple qu’« il n’y a pas de dieu derrière lequel, en dernière analyse, il n’y ait un mort » [5] est déjà exagéré (les divinités cosmiques existent aussi), mais Girard va beaucoup plus loin, puisque tout le mythique se réduit pour lui à un seul type de mort : la victime innocente d’un meurtre collectif. « À l’origine de chaque mythe il y a toujours un nouveau mécanisme de bouc émissaire [6]. » Toute divinité serait un bouc émissaire transformé par deux mensonges successifs : 1) la culpabilité de la victime ; 2) la divinité de la victime. C’est le « double transfert » ou la « double substitution » : d’abord la communauté décharge ses tensions sur un individu, puis elle se déculpabilise en le divinisant. « Au commencement, le héros passe pour un malfaiteur dangereux et rien de plus. Après la violence destinée à le mettre hors d’état de nuire, ce même malfaiteur fait figure, dans la conclusion, de sauveur divin sans que ce changement d’identité soit jamais justifié ou même signalé. À la fin de ces mythes, le malfaiteur initial, dûment divinisé, préside à la reconstruction du système culturel qu’il passe pour avoir détruit dans la phrase initiale, lorsqu’il faisait l’objet d’une projection hostile, lorsqu’il était bouc émissaire [7]. » Autrement dit : « Les conséquences ultimes du lynchage unanime sont si bénéfiques, si réconciliatrices, que l’unanimité hostile contre le bouc émissaire finit par se muer en reconnaissance unanime pour le sauveur mystérieux [8]. »
Malheureusement, Girard n’est pas en mesure de fournir un seul exemple correspondant précisément à son schéma (sauf celui du Christ, mais il s’agirait selon lui précisément du contre-exemple). Le corpus réuni par Girard et ses disciples à l’appui de sa théorie est non seulement constitué d’exemples tous incomplets (du point de vue du schéma girardien), il est aussi très loin de constituer la majeure partie d’une quelconque mythologie. Un petit nombre seulement de mythes se plient imparfaitement à son interprétation. Il y a en premier lieu la légende d’Œdipe, sur laquelle Girard revient dans chacun de ses livres. Selon Girard, Œdipe serait le type même de la victime sacrificielle divinisée. Il y a deux problèmes évidents avec cette caractérisation : premièrement, Œdipe n’a jamais été divinisé, tout au plus héroïsé et seulement sur un mode mineur (ce n’est même pas un demi-dieu). Deuxièmement, Girard postule de manière arbitraire que le bannissement d’Œdipe (il n’est même pas mis à mort) appartient à une réalité historique, tandis que sa culpabilité (le parricide et l’inceste) appartiendrait au mensonge mythique ; or, c’est justement la fin tragique du héros qui est absente des versions premières de la légende d’Œdipe, où le tyran « meurt paisiblement installé sur le trône de Thèbes » [9]. Girard, comme Freud, tronque et arrange le mythe à sa sauce. Et ce qu’il apporte n’est guère plus qu’une simple paraphrase de l’histoire, une évidence formulée par de nombreux auteurs avant lui, comme il le concède lui-même [10].
Un autre exemple cher à Girard est celui d’Iphigénie : il s’agit là, incontestablement, d’une victime sacrificielle innocente. C’est même le mythe de la victime sacrificielle innocente par excellence, et Girard peut se contenter, là encore, de le paraphraser. Passons sur le fait que, comme Œdipe, Iphigénie n’est pas proprement un personnage mythique, mais un personnage tragique, et qu’elle n’est pas divinisée, simplement immortalisée. Non seulement il n’y a pas divinisation de la victime (second transfert), mais il n’y a pas non plus de culpabilité de la victime (premier transfert) : Comment Girard peut-il prétendre qu’Iphigénie illustre sa thèse selon laquelle les mythes présentent la victime comme coupable ? Dans l’Iphigénie à Aulis d’Euripide, l’héroïne a été désignée pour être offerte en sacrifice à Artémis, pour le prix des fautes de son père qui ont rendu la déesse de la guerre défavorable. Un témoin raconte à la mère de la victime, Clytemnestre [en vignette de l’article, huile de Frederic Leighton – NdR], qu’au moment d’être mise à mort, Iphigénie disparut et on vit à sa place une biche. « Il est clair que ton enfant s’est envolée chez les dieux », ajoute le messager compatissant. La mère ne sait que penser et, s’adressant à sa fille disparue : « Comment affirmer que ces histoires ne sont pas des contes vides, qu’on me raconte pour me faire quitter le deuil amer que tu me causes ? » Girard voit là l’expression parfaite du « mensonge mythique ». Pourtant, le mensonge est dévoilé, et Clytemnestre n’y croit qu’à moitié. Ce que Girard révèle en fait, c’est qu’il n’a rien compris au mythe, car il n’a rien compris à la pensée funéraire qui en est la source. Le mythique ne ment pas, il dévoile une vérité invisible, il nous fait voir l’autre côté du miroir. Dire que la « disparition » d’Iphinénie est un mensonge revient à dire qu’on ment en disant de quelqu’un qu’il a « disparu », qu’il est « parti » ou qu’il a été « ravi » ; c’est se méprendre sur la fonction du mythique (qui inclut les contes), du narratif en général, et même du langage. Le mythe permet à l’homme de « penser la mort », non pas pour la nier, mais pour l’imaginer comme un passage ou une métamorphose : le double discours est d’ailleurs fréquent dans les narrations mythiques : « On dit qu’il est mort, mais mon histoire dit qu’il a été enlevé, transporté, transfiguré, etc. ». Il s’agit de bien autre chose que d’un « mensonge ». À moins que Girard désigne en réalité comme « mensonge » toute croyance en une forme d’immortalité ; c’est en effet le fond de sa pensée (nous y reviendrons).
