En réaction, c’est un nouveau format d’entretien qui fait réagir mon intervenant aux citations que je lui propose.
Réaction inconditionnellement libre !
Arthur Sapaudia : Cher Monsieur Roby, merci de vous prêter au jeu. Voyons ce que vous inspire cette première citation :
On s’étonne du succès de la médiocrité ; on a tort. La médiocrité n’est pas forte par ce qu’elle est en elle-même, mais par les médiocrités qu’elle représente ; et dans ce sens sa puissance est formidable. Plus l’homme en pouvoir est petit, plus il convient à toutes les petitesses. Chacun en se comparant à lui se dit : « Pourquoi n’arriverais-je pas à mon tour ? » Il n’excite aucune jalousie : les courtisans le préfèrent, parce qu’ils peuvent le mépriser ; les rois le gardent comme une manifestation de leur toute-puissance. Non seulement la médiocrité a tous ces avantages pour rester en place, mais elle a encore un bien plus grand mérite : elle exclut du pouvoir la capacité. Le député des sots et des imbéciles au ministère caresse deux passions du cœur humain, l’ambition et l’envie. Un charme est au fond des souffrances comme une douleur au fond des plaisirs : la nature de l’homme est la misère.
François-René de Chateaubriand, Pensées réflexions et maximes (1836)
François Roby : Bonjour Arthur,
La notion de médiocrité me fait penser à celle de « plus petit dénominateur commun » (qu’on nomme plutôt plus petit commun multiple en mathématiques), et qu’on obtient en décomposant les nombres en « briques élémentaires », les nombres premiers, pour en repérer les éléments communs qu’on multiplie ensemble. Transposé à une population, on peut dire que c’est trouver tout ce qui est consensuel, ne fait pas de vagues, exclut toute forme d’élite, d’aristocratie, tout ce qui peut tirer vers le haut une société, et donc faire d’elle une société prospère, créative et autonome.
Difficile aussi de ne pas penser aux propos de l’économiste Gaël Giraud qui lui ont valu une célébrité récente, lorsqu’il disait à propos du mentor d’Emmanuel Macron :
« David de Rothschild est un homme, tout à fait honorable, mais qui a aussi une revanche à prendre sur les nationalisations de 1981, et qui lui a un grand projet, on va dire eschatologique, qui vise la fin des temps, qui est la privatisation absolue du monde et la médiocrisation, si je puis dire, de l’État, de manière qu’un traumatisme comme les nationalisations de 1981 ne soit plus possible. »
L’État étant l’instrument du pouvoir, mais aussi le gilet de sauvetage des plus faibles, qui garantit une certaine homogénéité à la société, le fait de le rendre médiocre, c’est-à-dire impuissant, défaillant, est nécessaire pour des pouvoirs illégitimes qui entendent imposer leur domination à la majorité. Il faut donc je pense articuler la notion de médiocrité individuelle « spontanée », une tendance naturelle de l’humain, avec celle de médiocrité organisée par une élite (pas au sens moral !), qu’on constate objectivement dans de nombreux domaines (comme l’éducation) mais qui vous conduit rapidement à être taxé de « complotiste » si vous en parlez !
2ème citation :
Dieu n’existe pas encore il sera l’homme de demain, doté de pouvoirs quasi infinis grâce aux nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC). L’homme va réaliser ce que seuls les dieux étaient supposés pouvoir faire : créer la vie, modifier notre génome, reprogrammer notre cerveau et euthanasier la mort.
Laurent Alexandre, Le Monde, 3 novembre 2015, dans Faits & Documents n°491
Laurent Alexandre, vous y allez fort ! Difficile de trouver moins caricatural… Que dire sur cette « pensée » ? Qu’elle cumule à peu près tous les délires scientistes du moment… bien sûr tout cela n’a rien à voir avec la science, qui selon moi est l’étude de la nature (ou des lois de Dieu, pour les croyants) et pas la volonté de se substituer à elle, de la « dominer ». Même le plus intrépide des ingénieurs sait qu’il ne commande jamais aux lois de la nature, il lui obéit. Alors bien sûr on peut influer sur le cours des événements, et nous vivons presque tous dans une société hyper-technique où nous sommes environnés de prothèses de toute sorte, certaines utiles, d’autres non. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut accepter de vivre comme de « bons sauvages », qu’on doit forcément se résigner à la maladie, dont certaines très cruelles et injustes touchant dès la naissance des personnes ayant « tiré un mauvais numéro » génétique, et qui trouveront peut-être un jour des remèdes bienvenus.
