En 2009 est paru sur le web un livre étrange : « Ingénierie sociale et mondialisation ». L’ouvrage était signé « comité invisible ». L’éditeur du bouquin « L’insurrection qui vient », Eric Hazan, confirma que ce « comité invisible »-là n’était pas celui qu’il avait publié. La franchise avait été volée, par un, ou plusieurs anonyme(s) ! L’affaire amusa le landernau du web mal pensant, et une journaliste du monde, Aude Lancelin, rédigea même un petit article à ce sujet. Fin du premier épisode.
En 2010, Max Milo sort « Gouverner par le chaos ». Renseignement pris, il s’agit de la version définitive du texte dont « Ingénierie sociale et mondialisation » était le brouillon. Signature ? Néant. Le ou les anonyme(s) a (ont) renoncé à capter la franchise « comité invisible » – mais restent anonymes. Il n’est pas interdit de voir dans cette rocambolesque publication une stratégie de communication bien pensée…
En attendant de savoir qui se cache derrière cette affaire, ouvrons l’objet, et disséquons-le.
Thèse numéro un : le chaos n’est plus l’ennemi des classes dirigeantes. Il est au contraire devenu la stratégie privilégiée du pouvoir. La politique, dans les très grands systèmes fédérateurs, est toujours l’art du contrôle de la majorité par les minorités ; le contrôle, désormais, utilise le chaos plutôt que l’ordre.
Cette mutation est le produit d’une révolution intellectuelle : les conseillers du Prince ne pensent plus à partir des idées générales qu’ils doivent promouvoir ; ils appréhendent l’art de gouverner comme une pure extension des techniques d’ingénierie sociale, elles-mêmes développées à partir des sciences du comportement et leurs diverses applications (marketing, management, cybernétique, toutes regroupées ici sous l’intitulé générique de « sciences de la gestion »). La politique est donc, pour dire les choses simplement, devenue en pratique une technique du contrôle social – cela, et cela seulement.
Le pouvoir ne veut plus se préoccuper de l’intersubjectivité construite par le corps social ; il entend régner grâce au conditionnement, via le Spectacle et la Technologie. Son objectif n’est donc plus de dominer le monde des idées, mais d’automatiser les comportements.
Au final, il s’agit de mettre sur pied un gouvernement mondial, doté d’un système de surveillance universelle fondée sur la traçabilité des objets et des personnes. Il s’agit, donc, de bâtir progressivement un univers où ceux dont le comportement sera automatisé (la masse) seront constamment placés sous la surveillance de ceux qui détermineront le conditionnement, et donc l’automatisme (l’élite).
Thèse numéro deux : pour détruire toute forme d’intersubjectivité et réduire le comportement des foules à leur conditionnement, il importe au pouvoir, avant toutes choses, de détruire le lien entre le réel et la raison. Ainsi, le retour du réel étant en quelque sorte indéfiniment différé, le discours du pouvoir devient le paradigme de la pensée.
La technique utilisée pour atteindre cet objectif intermédiaire se situe au croisement de toutes les sciences de la gestion, et c’est « l’ingénierie des perceptions ». Il s’agit de construire une « espace de vie » en trompe-l’œil, un pur virtualisme, au sein duquel la masse pourra évoluer sans jamais toucher au réel (que nous définirons ici, pour clarifier le propos de « Gouverner par le chaos », comme les faits préexistants à l’observation).
La construction de ce vaste trompe-l’œil repose sur les techniques du cognitivisme, du behaviourisme, de la PNL (programmation neuro-linguistique), du storytelling, du social learning et du reality-building. Toutes techniques dont le point commun est d’anéantir les espaces d’incertitude au sein de la représentation mentale des cibles, destruction de l’incertitude qui, de fait, implique aussi la destruction de toute capacité de questionnement. Le monde devient ainsi un système d’information, dont l’enjeu n’est que la régulation de ses propres flux. La confrontation du sens signifiant au réel, à travers le sens significatif, se trouve ainsi biaisée, le sens significatif étant réduit au sens significatif au regard de l’espace modélisé lui-même.