La même critique s’applique au récit de la mort de Romulus, autre pierre angulaire de la théorie girardienne [11] Tite-Live (un historien et non un mythographe, notons-le) raconte dans son Histoire de Rome (I, 16) que Romulus était entouré de tous les sénateurs, lorsqu’il fut soudain « enveloppé d’un nuage si épais qu’il disparut aux regards de l’assemblée. Depuis lors, [il] ne reparut plus sur la terre ». Les jeunes Romains acclamèrent alors en Romulus un nouveau dieu. Tite-Live ajoute cette phrase troublante :
« Il y eut, je crois, dès ce moment quelques sceptiques qui soutenaient tout bas que le roi avait été mis en pièces par les Pères de leurs propres mains : en effet, cela s’est dit également, en grand mystère ; l’autre version fut popularisée par le prestige du héros et les dangers du moment. »
Il y a deux versions contradictoires des faits : l’une est mythique, l’autre est réaliste. Et il est vrai que Tite-Live, comme Girard, présente la première comme un « mensonge mythique », mais c’est parce que ni l’un ni l’autre ne comprennent la pensée mythique (Tite-Live à supposer qu’il ne soit pas une invention de la Renaissance, comme le déclare Anatoly Fomenko, est historien, pas mythographe). La narration mythique est dans une relation dialogique (ou dialectique) et non négationniste avec l’observation réaliste : autrement dit, le mythe n’a pas besoin d’escamoter le cadavre pour prétendre que le mort n’est pas mort, c’est pourquoi les cultes héroïques se pratiquent généralement autour d’un tombeau.
Mais au fait, là encore, où est l’affirmation mythique que Romulus est coupable, qui caractérise le mythe selon Girard ?
Une anthropologie à l’emporte-pièce
Girard aurait pu produire une thèse intéressante sur les récits légendaires d’Œdipe, Iphigénie, Romulus et quelques autres figures antiques. Mais ce qu’il voulait produire était bien autre chose : une œuvre révolutionnaire qui emporte tout sur son passage. Il va donc bluffer et affirmer que « tous » les mythes du monde rentrent dans sa catégorie étroite, alors que mêmes ses trois exemples fondamentaux n’y entrent pas. Pour donner l’illusion d’avoir ratissé tout le champ mythique, il va bourrer cette boîte avec un fatras d’histoires glanées à droite et à gauche. L’une de ses meilleures trouvailles (que lui a fournie un lecteur) est « l’horrible miracle d’Apollonius de Tyane », selon Philostrate (IIIe siècle ap. J.-C. [12]). Il y est question d’un pauvre mendiant désigné par Apollonius comme responsable d’une épidémie et lynché par la foule, après quoi l’on découvre que le mendiant était un démon. Un démon, et non un dieu ; Girard est donc obligé de concéder que la divinisation est incomplète, mais suppose qu’elle aurait pu l’être, c’est-à-dire que le démon maléfique aurait pu (aurait dû !) recevoir un culte et devenir un dieu bénéfique. Tous les exemples de Girard sont à l’avenant : il manque toujours l’un ou l’autre des deux termes du double transfert : soit la divinisation du mort, soit le « mécanisme victimaire » lui-même, dont l’absence est alors justifiée par le fait qu’il s’agit d’« un principe d’illusion, que ne peut pas figurer en clair dans les textes qu’il gouverne » [13]. On reconnaît ici la caractéristique des fausses sciences telle que l’a établie Karl Popper (en l’appliquant par la psychanalyse) : la théorie est immunisée contre tout contre-exemple, puisque le principe du « mensonge mythique » explique pourquoi l’exemple dit le contraire de la théorie – tout comme le principe psychanalytique du « refoulement psychique ».
