Version revue et retouchée pour Égalité & Réconciliation du texte paru dans Rébellion, n° 58, mars/avril 2013.
[Lire la première partie de l’entretien]
La psychanalyse semble avoir un rôle ambivalent dans ce phénomène. Quelle est votre opinion sur cette école (sur Freud, Jung ou Lacan) ?
La psychanalyse passe son temps à rétablir du surmoi, c’est-à-dire de l’ordre, de l’autorité morale, des limites comportementales et de la stabilité mentale. Elle est donc l’ennemie du capitalisme. Mais elle est perçue aussi comme une ennemie par les religions, car elle leur fait concurrence dans une certaine mesure. Donc, tout le monde la déteste et la passe en procès.
Le problème, c’est que ce mauvais procès fait à la psychanalyse n’est pas toujours très cohérent. On dit simultanément : « La psychanalyse ne marche pas » et « La psychanalyse détruit les êtres qui s’y adonnent ». Il faudrait choisir. Les deux accusations sont mutuellement incompatibles sur le plan strictement logique. Si elle ne marchait pas, elle n’aurait aucun effet, même pas destructeur. Ce serait un facteur nul, un zéro, ni « plus », ni « moins ». En fait, la psychanalyse marche, raison pour laquelle elle peut effectivement détruire les gens qui sont sous son influence. Ses applications excèdent le cadre de la thérapie et se retrouvent aussi beaucoup en management, en marketing et, ce que l’on sait moins, en sécurité informatique, dans sa branche ingénierie sociale, justement.
Le fait que Freud ait été chez les B’nai B’rith est une raison supplémentaire pour s’informer sur les méthodes de manipulation et de déconstruction psychologique qui nous sont appliquées. C.-G. Jung est indispensable à connaître également, mais Jacques Lacan est encore plus précis et nous propose une vraie boîte à outils permettant d’agir directement sur soi ou sur autrui. Pour user de métaphores biologiques ou informatiques, la psychanalyse lacanienne, et le structuralisme en général, donnent accès au « code génétique », ou au « code source » de l’esprit et de la société.
Par exemple, un mathème lacanien, le schéma R (pour Réalité), modélise le mécanisme de la construction de confiance, qui est exactement le même que le mécanisme de la construction de la réalité : on peut donc appliquer ce schéma pour abuser de la confiance d’autrui en lui créant une réalité virtuelle, ou à l’inverse pour empêcher la construction de confiance, en soi ou en autrui, et ainsi empêcher la construction d’une réalité viable et habitable. Si vous observez les choses de près, vous trouverez l’équation « confiance = réalité ». Quand la confiance disparaît, c’est la réalité qui s’effondre. En revanche, si vous me faites confiance, je commence à construire votre réalité.
On voit le danger : si la psychanalyse dévoile et met à nu les règles de base de la construction de la réalité, du psychisme et de la vie en société, elle peut être utilisée également pour déconstruire la réalité, le psychisme et rendre impossible la vie en société. Comment ? En jouant sur l’Œdipe, c’est-à-dire le sens dialectique. Je détaille.
Une société possède nécessairement des différences. Une société parfaitement homogène n’existe pas. Or, la gestion des différences, leur articulation fonctionnelle et organique, ne se fait pas toute seule. L’articulation des différences porte un nom : la dialectique. La dialectique, cela s’apprend. Les différences premières, fondatrices de toute société, se résument par un concept : le complexe d’Œdipe. Ce sont les différences hommes/femmes et parents/enfants (par extension jeunes/vieux). Ces différences sont néanmoins articulées et fonctionnent ensemble, de manière organique, au sein de la famille. Le schéma familial offre ainsi le modèle originel du fonctionnement de tout groupe social : des différences respectées, on ne fusionne pas, mais fonctionnant ensemble.
Si on n’intériorise pas ce premier système de différences articulées, on ne peut pas en intérioriser d’autres et on développe des problèmes d’identité et d’adaptation sociale. En effet, l’identité est à l’image du système social : dialectique. Je ne sais qui je suis que par opposition et différenciation. L’identité, la construction identitaire, repose donc sur la position d’une différence première, originelle, fondatrice. Pour que je puisse agir dans le monde et me socialiser normalement, je dois donc sortir du flou identitaire pré-œdipien, le flou fusionnel qui précède la perception des différences.