Thèse numéro trois : pour justifier l’entreprise de surveillance universelle et la reconstruction d’un espace mental collectif modélisé, qui doivent rendre possible le déploiement d’une ingénierie des perceptions complète, le pouvoir a besoin du chaos. Le chaos financier permet de justifier la concentration du pouvoir par les grandes banques d’affaires : c’est le seul moyen de reconstruire une gestion des flux d’information au sein du système. Le 11 septembre 2001 permet de justifier le Patriot Act. Mettre les systèmes de protection sociale en faillite permet de justifier leur privatisation. Etc.
Thèse numéro quatre : pour qu’une stratégie du choc soit efficace, pour que le chaos pousse les dominés à se réfugier dans la matrice symbolique constituée par le système de pensée des dominants, il faut que les dominés aient préalablement régressé intellectuellement. Il faut qu’on leur ait ôté toute forme de virilité intellectuelle (allusion à la « Théorie de la jeune fille » du collectif TIQQUN). En somme, il faut qu’on ait détruit en eux l’envie de relever les défis de l’incertitude.
Cette destruction des capacités d’autonomie des dominés passe par l’abolition des frontières de leur être, individuel et/ou collectif. Tant qu’une frontière existe, il est possible d’opposer un mode de pensée à un autre mode de pensée. Tant qu’une frontière existe, un principe d’incertitude, puisque d’incohérence, vient contrarier la mise en place d’une ingénierie des perceptions unifiée. C’est pourquoi il y a isomorphie parfaite, sur deux plans bien distincts de l’histoire, entre mondialisme et consumérisme régressif (tittytainment). Le mondialisme détruit les frontières nationales, le consumérisme régressif abolit les frontières de l’être individuel. Au final : un monde unifié, comme un utérus symbolique, pour servir de prison à des individus revenus au stade fœtal. L’occupation du « temps de cerveau disponible » par un système médiatique omniprésent participe de cette entreprise de destruction de toute forme d’autonomie.
Thèse numéro cinq : il y a engendrement mutuel entre les deux conditions d’atteinte de l’objectif intermédiaire, la destruction du lien réel/raison (voir thèse deux). Ces deux conditions sont, rappelons-le, d’une part le chaos (voir thèse trois), d’autre part la régression infantile (voir thèse quatre). En effet, plus la régression progresse, moins les individus et les groupes sont capables de penser l’intersubjectivité, donc plus ils sont naturellement enfermés dans une alternative brutale (soumission au pouvoir / chaos) ; et plus le chaos s’étend, plus les individus ont tendance à se replier sur leurs perceptions biaisées, faute de pouvoir concevoir une intersubjectivité (régression). C’est dans cet engendrement mutuel que se trouve, si l’on ose dire, le « principe actif » des nouvelles techniques de pouvoir : le gouvernement par le chaos.
L’ouvrage se conclut par un appel à la résistance, autour d’une référence présentée comme exemplaire : le programme du Conseil National de la Résistance.
Que dire de « gouverner par le chaos » ?
D’abord, force est de constater que sur le diagnostic, il n’y a rigoureusement aucune différence entre ce qui est dit ici presque constamment, sur ce blog, dans les ouvrages de notre maison d’édition, et ce qui est dit dans « Gouverner par le chaos ». A la limite, si on nous avait demandé de résumer notre diagnostic, nous aurions écrit le même bouquin, à quelques nuances près.
Quelles nuances ? Vraiment infimes. Peut-être aurions-nous davantage souligné le rôle spécifique de certains réseaux d’influence (financiers principalement, idéologiques secondairement). Disons que nous aurions, plus que le ou les auteurs de « Gouverner par le chaos », cherché à identifier un adversaire charnel. Peut-être aussi aurions-nous davantage souligné le lien qui peut exister entre le modèle culturel et anthropologique des milieux centraux dans le mondialisme contemporain (nomadisme juif, libéralisme anglo-saxon) et les formes précises que prend la démarche mondialiste à ce stade de son développement. Et sans doute, plusieurs d’entre nous étant croyants, aurions-nous davantage insisté sur la dimension antireligieuse de la démarche de l’adversaire (destruction du Père). Mais ce ne sont là, vraiment, que des nuances, qui traduisent plus une question de point de vue qu’une quelconque divergence sur le fond.
