Un procès hors normes s’ouvre à Paris : celui des attentats du 13 novembre 2015 qui ont fait 130 morts et 430 blessés graves. Vingt accusés feront face à une cour d’assise spéciale, dans l’île de la Cité. Le Figaro, devant ce qui apparaît déjà comme un procès fleuve, a choisi d’en traduire le côté extraordinaire en chiffres : 750 m2 (une salle de 45 mètres sur 15), 550 places, 10 caméras (pour l’Histoire), 10 salles de retransmission, 1 765 parties civiles, 330 avocats, 5 magistrats présidés par Jean-Louis Périès, un dossier d’instruction de 542 tomes et un million de pages, des mesures de sécurité inimaginables (contre qui ?), au moins 145 journées d’audience jusqu’au 25 mai 2022, où l’on saura enfin la vérité.
Mais ça, même les familles des victimes n’y croient pas. Non qu’elles soient devenues complotistes ou qu’elles ne gobent pas la très pauvre version officielle tirée de la commission d’enquête présidée par le troublant sarkozyste Fenech (et le très effacé rapporteur socialiste Pietrasanta), mais chez nous, en France, une certaine habitude des demi-vérités s’est installée, surtout pour les sujets d’importance. C’est le sentiment du père de Mathias, fauché avec son amoureuse au Bataclan ce terrible soir, qui se confie à Ouest-France...
Aujourd’hui encore, Jean-François Dymarski et sa femme Graziella s’accrochent aux paroles de leur fils. « Notre peine est là, dit-il en frappant sa poitrine. Elle reste là. » Ils estiment, bien sûr, que le procès est une étape nécessaire. « On ira. Surtout pour soutenir les jeunes, ceux qui ont survécu. » Pour le reste… « Ce que j’attends du procès ? Franchement, je n’en sais rien », admet Jean-François. « Il faudra que les peines, bien sûr, soient à la hauteur du désastre causé par la perte de nos enfants. Mais ce procès ne nous les rendra pas. Aujourd’hui, ce n’est pas notre première préoccupation », précise Maurice Lausch, le père de Marie.
Le même doute, en plus profond, s’est installé dans la tête de la veuve Wolinski, dont nous avons lu le livre, à la fois touchant et documenté. Et dans celle de Patrick Jardin, dont Le Monde a dénoncé « la haine » :
Patrick Jardin, qui a perdu sa fille lors des attentats, reste profondément meurtri et apparaît de plus en plus souvent dans les sphères de l’extrême droite.
Il est l’anti-Antoine Leiris. L’inverse de l’ancien journaliste qui ne cesse de crier que nul n’aura sa haine depuis la mort de sa femme, au Bataclan, le 13 novembre 2015. À 65 ans, Patrick Jardin partage la même douleur depuis qu’il a perdu sa fille de 31 ans, le même soir, dans le même attentat. Mais lui conserve sa colère de père. Il la revendique et la brandit, « incapable de pardon », au point qu’il assure avoir écrit à Antoine Leiris, auteur d’une longue lettre ouverte aux terroristes, Vous n’aurez pas ma haine, publiée ensuite chez Fayard. À ceux qui veulent bien prendre le temps de l’écouter, Patrick Jardin répète l’exact contraire : « Moi, j’ai la haine. »
Les journalistes honnêtes qui ont travaillé sur le sujet du Bataclan (et cela englobe les attentats du Stade de France plus ceux dits des terrasses) ont relevé des éléments très contradictoires en confrontant le rapport de la commission parlementaire et les témoignages publiés des personnes présentes ce soir-là. Et pour ceux qui s’intéressent à l’histoire du terrorisme, à la politique française visible et invisible, officielle et officieuse, il y a encore plus de questions qui surgissent.
Quand on s’éloigne du tableau terrible du carnage dans la salle (dont la photo a été publiée), que les policiers de la BRI décrivent succinctement dans les colonnes de la presse mainstream ces jours-ci, quand on agrandit l’image du puzzle, les pièces s’agencent différemment : une autre logique est non seulement possible, mais nécessaire, pour que tout tienne. Naturellement, la presse mainstream n’en parle pas, elle n’a pas l’habitude – et encore moins le courage – d’informer sur le pouvoir profond et ses méthodes, ou sur la guerre du renseignement.
À l’instar de parents de victimes, nous n’attendons rien non plus de ce procès, en termes de vérité(s), car l’oligarchie ne nous a pas habitués au dévoilement des grandes affaires, bien au contraire. Il suffit de prendre le procès du Mediator, ou plutôt celui des laboratoires Servier (la presse préférait l’expression procès du Mediator à procès des laboratoires Servier...) pour voir que chez nous les montagnes accouchent de souris, et réciproquement. Et pourtant, le Mediator, pardon, Servier, a fait encore plus de morts et de blessés graves que le Bataclan. Certes, il ne s’agit pas de terrorisme, mais le résultat est le même : des innocents payent de leur vie une politique ou une lutte politique cachée.
Et puis, nous avons suivi jour après jour les minutes (publiées) du procès dit de Charlie Hebdo. Nous avons lu tout ce qui était à la portée des citoyens et nous avons sauté au plafond quand nous avons vu que la pièce principale de ce puzzle, une pièce qui avait un pied dans le terrorisme, un autre dans le renseignement, n’était pas invitée à parler au tribunal.
À partir de ce moment-là, on a compris que le chemin de la vérité était interdit. Bref, il va falloir quand même suivre ce procès des exécutants, enfin, ce qu’il en reste, en se disant que, comme toujours, les exécutants seront les commanditaires, ou que le commanditaire principal a été abattu, quelque part dans le désert yéménite ou syrien, par un drone américain ou français, consacrant la belle alliance de ces grands amis de la démocratie qui luttent de toutes leurs forces contre le terrorisme islamiste, avec l’aide et les informations du renseignement israélien...
C’est ce que nous explique Ouest-France le 13 novembre 2018 :
Qu’en est-il des têtes pensantes du plan de mort orchestré en Syrie ? De l’autre côté de la Méditerranée, les responsables de l’État islamique qui ont fomenté, recruté, formé, financé et revendiqué les attaques menées à Paris le 13-Novembre ont tous été inlassablement chassés par les services français et américains.
Ils sont sept hauts cadres de l’État islamique à avoir été identifiés par l’enquête des services secrets français : le cheik Abou Mohamed al-Adnani, qui a lancé en 2014 un appel à « tuer un incroyant américain ou un européen […] de n’importe quelle manière », son adjoint Abou Al-Bara al-Iraki, Oussama Attar, qui dirige le bureau de l’État islamique en charge de la préparation de ces attentats, Boubakeur El-Hakim, le Français le plus haut gradé du califat, le formateur des commandos du 13-novembre Abou Walid al-Souri, Abou Maryam al-Iraki, connu pour filmer les vidéos de propagande de l’EI, et l’artificier des ceintures explosives, Abou Mahmoud al-Chami.
Selon le journaliste Matthieu Suc, qui publie le 7 novembre « Les Espions de la terreur » chez Harper Collins, ils ont tous été abattus par des frappes, qu’elles viennent de la coalition en Syrie ou des drones américains à la demande des services secrets français.
Si l’on connaît les commanditaires et qu’ils ont été abattus, alors à quoi, à qui sert ce procès, si même les familles des victimes n’en attendent pas grand-chose ?