Dans sa vidéo de janvier 2013, Alain Soral et son équipe rapportent un document stupéfiant. À l’occasion d’une audition sur le projet de « mariage pour tous », l’anthropologue Maurice Godelier préconisait de remplacer les termes « père » et « mère » par le terme générique de « parents ». D’après lui, le mot « parent », qui peut désigner simultanément le père, la mère, comme le grand-père et la grand-mère, présente ce double avantage d’effacer la différence des sexes et d’effacer la différence des générations. Quiconque possède quelques éléments d’anthropologie ou de psychanalyse repère immédiatement où Godelier veut en venir : produire intentionnellement du flou identitaire, donc de la psychose, en effaçant le complexe d’Œdipe, les différences hommes/femmes et parents/enfants, donc les différences au sein de la famille, et par extension au sein de la société.
En fait, les différences persistent dans le réel, mais elles ne sont plus perçues, ni intériorisées. Si les différences ne sont plus perçues, les identités non plus. Cette incapacité à percevoir, intérioriser et gérer les différences et les identités porte un nom : la psychose, le flou identitaire. « Je ne sais pas qui je suis parce que je ne sais pas ce qui est en face de moi. » Godelier et les partisans de la théorie du genre, qu’il faudrait renommer « théorie de la confusion des genres », cherchent à produire du flou identitaire chez les enfants, et pourquoi pas chez les adultes. Ils cherchent donc à produire des handicapés mentaux, incapables de se socialiser. Ils cherchent à créer des problèmes d’identité et à générer des pathologies mentales et sociales, qui finiront en suicides, en meurtres ou en toxicomanies de compensation.
L’effacement des différences fondatrices, c’est l’effacement des limites, de toutes les limites. L’objectif, c’est la plasticité identitaire infinie, qu’on renommera « liberté identitaire infinie » pour mieux hameçonner la proie avec une accroche désirable, au prix de l’émergence de nouvelles souffrances. Toujours dans sa vidéo de janvier 2013, Soral remarquait fort justement que « la liberté, c’est la folie ». C’est bien de cette folie que Deleuze et Guattari se sont faits les chantres à partir de L’Anti-Œdipe, cette bible de l’antipsychiatrie dont le sous-titre est « Capitalisme et schizophrénie ». Publié en 1972, ce texte a profondément marqué la pensée libertaire. Il y est fait une apologie de la schizophrénie comme étant le parachèvement du capitalisme en tant que libération de toutes les structures et affranchissement de toutes les limites psychiques, comportementales et identitaires. L’alliance objective entre libertarisme et libéralisme est donc conclue officiellement et revendiquée depuis une bonne quarantaine d’années.
Une liberté sans limite rend fou et empêche donc la socialisation. À l’opposé, la psychanalyse tourne entièrement autour de cet adage : « Ma liberté s’arrête où commence celle des autres. » La limite, le surmoi dans le jargon freudien, a un effet positif et négatif en même temps. La limite réprime l’expression libre du désir. Apprendre à vivre en société, c’est apprendre qu’on ne fait pas ce qu’on veut et qu’il y a des limites à respecter. Il y a des bornes à l’expression de mon désir, il y a des règles, des lois, des structures, des cadres, des interdits à respecter et sans lesquels la société ne peut pas fonctionner. Cette répression de la liberté du désir permet donc de vivre en société, mais induit également une frustration. Cette frustration peut s’accumuler, s’enkyster, et devenir une névrose. C’était la pathologie la plus courante jusque dans les années 1970. L’ordre social exercé par une autorité morale et l’intériorisation d’une limite (un Père ou un phallus symbolique) était simultanément répressif et socialisant, frustrant et structurant, névrotique et normatif. C’était le mode de socialisation normal dans l’espèce humaine, avec des avantages et des inconvénients. C’est la gouvernance par l’ordre, par l’imposition de limites rigides à ne jamais dépasser, sous peine de punition.