Le schéma interprétatif que Girard applique aux mythes est toujours le même, répété de livre en livre :
« Dans le mythe, le point de vue est toujours celui de la communauté qui décharge sa violence sur une victime qu’elle considère coupable, et à travers l’expulsion de laquelle elle rétablit l’ordre social, à ce point précieux que la victime est divinisée, investie d’un pouvoir sacré par la communauté qui l’a expulsée [14]. »
C’est une idée qu’il a en fait empruntée à Nietzsche (le Nietzsche en phase terminale), idée qu’il voit comme « la plus importante affirmation théologique depuis l’époque de saint Paul », comme il l’avoua très tardivement [15]. Mais si Nietzsche philosophait à coups de marteau, comme il le disait, Girard philosophe à l’emporte-pièce : depuis cinquante ans, il se promène avec le même schéma simpliste à travers les mythologies et les folklores du vaste monde. Du moins le prétend-il. En fait, j’affirme catégoriquement que, dans toute son œuvre, il ne produit pas un seul exemple convaincant de ce schéma. Il énonce des généralités absolutistes, mais lorsqu’il se risque à donner un exemple, celui-ci est si dérisoire qu’il désarme le jugement. Voici un exemple typique tiré de Christianisme et modernité : après avoir déclaré « Pour que ma thèse sur le bouc émissaire puisse être considérée comme valable, elle doit confirmer non pas quelques-unes, mais toutes les données de la mythologie », il profère quelques généralités : « Très souvent, les mythes… », « De nombreux héros présentent des caractéristiques qui… », « Dans de nombreuses cultures du monde… » Puis arrivent les exemples annoncés et tant attendus, au nombre de deux, sans référence : « Cadmos, le fondateur mythique de Thèbes, se voit ainsi accusé d’avoir jeté en cachette une pierre contre deux groupes de géants, pour les inciter à la violence et orchestrer indirectement leur destruction réciproque. […] Un mythe sud-américain, étudié par Lévi-Strauss (voir ses Mythologiques), raconte l’histoire d’un perroquet invisible, caché dans les plus hautes branches d’un arbre, qui jette des feuillages sur les guerriers situés en dessous de lui, afin de provoquer leur anéantissement mutuel [16]. » C’est tout.
Girard est très loin d’avoir démontré que tous les mythes dissimulent le déferlement d’une fureur collective sur une victime expiatoire ensuite divinisée, comme il le prétend. Il existe bien d’autres types d’humains plus ou moins divinisés, ou en tout cas recevant un culte, généralement à la suite d’une mort violente à vertu sacrificielle : ce sont les « héros », au sens premier du terme grec (dont Girard ne semble pas familier). Les légendes héroïques, qui constituent la part la plus importante des mythes gréco-romains, ne sont pas dans leur majorité fondées sur la mauvaise conscience de la foule offrant un culte aux victimes de sa fureur, dont le meurtre aurait rétabli la paix sociale par catharsis. Le mythique est enraciné dans l’histoire, mais pas seulement dans l’histoire des persécutions. Les hommes divinisés ont souvent été martyrisés, mais ils l’ont été en tant que transgresseurs de l’ordre établi, et non de défouloir. Ils incarnent les contradictions et les traumatismes de leurs sociétés, et ouvrent la voie de leur dépassement. Fondamentalement, un héros est un homme envers lequel une communauté se reconnaît une dette, et son culte est la façon qu’ont les hommes de payer cette dette. Il y a autant de types de héros que de types de dette possibles. Par conséquent, la thèse de Girard est doublement réductrice et outrageusement fausse : s’il est plausible que le mythique et le divin dérivent en grande partie du funéraire (mais pas seulement), il n’existe pas de faisceau d’indices permettant de supposer que les dieux sont, dans leur majorité, d’innocentes victimes divinisées, qu’ils sont nés de ce que Girard nomme le « retournement bénéfique de la toute-puissance maléfique attribuée au bouc émissaire » [17].
Pourquoi Girard tient-il absolument à faire du bouc émissaire le seul mécanisme de fabrication du mythe ? Pourquoi vouloir ainsi, au fond, réduire le paradigme héroïque à son degré zéro, celui de la « victime choisie pour des raisons arbitraires » [18], c’est-à-dire dénuée de tout mérite ? Girard est le fossoyeur de l’héroïsme, qui est le cœur de la civilisation. Et pourquoi prétendre, sans la moindre preuve et même contre toute évidence, que la victime est toujours présentée comme coupable dans le mythe ?