J’ai récemment fait un grand voyage en avion, je mesure la chance que j’ai de pouvoir aller en quelques heures à 10 000 km de chez moi grâce à la technique (et au pétrole). Mais je ne trouve pas que l’humanité se rapproche de la divinité en acquérant de tels pouvoirs ; au contraire même, si j’en juge par l’évolution plutôt néfaste qu’une telle facilité des échanges fait peser sur certaines sociétés. En médecine, c’est la même chose, et même en pire, tant que ce sera le désir d’enrichissement matériel qui gouverne tout le reste, avec pour corollaire la corruption d’institutions censées protéger la santé. Chassons les marchands du temple de la vie !
L’homme qui se prend ainsi pour un dieu me fait davantage pitié qu’envie ; c’est clairement un « cerveau malade » auquel il serait irresponsable de confier la moindre responsabilité. Et se rend-il compte de l’aberration logique de son expression « euthanasier la mort » ?
Désolé d’être un peu sec, mais il est difficile pour moi d’être inspiré par du vide… ou une pathologie aussi sombre, car l’individu me semble vraiment sourd et aveugle aux miracles et aux complexités de la vie, par définition incertaine et surprenante. Son obsession pour l’immortalité et le contrôle du corps ressemble bien plus pour moi à une fascination malsaine pour la mort.
Troisième et dernière citation :
La révolution technologique, les percées spectaculaires dans les domaines de l’intelligence artificielle, de l’électronique, des communications, de la génétique, de la bio-ingénierie et de la médecine offrent d’immenses possibilités, mais elles soulèvent également des questions philosophiques, morales et spirituelles, que seuls les auteurs de science-fiction ont posées récemment. Que se passera-t-il lorsque la technologie dépassera la capacité de réflexion de l’homme ? Où se situe la limite de l’ingérence dans l’organisme humain, après laquelle l’homme cesse d’être lui-même et se transforme en une autre essence ? Quelles sont les limites éthiques d’un monde dans lequel les possibilités de la science et de la technologie sont devenues pratiquement illimitées, et qu’est-ce que cela signifiera pour chacun d’entre nous, pour nos descendants, même nos descendants immédiats, nos enfants et petits-enfants ?
Vladimir Poutine, Club de discussion Valdaï (2021)
Vous n’avez pas peur du grand écart ! Là évidemment, on a des propos beaucoup plus raisonnables, une juste inquiétude face aux possibilités toujours plus vastes de la technique (et surtout face à son appropriation éventuelle par quelques-uns, voir par exemple cet intéressant entretien de Catherine Austin Fitts avec Del BigTree sur la « sécession des élites » ).
L’idée n’a rien de très neuf ; depuis bien longtemps on se lamente des risques que fait peser une évolution technique qui ne s’accompagne pas d’une évolution parallèle en matière de sagesse, ou de divers garde-fous suffisamment robustes. Toutefois il est vrai que depuis la révolution informatique, la numérisation du monde fait peser des dangers d’une autre nature sur l’humanité que ceux liés à l’utilisation à grande échelle de diverses sources d’énergie, qui permit la révolution industrielle.
Mais avant de développer j’aimerais vous raconter une anecdote. Quand j’étais enfant, mes parents avaient au début une machine à laver entièrement mécanique ; ma mère devait rester devant pour manipuler une sorte de gros levier entre les différentes phases de lavage. Cette machine finit par tomber en panne et mes parents en achetèrent donc une « moderne », c’est-à-dire avec un choix de programmes prédéfinis qu’il suffisait de sélectionner suivant le type de linge. C’est d’une totale banalité aujourd’hui, mais je me rappelle très bien avoir vu mes parents s’extasier devant cette machine qui « faisait tout toute seule », en particulier mon père qui allait jusqu’à penser qu’il était presque immoral d’acquérir pour de l’argent un objet dont on ne comprend pas le fonctionnement.
Cela peut faire sourire aujourd’hui, mais devrait aussi nous faire réfléchir : mon père, né en 1926, était d’une génération où à peu près tout ce qu’il utilisait, de sa règle à calcul à ses outils en passant par son automobile ou même sa radio et sa télévision, obéissait à des règles de fonctionnement qu’il comprenait, au moins dans les grandes lignes. Rien qui ne soit une « boîte noire magique » comme peuvent l’être nos smartphones aujourd’hui. Et pas encore de techniques fines de manipulation du vivant à l’échelle génétique comme nous en connaissons désormais.