Cet ordre ancien, celui de notre espèce et de ses constantes anthropologiques depuis ses origines, est aujourd’hui attaqué. L’Occident postmoderne a vu naître un « ordre nouveau », un mode de gouvernance par le chaos qui est une forme de contrôle social entièrement neuve consistant à lever toutes les limites et à laisser le désir s’exprimer librement. Dans un premier temps, on a l’impression de respirer enfin, on s’amuse, sans le surmoi phallique et surplombant. Le problème, quand on tue le Père, c’est qu’on est récupéré par la Mère, qui est en réalité tout aussi despotique que le Père. En Mai 68, Lacan disait à ses étudiants libertaires : « Vous aussi, vous cherchez un maître. » En l’occurrence, une Maîtresse, car la libre expression du désir, sans plus aucune limite ni structure, est le mode d’être hystérique, puis pervers, puis psychotique. Sans répression du désir, pas de sublimation, pas de symbolisation, pas de structuration psychique et comportementale possible, pas d’accès au langage et à la dialectique articulée.
Il existe donc une véritable ingénierie psychosociale de la levée des limites, de la transgression des interdits, des lois, des tabous et de l’abolition des frontières, donc une ingénierie de la désocialisation, de l’ensauvagement, de la déstructuration des masses et de la régression civilisationnelle provoquée, en un mot une ingénierie de la dés-œdipianisation, mise en œuvre par des gens qui savent exactement ce qu’ils font, grâce ou à cause de Freud et Lacan (Jung n’ayant pas reconnu le caractère fondateur de l’Œdipe et de la limite), qu’il s’agisse de psychanalystes à proprement parler ou d’auteurs imprégnés de psychanalyse. La théorie de la confusion des genres n’est qu’un outil de cette offensive du Capital pour transformer l’humain en une matière plastique modelable à l’infini, fluidifier toutes les structures comme le recommande l’Institut Tavistock, afin de parvenir à la « société liquide » décrite par Zygmunt Bauman.
Le résultat de cette déshumanisation, ou dés-hominisation, c’est ce que d’autres psys dénoncent, dont Julia Kristeva, dès les années 1980 dans Les Nouvelles Maladies de l’âme, ou l’Association lacanienne internationale (ALI), notamment Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun dans L’Homme sans gravité : l’explosion de ces pathologies très contemporaines, dépression, perversion, toxicomanie, hystérie banalisée, « psychoses froides », « états limites », « borderline », sociopathie, psychopathie. On lira aussi Dominique Barbier, Dany-Robert Dufour ou Jean-Claude Michéa.
Vous évoquiez dans un de vos récents textes « l’industrie du changement ». Qui sont pour vous ces « faiseurs » des bouleversements que nous subissons ? Que recherchent-ils ?
À l’occasion d’un séminaire auquel j’ai assisté, un consultant spécialisé en conduite du changement nous avait dit que son entreprise travaillait à « industrialiser la compétence relationnelle ». Les changements provoqués au moyen de crises dirigées ne servent donc pas à améliorer le fonctionnement des choses, mais à l’industrialiser, c’est-à-dire à le rationaliser, le standardiser, l’automatiser. Cela consiste à changer d’échelle de production et de contrôle. Quand on passe de l’artisanat à l’industrie, on passe aussi d’une production locale à une production globale. La production locale est décentralisée, enracinée, contextualisée, démocratique, quand la production globale est centralisée, déracinée, décontextualisée, oligarchique. L’industrie du changement consiste à transférer tout le contrôle de la production de l’échelle locale à l’échelle globale. La gouvernance par le chaos consiste à détruire le pilotage local et autonome de l’existence pour le remplacer par un pilotage global et hétéronome, toujours à distance.
En géopolitique, la transitologie est la discipline qui traite du « regime change », les changements de régime que l’Empire américano-israélien cherche à produire dans les pays arabo-musulmans, et un peu partout en fait, pour s’approprier le pilotage à distance de ces pays. En dernière instance, le but recherché est la modification de la structure générale des relations humaines : passer d’un lien social normal, fondé sur l’altruisme, l’empathie et la mutualité, à un lien social sociopathe, retravaillé par le capitalisme et le libertarisme, fondé sur la liberté individuelle. C’est ça, l’industrialisation de la compétence relationnelle. Concrètement, cela donne le « mariage homo », la GPA, soit la location du ventre des femmes, la PMA, soit le commerce des enfants, et pour finir l’euthanasie pour tous.
