L’économiste Jacques Sapir réagit à un article du Nouvel Observateur dans lequel il était mis en causepar des journalistes dont l’européisme confine, selon lui, à la religion.
Mes amis, nous avions tout faux. Quatre journalistes viennent, dans le Nouvel Observateur de cette semaine (du 12 au 18 mai) de nous donner la raison de la spéculation qui frappe la zone Euro : les critiques qui « entretiennent la nervosité des marchés ». Une citation complète de cette sublime prose s’impose :
« A ce déficit de solidarité s’ajoute l’influence des eurosceptiques anglo-saxons. Regardez les éditoriaux des prix Nobel Paul Krugman ou Joseph Stiglitz dans la presse américaine... Une idéologie anti-euro, incarnée en France par les économistes Jacques Sapir, Christian Saint-Etienne ou Jean-Jacques Rosa, professeur à l’Institut d’Etudes politiques,.. »
et plus loin
« Ces discours ont entretenu la nervosité des marchés : les investisseurs doutent de la réussite du plan grec. Surtout ils se disent que l’Europe n’aura pas les moyens de secourir tous ces maillons faibles, qui risquent, tôt ou tard, de rééchelonner leur dette »
Que cela est bien vu, subtil, et plein de finesse. On reste sidéré par la profondeur de cette intelligence, qui fait immédiatement penser au proverbe chinois : « Quand le Sage montre la Lune, l’idiot regarde le doigt ». Qu’une telle bavure soit aujourd’hui possible en France nous en dit long sur l’exaspération des « européistes » qui retrouvent spontanément les discours qui furent les leurs avant et surtout après le referendum sur le Traité Constitutionnel Européen.
Mensonges
En fait, on trouve plusieurs mensonges dans cet article. Le premier concerne la position des critiques de la zone Euro, où d’ailleurs un amalgame, pas réellement subtile, est réalisé entre opposants absolus et critiques indiquant la présence de problèmes récurrents dans cette zone.
Qu’il s’agisse de Joseph Stiglitz, de Paul Krugman, de Christian Saint-Etienne ou de ma modeste et très indigne personne, nul d’entre nous n’a récusé le principe de la coordination monétaire ni même le bien fondé d’une zone monétaire en Europe. Nous avons par contre mis en garde de manière constante et répétée les autorités sur le fait que cette zone devait s’accompagner de mesures importantes faute de quoi une crise était inévitable. Aujourd’hui que la crise est là, comme nous l’avions prévu, nous avons fait des propositions pour tenter de trouver une solution.
Dans mon cas, depuis 2006, je ne cesse de tirer la sonnette d’alarme en disant pourquoi et comment les intégristes de la construction européenne sont en train de tuer ce qui était, initialement, une excellente idée. D’ailleurs, certaines de mes remarques sont partagées par des économistes, tel Michel Aglietta (1), qui ne peuvent passer pour des opposants systématiques à la zone Euro. Si se prononcer pour un Euro « monnaie commune » en lieu et place de la « monnaie unique » équivaut, suivant le titre de cet article calomniateur, à vouloir « brûler l’Euro » alors les mots n’ont plus de sens.
Et l’on ne sait que trop à quelle dictature conduit la perte du sens des mots.
Le second mensonge consiste à ne parler que de la crise conjoncturelle de la zone Euro. Mais, en réalité, celle-ci vient s’ajouter à une crise structurelle dont le phénomène de l’Eurodivergence, dont j’ai eu l’occasion de parler ici (2), est le principal signal. Cette crise découle de problèmes structurels qui sont bien connus des économistes (3). Mais, les auteurs de cet article préfèrent donner la parole aux pères fondateurs de l’Euro plutôt que d’en examiner honnêtement les contradictions. C’est un second mensonge. Le troisième mensonge consiste à nier les effets négatifs de l’Euro, pourtant dûment établis par l’INSEE (4). À croire que le fait d’écrire dans le Nouvel Observateur confère la science infuse ! Il y a là un troisième mensonge.
Dire que ce sont ces nos discours qui ont entretenu l’inquiétude des marchés est tout d’abord nous prêter une importance que nous n’avons pas. Les marchés regardent où l’on peut faire ou défaire des fortunes. Ceci constitue un quatrième mensonge. J’ai dit personnellement qu’il y avait un doute sur le plan de sauvetage des banques européennes se faisant par l’intermédiaire de la Grèce et que l’on appelle très abusivement plan de sauvetage de ce dernier pays. Je n’ai pas été le seul et c’est d’ailleurs une évidence. Il aurait bien mieux valu organiser un défaut partiel de la Grèce, quitte à utiliser une partie de l’argent mis dans le plan pour compenser les pertes des banques européennes.
Et insinuations...
Si cela ne suffisait pas, les auteurs de cet article se livrent aussi à des insinuations détestables. Tout d’abord, la faute à la crise ne peut être que la « spéculation », qui est naturellement « irrationnelle », et dont on sous-entend qu’elle est soit le fait de gens mal intentionnés soit celui « d’ennemis » de l’Euro. Puis on indique qu’elle est renforcée par l’influence d’eurosceptiques anglo-saxons. En fin, on procède à une dernière assimilation entre ces soit disants eurosceptiques et des économistes français, au nombre duquel je suis, pour insinuer que nous sommes des « ennemis de l’intérieur ». On aura reconnu ici le déroulement de la stratégie du complot, la paranoïa classique et parfaitement stalinienne qui transforme tout contradicteur en criminel potentiel.