Il y a je pense deux grands dangers, qui se combinent et se renforcent : l’augmentation vertigineuse de la puissance de calcul (et on n’a encore rien vu ou presque des ordinateurs quantiques), et les possibilités de plus en plus fines d’agir sur le vivant, même si ces dernières me semblent paradoxalement moins préoccupantes car sujettes à ne nombreux « ratages » qui éveillent la conscience critique.
La puissance de calcul phénoménale des ordinateurs devient problématique par les possibilités de manipulation de l’opinion qu’elle permet. Tout le monde a entendu parler des robots ou « bots » de twitter qui viennent donner une dimension industrielle à « l’astroturfing », c’est-à-dire la simulation d’un mouvement d’opinion spontané afin d’entraîner les peuples dans des directions qu’ils ne prendraient pas d’eux-mêmes. La propagande à l’ancienne existe toujours, on l’observe bien dans nos « chers » media, mais elle est relativement artisanale et inoffensive par rapport à ces nouvelles techniques, car beaucoup plus visible. Il est donc important de parler de cela afin que chacun garde les pieds sur Terre et fasse davantage confiance à ses connaissances en chair et en os pour discuter des problèmes du monde, plutôt qu’à des comptes sur des réseaux sociaux qui peuvent très bien n’avoir qu’une existence virtuelle (mais un rôle très bien défini par des individus en chair et en os).
On parle aussi beaucoup d’intelligence artificielle en ce moment, à mon avis à tort, ou alors il faudrait se mettre d’accord sur une définition très restrictive de l’intelligence, qui n’est pas vraiment la mienne. Pour moi, même s’il s’agit de prouesses informatiques permises par une vitesse de calcul phénoménale, il s’agit toujours de calcul, et donc pas d’intelligence. J’ai l’habitude de dire à mes étudiants, qui doivent résoudre des problèmes de physique : « dans un premier temps, faites preuve d’intelligence et à partir de la réalité élaborez un modèle que vous pourrez mettre en équations ; dans un deuxième temps, soyez stupides et calculez. » Certains croient que je blague, mais pas du tout. Résoudre une équation c’est juste « tourner une manivelle » avec une technique connue. Et il n’y a pas d’intelligence dans un ordinateur, même s’il bat un champion du monde d’échecs, comme Kasparov dès 1997.
Inversement, j’ai toujours ressenti, dès mon plus jeune âge – sans pouvoir le justifier de façon « scientifique » – qu’il y avait une forme d’intelligence chez les animaux que nous côtoyons, plus ou moins développée certes selon les espèces, et pas comparable à l’intelligence humaine, mais toujours radicalement supérieure à, et même d’une autre nature que l’intelligence dite « artificielle ». Et cette forme d’intelligence me semble totalement inséparable des émotions, dont les chiens ou chats de compagnie, par exemple, sont évidemment capables. Cette immense complexité du vivant – mais même à des stades bien plus primitifs qu’un mammifère, ne serait-ce qu’un simple brin d’herbe ! – me semble être à la fois la raison pour laquelle l’intelligence « artificielle » n’en est pas une, et pour laquelle toutes les promesses de lendemains qui chantent en matière de thérapies miraculeuses, génétiques ou non, ne subsistent qu’à grandes doses de marketing pharmaceutique.
La vision du vivant véhiculée par l’imagerie scientifique médicale me semble fondamentalement erronée, car aveuglée par des techniques isolant bien trop certains éléments. Et je ne parle pas d’adopter là des visions très spiritualistes de certaines médecines alternatives ; je reste très conservateur sur le plan scientifique, mais je crois que si des progrès, éventuellement spectaculaires, peuvent être réalisés dans des domaines comme les traitements génétiques de maladies rares ou l’interface machine / cerveau, la plupart des tentatives de faire des humains « augmentés » en agissant sur leurs gènes ou d’autres paramètres, sont des rêves de scientistes fous qui se traduiront à court terme par des catastrophes. Ce sera certes dommage pour les futures victimes, mais aussi suffisamment désastreux pour dissuader le plus grand nombre de tenter l’aventure. Reste bien sûr à éviter à tout prix des modifications risquées qui se transmettraient sur la descendance…
Par contre, le piratage informationnel « doux » visant à faire évoluer les peuples dans un monde parallèle, sans avoir besoin de rien modifier de leur intégrité physique, me semble lui plus dangereux car ayant, on l’a vu durant la crise Covid, de nombreux « succès » à son actif. D’où l’impérieuse nécessité d’une pédagogie basée sur le réel, encore et toujours, et pas sur les mirages à la mode du « e-learning », pour parler la langue de l’ennemi !