En fait, le « comment ? », la méthode appliquée, m’intéresse plus que le « qui ? », l’identité. En outre, la réponse au « comment ? » donne la réponse au « qui ? » Donc, qui sont les faiseurs des bouleversements pathogènes que nous subissons ? Réponse : tous ceux qui appliquent la méthode générale de bouleversement contrôlé. En gros, ce sont tous les acteurs du capitalisme et des révolutions de rupture, dont 1789 et 1917 sont les prototypes, et dont les « révolutions colorées », de Mai 68 au « printemps arabe », sont les prolongements, jusqu’en Libye et en Syrie aujourd’hui. Ces acteurs du capitalisme sont secondés par ce que l’on dénommait jadis les conseillers en propagande du Prince, et qu’on appelle aujourd’hui des spin doctors, des consultants, des influenceurs, des communicants, bref tous ceux qui travaillent à faire du storytelling et de la désinformation dans des entreprises, des think tanks, des lobbies, des médias, des services de renseignement, des sociétés de pensée plus ou moins ésotériques.
Cette stratégie du choc amène la notion de chaos que vous utilisez pour définir la logique du système. Pouvez-vous revenir sur la généalogie de cette soif de destruction de l’oligarchie mondiale ?
La pulsion de mort est largement partagée dans l’espèce humaine. Il semble néanmoins que certains groupes sociologiques l’actualisent davantage que d’autres. En termes de topologie structurale lacanienne, la destruction est une place à occuper, et en termes de psychologie archétypale jungienne, le Destructeur est un rôle à endosser. La question qui me vient tout de suite est : qui occupe cette place dans mon environnement immédiat, que je puisse m’en protéger ?
Si l’on fait une généalogie de la destruction en Occident, on arrive à un résultat qui n’est pas « politiquement correct ». Une histoire des idées impartiale montre que, sous nos latitudes monothéistes, le premier exposé d’un programme politique fondé sur la destruction est déposé dans le texte que les juifs appellent la Torah, et les chrétiens le Pentateuque. Pour certaines personnes, détruire est donc un commandement divin, consigné noir sur blanc dans des textes sacrés. Un échantillon :
Deutéronome : chapitre 20, versets 10 à 16.
« Quand tu t’approcheras d’une ville pour l’attaquer, tu lui offriras la paix. Si elle accepte la paix et t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouvera te sera tributaire et asservi. Si elle n’accepte pas la paix avec toi et qu’elle veuille te faire la guerre, alors tu l’assiégeras. Et après que l’Éternel, ton Dieu, l’aura livrée entre tes mains, tu en feras passer tous les mâles au fil de l’épée. Mais tu prendras pour toi les femmes, les enfants, le bétail, tout ce qui sera dans la ville, tout son butin, et tu mangeras les dépouilles de tes ennemis que l’Éternel, ton Dieu, t’aura livrés. C’est ainsi que tu agiras à l’égard de toutes les villes qui sont très éloignées de toi, et qui ne font point partie des villes de ces nations-ci. Mais dans les villes de ces peuples dont l’Éternel, ton Dieu, te donne le pays pour héritage, tu ne laisseras la vie à rien de ce qui respire. »
Cela dit, personne ne détient le monopole de la pulsion de mort. Le Japon ou la Corée du Sud connaissent des processus d’auto-génocide liés au « tout technologique ». Certaines régions d’Orient et d’Asie sont à la pointe de tous les délires post-humains et cybernétiques ; on y parle sérieusement de clonage reproductif ou de remplacement du peuple par des robots, ce genre de choses.
Je pense que la soif de destruction et d’autodestruction remonte en fait à un profil psychologique qui porte au moins trois noms : sociopathe, psychopathe, pervers narcissique. Le psychiatre polonais Lobaczewski est l’un des premiers à l’avoir étudié et il en a tiré une science, la ponérologie, ou la science du Mal. Je suis extrêmement convaincu par ce modèle ; pour ma part, je situe l’origine du Mal sur Terre dans ce profil psychologique sociopathe. Sa caractéristique est l’absence d’empathie, ce qui le conduit à traiter autrui comme un objet, un moyen, et à le chosifier. On peut rencontrer ce profil psychologique dans toutes les cultures, mais il semble néanmoins que certaines conjonctures favorisent son apparition. Notamment, les environnements socioculturels marqués par les thèmes de la destruction et du génocide sont, par excellence, des fabriques de sociopathes.
[Fin de la deuxième partie]