L’un des derniers chefs de l’Union Soviétique moribonde, Leonid Brejnev, avait théorisé la notion de « souveraineté limitée ». Selon cette conception, les alliés de l’URSS devaient accepter sa tout puissance et donc passer sous sa coupe quand Moscou le jugeait nécessaire. A l’époque, les défenseurs des droits de l’homme avaient dénoncé cette conception pour le moins étrange des rapports entre pays, quand bien même serait-ils alliés.
L’URSS est morte, mais les partisans de la « souveraineté limitée » sont toujours à l’action, sauf qu’ils officient dans la partie ouest de l’Europe, sans émouvoir outre mesure les habituels défenseurs de la liberté.
Il suffit, pour s’en convaincre, de méditer la leçon grecque. Comme prévu, la médication imposée à Athènes (l’austérité à marche forcée), loin de régler le problème du déficit, n’a fait que l’aggraver en tuant la consommation dans l’œuf. Mais la « troïka » diabolique, qui rassemble le FMI, l’UE et la BCE, qui pense plus au sort des banques qu’à celui des Grecs, ne veut pas entendre parler de restructuration de la dette grecque.
La troïka a donc exigé de la Grèce un plan de privatisation massif livrant tous les domaines à la curée générale. Elle a même exigé la création d’une commission « indépendante » formée de représentants du FMI et de l’UE qui aura pour mission de vérifier sur place l’application concrète du plan décidé, au nez et à la barbe du gouvernement Papandréou, réduit au rôle de factotum.
La Grèce va ainsi se retrouver dans une situation rappelant celle du Kosovo du temps où ce dernier était placé sous tutelle de l’ONU, avec Bernard Kouchner comme gouverneur. En Grèce, le haut gouverneur de fait sinon de droit sera Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale, secondé par Jean-Claude Juncker, président du forum des ministres des Finances de la zone euro.
Cela tombe bien puisque ce même Trichet a profité de la remise du prix Charlemagne, qui lui a été décerné voici quelques jours, pour expliquer qu’il fallait instaurer au plus vite un « ministère des finances de l’Union » qui aurait tous les pouvoirs sur les pays membres de ladite Union. On voudrait alimenter la colère des « indignés » que l’on ne s’y prendrait pas autrement.
L’exemple du Portugal atteste de la même dérive. Quelques heures avant les récentes élections qui ont conduit à la déroute du parti socialiste, l’AFP publiait une dépêche titrée : « Les Portugais votent avec le plan d’aide UE-FMI pour programme ». C’était une manière assez brutale de dire que si les citoyens de ce pays pouvaient voter pour qui ils voulaient, le résultat, à l’arrivée, serait le même. Le nouveau gouvernement, quel qu’il soit, devrait appliquer une médication conçue ailleurs. D’ailleurs Le Monde faisait le même constat, sans s’en offusquer : « Le Portugal s’apprête à choisir ceux qui lui feront boire la potion amère de l’austérité ».
Les électeurs portugais n’ont pas tout à fait oublié qu’ils avaient le choix entre la peste et le choléra, puisque 40% d’entre eux sont restés chez eux, ce qui est un record historique. Ceux qui se sont déplacés ont viré les sortants, comme il est de coutume en ce genre de circonstance. Ils ont troqué les socialistes pour la droite tout en laissant l’extrême gauche à son isolement doctrinaire et son absence de crédibilité. Maintenant commencent les choses sérieuses : la mise en musique du programme d’austérité décidée par la « troïka ». En fait, les élections n’auront pas servi à décider d’un choix de société, ni même à savoir comment sortir le pays du marasme où il s’enfonce, mais à savoir qui était le mieux placé pour expédier les affaires courantes, sachant que l’essentiel se décide ailleurs qu’à Lisbonne.
Il fut un temps où existait le suffrage censitaire, réservé aux privilégiés. Voilà le temps du suffrage subsidiaire, réservé au choix d’une équipe n’ayant aucune marge de manœuvre. A ce rythme, on pourrait tout aussi bien supprimer les élections et se contenter de faire tourner les deux partis dominants, qui se repasseraient les rênes comme on change de pilote dans un avion dès lors que la destination finale est connue d’avance et la route déterminée avant le départ. Pour fabriquer des anti-Européens fanatiques, la méthode est imparable.
Ce n’est qu’un signe de plus vers une fuite en avant dans une Europe des marchés où les citoyens sont mis devant le fait accompli par des organismes bureaucratiques n’ayant jamais à affronter le suffrage universel. A défaut de pouvoir convaincre les peuples de la justesse des politiques appliquées (et pour cause) l’élite de la finance opte pour une voie qui vide la démocratie représentative de son contenu – quitte à hurler au « populisme » à la moindre occasion. Cela peut réserver des réveils brutaux.