En fait, la spéculation n’est en rien irrationnelle. Dans un contexte donné, elle est parfaitement logique. Ce qui importe est de comprendre que cette logique ne vaut que pour ce contexte donné. Mais cela est visiblement trop compliqué pour nos auteurs. La version policière de l’histoire est certes plus simple, même si elle est fausse. Si la spéculation se déchaîne c’est avant tout parce que, à la différence des Etats-Unis, l’Europe n’est pas un pays fédéral et ne pourra l’être, dans le meilleur des cas avant longtemps. Notons que ceci aurait pu être anticipé par les dirigeants de la zone Euro et les conduire à des mesures restrictives sur les mouvements de capitaux à court terme, justement pour prévenir une telle spéculation. Ils n’en n’ont pas voulu et ils en payent le prix (ou plus exactement ils veulent nous en faire payer le prix) actuellement. Ceux que Jupiter veut perdre, il leur ôte d’abord la raison.
Notons ensuite que, dans la liste des « eurosceptiques anglo-saxons » pour reprendre les termes de cet articles, les deux économistes cités sont…américains. Pourquoi alors ne pas l’avoir dit plus clairement ? D’ailleurs, ni Paul Krugman, ni Joseph Stiglitz, ne sont de près ou de loin des anglo-saxons. Intéressant dérapage de nos quatre auteurs qui sont incapables de nommer ce à quoi ils pensent. Mais ils sont trahis par leur lapsus. Ils voulaient dire des eurosceptiques américains… Ceci révèle l’imaginaire assez particulier de nos auteurs. En fait, ils sont persuadés d’un « complot » américain contre l’Euro, mais ils n’osent pas le dire. Et voici comment et pourquoi Krugman et Stiglitz se retrouvent baptisés « anglo-saxons », ce qui ne manque pas de sel pour qui les connaît. On notera aussi que ces deux économistes sont des personnalités bien connues de la gauche d’outre-Atlantique et qu’ils ne sont pas particulièrement des « eurosceptiques », s’étant contentés d’émettre des critiques parfaitement légitimes sur le fonctionnement de la zone Euro.
Sur le fond, c’est une erreur de penser que l’Euro et le Dollar s’opposent. Que l’Euro vienne à disparaître, ou la zone Euro à éclater, et la spéculation attaquera immédiatement le Dollar. Il y a aujourd’hui une anxiété des opérateurs de marchés sur toutes les principales monnaies. Croire que le Dollar pourrait profiter de cette crise et de la chute de l’Euro c’est décidemment ne rien comprendre ni au mécanisme de la spéculation, ni au mécanisme de cette crise qui est déjà en train d’induire une forte spéculation sur certaines matières premières ainsi que sur l’Or. Nous vivons la crise du système monétaire international. Elle était prévisible dès 2007, et j’ai publié de nombreux textes sur ce point dès ce moment. Il faut en finir avec le mythe d’un affrontement entre l’Euro et le Dollar. Il est aujourd’hui probable que les deux couleront, l’un après l’autre.
A t’on le droit de s’exprimer sur l’Euro ?
Ce lamentable article, qui n’est pas sans rappeler la censure dont je fus l’objet au printemps dernier par l’Hebdo des Socialistes, montre que les européistes sont en train de perdre leurs nerfs. Il faut donc réaffirmer que l’Europe ne doit pas être laissée aux européistes et qu’il convient de défendre le principe d’une coordination monétaire contre ceux qui se révèlent en réalité ses adversaires, les partisans d’un soutien inconditionnel à l’Euro tel qu’il existe. Nous avons besoin d’un véritable débat politique pour décider quelles sont les options qui nous restent aujourd’hui et non des invectives, des mensonges ou des insinuations des quatre auteurs de cet article.
Oui, vraiment, quand les sages montrent la lune, les idiots regardent le doigt.
(1) M. Aglietta, « Espoirs et inquiétudes de l’Euro » in M. Drach (ed.), L’argent - Croyance, mesure, spéculation, Éditions la Découverte, Paris, 2004, pp. 235-248
(2) Sapir J., « From Financial Crisis to Turning Point. How the US ‘Subprime Crisis’ turned into a worldwide One and Will Change the World Economy » in Internationale Politik und Gesellschaft, n°1/2009, pp. 27-44. On lira aussi le document fait par un économiste allemand, Bibow, J. « Global Imbalances, Bretton Woods II, and Euroland’s Role in all this », The Levy Economics Institute, Annandale-on-Hudson, Working Paper n° 486 Décembre 2006.
(3) I. Angeloni and M. Ehrmann, « Euro Aera Inflation Differentials », The B.E. Journal of Macroeconomics, Vol. 7 : Issue 1/2007, Article 24, p.31. Available at : http://www.bepress.com/bejm/vol7/is... , J. Gali, M. Gertler and D. Lopez-Salido, « European Inflation Dynamics » in European Economic Review, Vol. 45, n°7/2001, pp. 1237-1270C. Conrad et M. Karanasos, « Dual Long Memory in Inflation Dynamics across Countries of the Euro Area and the Link between Inflation Uncertainty and Macroeconomic Performance », in Studies in Nonlinear Dynamics & Econometrics, vol. 9, n°4, November 2005, http://www.bepress.com/snde.
(4) F. Cachia, « Les effets de l’appréciation de l’Euro sur l’économie française », in Note de Synthèse de l’INSEE, INSEE, Paris, 20 juin 2008