Nous aurions aussi, plus que le ou les auteurs de « Gouverner par le chaos », prêté attention aux différences qui peuvent exister entre la forme occidentale du « globalitarisme » et sa variante chinoise – et sans doute ici, aurions-nous débouché sur une interrogation sur la faisabilité du projet mondialiste en termes géopolitiques (une interrogation totalement absente de « Gouverner par le chaos », ce qui constitue sans doute un véritable angle mort).
Mais encore une fois, ce ne sont là que des nuances. Sur le fond du diagnostic, il faut bien dire que tout le monde ici, sous réserve d’inventaire, sera d’accord avec l’étrange « comité invisible numéro deux », le comité furtif disons… Et que donc, si, comme on peut le supposer, « Gouverner par le chaos » émane de la mouvance d’ultragauche, ou réputée telle, il existerait, de l’autre côté de l’échiquier, des gens finalement assez proches de nous. C’est intéressant.
C’est sans doute sur la question du remède que nous nous séparerons. A peine esquissée dans « Gouverner par le chaos », elle devrait pourtant constituer l’essentiel du débat. Si l’on a bien compris la fin du livre, il s’agit en gros, pour le comité furtif, de réhabiliter le CNR. Ma foi, à titre personnel, j’y vois une entreprise hautement louable, mais vouée à l’échec.
C’est ma conviction, exposée dans « De la souveraineté » par exemple, qu’il est impossible de lutter frontalement contre le chaos promu par les classes dirigeantes – et que, donc, puisque nous ne pouvons jouer force contre force, il faut faire du judo.
Partir sur une logique de type CNR nous amène à promouvoir au fond une démarche que je qualifierais, en référence au lexique retenu par le ou les rédacteurs de « Gouverner par le chaos », d’utérine. Non que le CNR en lui-même ait constitué une régression, bien sûr, mais parce que c’est bien ainsi, comme la constitution d’un espace protecteur clos, que la démarche sera perçue aujourd’hui par la population, telle qu’elle est – ou plutôt : telle que quarante ans d’ingénierie sociale l’ont faite. En ce sens, il faut se demander si une telle démarche n’est pas par nature hautement récupérable par l’adversaire. Mon opinion est que, dans l’hypothèse où l’oligarchie ne parviendrait pas à nous imposer DSK en 2012, et où elle serait obligée de se rabattre sur une Martine Aubry, nous en aurions d’ailleurs très vite la preuve.
A l’opposé de la démarche unitaire et égalitaire du CNR, je pense au contraire que c’est une démarche radicalement sécessionniste et franchement élitiste que nous devons promouvoir. Il faut prendre appui sur le chaos pour reconstituer un ordre libérateur à l’intérieur des éléments fragmentés. Il faut jouer sur les nombreuses apories qui vont progressivement se révéler à l’intérieur de la logorrhée bien-pensante contemporaine : s’il est interdit d’interdire, alors il est aussi interdit d’interdire d’interdire ; si l’identité (présentée comme une quête de l’authenticité) est une valeur non négociable, alors l’émergence d’une identité en rupture radicale avec le système dominant est, elle aussi, non-négociable. C’est ainsi que nous reconstituerons une frontière : si le chaos est le paradigme du pouvoir, alors il faut s’organiser pour bénéficier du chaos, afin de contester le pouvoir. Il faut attaquer l’adversaire non sur sa démarche (il est trop puissant pour que nous l’empêchions de la déployer), mais sur les conséquences de sa démarche (il est trop puissant pour limiter ses propres succès). Bref, puisque le pouvoir utilise « l’avant-guerre civile » comme paradigme de son emprise, il faut se mettre en situation non pas de revenir un pas en arrière de lui, mais au contraire d’aller un pas au-delà de lui.
Une opinion, évidemment, qui ne prétend pas être autre chose, à ce stade, qu’une proposition tactique…