Dans son infatuation pour sa propre idée, Girard va jusqu’à assujettir non seulement le mythique, mais tout l’imaginaire de la mort, à la pensée sacrificielle :
« Pour comprendre la conception religieuse de la mort, il suffit d’admettre qu’elle constitue l’extension à tous les membres de la communauté, quand il leur arrive de mourir, pour une raison ou une autre, de l’ensemble dynamique et signifiant constitué à partir de la victime émissaire. »
Autrement dit, « l’idée de la mort pénètre à partir des victimes sacralisées » [19]. C’est une inversion de la thèse bien connue (mais jamais citée par Girard, qui de toute manière ne cite personne d’autre que lui-même) et bien mieux fondée, selon laquelle l’immortalité accordée initialement aux seuls grands morts (rois, héros) a été progressivement démocratisée. Pour Girard, ce serait au contraire par le bas de l’échelle que l’immortalité serait venue à l’esprit humain : l’homme se serait progressivement pris pour immortel par imitation des victimes expiatoires massacrées par la foule. On constate ici que la méthode de Girard consiste à piller des idées sensées, sans citer ses sources (peut-être ne les connaît-il que vaguement), pour les rendre caricaturales ou les inverser. Il produit ainsi du nouveau, sans aucun doute, quelque chose d’impressionnant a priori, mais qu’aucun chercheur compétent ne peut prendre au sérieux. Ici transparaît aussi le mépris de Girard pour toute pensée funéraire traditionnelle ; il a beau affirmer la « divinité de Jésus » [20], il ne croit pas en une quelconque forme d’immortalité de l’âme. Pour Girard, l’immortalité est le « mensonge mythique » par excellence.
Non seulement le funéraire, mais le religieux dans son ensemble est passé à la moulinette girardienne :
« Nous affirmons donc que le religieux a le mécanisme de la victime émissaire pour objet ; sa fonction est de perpétuer ou de renouveler les effets de ce mécanisme, c’est-à-dire de maintenir la violence hors de la communauté. »
« C’est la violence qui constitue le cœur véritable et l’âme secrète du sacré [21]. » Voilà tout le style de Girard. Certes, il faut bien « produire des catégories », mais celles de Girard ressemblent à la grenouille qui voudrait être aussi grosse que le bœuf ; elles prétendent englober la totalité du réel quand elles n’en contiennent qu’une infime partie, puisée exclusivement dans les bas-fonds de la nature humaine.
Une christologie au rabais
Girard a raconté quelque part avoir reçu la foi catholique après avoir été miraculeusement guéri d’un bouton sur le nez. Depuis, il est en mission pour Dieu. Son anthropologie n’est qu’un argument apologétique, et il s’en cache à peine dans ses derniers ouvrages, aux titres bibliques. Il s’agit en dernière instance d’opposer « le mythique » et « le biblique », et de prouver que l’Évangile est le « dévoilement du mensonge mythique » : Girard se prend pour le dernier avatar des apologues chrétiens dénonçant le caractère mensonger des mythes païens. Comme eux, il doit répondre aux objections des sceptiques que l’Évangile ressemble comme deux gouttes d’eau aux mythes d’héroïsation. Selon Girard, les Évangiles « gravitent autour de la passion du Christ, c’est-à-dire du même drame que toutes les mythologies du monde » [22], mais adoptent le point de vue opposé, celui de la victime plutôt que celui des persécuteurs, et pour cette raison, dévoilent le mensonge des mythes. En réalité, Girard a beau noircir autant qu’il peut toutes les traditions antiques, il échoue comme les apologues à démontrer que le récit évangélique échappe à la catégorie du mythe, et pour cause. En quoi la résurrection du Christ serait-elle moins mythique que la translation à Olympe d’Hercule, sauvé des flammes ? Sur cette question, Girard ne fait pas mieux que Tertullien, et moins bien qu’Augustin. Du point de vue de l’histoire des religions, Jésus a pleinement sa place dans la communauté des héros civilisateurs. Il en est la culmination, et non l’annulation.
Girard, en définitive, dévalue considérablement le Christ sans s’en rendre compte (?), car réduire sa mort au déchaînement d’une foule aveugle annule la portée de son message. Si la théorie de Girard est vraie, c’est-à-dire si les victimes expiatoires sont désignées arbitrairement, sans raison, simplement pour décharger les tensions sociales, et si l’originalité de l’Évangile se borne à défendre l’innocence de la victime, alors Jésus aurait aussi bien pu s’appeler Dupont-la-Joie. Le Jésus de Girard est sans importance : nulle part Girard ne s’intéresse au message du Christ ni même à son contexte. Du point de vue de Girard, ce n’est pas Jésus qui a révélé quoi que ce soit, ce sont les Évangélistes, car la seule révélation, celle qui a changé le monde, est l’innocence de la victime de la violence mimétique. Jésus est innocent, et les évangélistes nous le disent ; cela suffit à Girard pour déclarer que Jésus est Dieu. Voilà un bien étrange christianisme ! Girard, en réalité, est le fossoyeur du Christ. C’est l’une des raisons, je pense, du désintérêt des théologiens catholiques pour ses théories, dont il se plaint tant.
Il est aussi important de noter que Girard nie implicitement toute rupture entre l’Ancien et le Nouveau Testament : il ne voit d’opposition qu’entre « le mythique » et « le biblique », et inclut les deux Testaments dans ce dernier terme.
« Un mythe fondateur est un phénomène de bouc émissaire déformé de façon spécifique et toujours reconnaissable parce que ce sont les lyncheurs eux-mêmes qui le racontent, autrement dit les bénéficiaires jamais détrompés de la réconciliation qui résulte du lynchage unanime et de rien d’autre. Les grands drames bibliques et les Évangiles sont aussi des phénomènes de bouc émissaire mais racontés cette fois par des minorités qui se détachent de la foule pour dénoncer l’emballement mimétique et réhabiliter les victimes faussement accusées. »
Pour « les grands drames bibliques », Girard se réfère exclusivement et systématiquement au Serviteur souffrant d’Isaïe, 53 ; rien, évidemment, sur les génocides (imaginaires ou réels) perpétrés par Israël au nom de Yahvé, qui sont pourtant un bel exemple de violence mimétique, sauf que les victimes de ces génocides sont justement coupables aux yeux de Yahvé, ce qui ne colle pas avec la Bible selon Girard. Girard parle d’une « rupture abrahamique », mais insiste sur l’idée que l’Évangile se situe dans la continuité de la Bible hébraïque. Bref, consciemment ou non, Girard un crypto-juif au même titre que les calvinistes (comme eux, ce qu’il préfère dans les Évangiles, ce sont les passages apocalyptiques, c’est-à-dire l’aspect le plus judaïque des Évangiles, reconnu par la critique historique comme étrangers à la pensée de Jésus). C’est la seconde raison pour laquelle le catholicisme a toujours boudé Girard, à sa grande déception.
Dans Christianisme et modernité, Girard admet la thèse de Max Weber selon laquelle « le christianisme est la religion de la sortie de la religion », et en rajoute en disant que « l’athéisme, au sens moderne du terme, est une invention chrétienne ». Persuadé que l’Évangile est l’aboutissement de la Torah, il n’a absolument aucune conscience du travail de sape mené par le judaïsme (et la franc-maçonnerie) contre le christianisme depuis la fin du Moyen Âge.
Une dernière remarque : il n’échappe à personne que le concept de l’omniprésence du mécanisme victimaire (le « défoulement » hystérique contre la victime innocente) est prisé d’une certaine communauté qui a fait de sa victimisation son fond de commerce : j’ai nommé le Juif, la victime éternellement innocente (et « inoffensive », ajoute Sartre) que l’humanité a choisi comme éternel Bouc émissaire. De mémoire, Girard n’aborde qu’une seule fois le thème du pogrom anti-juif, dans Le Bouc émissaire, en partant d’un texte de persécution médiéval (Guillaume de Machaut, Jugement du Roy de Navarre, XIVe siècle) ; il y sépare, selon son postulat de départ, le caractère mythique de la culpabilité des Juifs du caractère bien réel de leur persécution. On peut s’étonner que Girard n’exploite pas davantage cette piste. Mais on peut se demander si son succès éditorial n’est pas en rapport avec le caractère bien judaïquement correct de sa thèse. Car son succès est indéniable, et sa posture de génie incompris est une fiction : il a pignon sur rue, n’a même plus besoin d’écrire pour publier (on enregistre ses entretiens) et a été admis, s’il vous plaît, parmi les « immortels » de l’Académie française, sous le parrainage de Michel Serres. Attendez sa mort et vous verrez qu’il sera sanctifié comme le théoricien de l’antisémitisme : Finkielkraut, qui l’adore, fera son oraison funèbre.
En vignette : Compassion (détail), de William-Adolphe Bouguereau (1825-1905), huile sur toile, 1897.