Ma tête me fait encore mal. Toute la nuit la foule a défilé devant chez moi. « Le changement, c’est maintenant ! »
S’il n’est pas pour maintenant, en effet, je crois bien qu’il est pour bientôt. Cette funeste vérité est palpable dans chaque coin de rue. Elle est visible partout où l’on pose le regard. Elle suinte de chacun de ces murs qui composent la glaciale prison sociale de cet âge d’abondance et de solitude.
J’entends les bottes battre le bitume. Derrière les cris de joie tonnent les trompettes du Jugement. Je ne suis pas un religieux. Mais, j’admets que notre société est devenue celle de l’Antéchrist. En chacun de ces hommes de la Providence, ces macabres fantoches de la haute société bancaire, se trouve l’Antéchrist. Ils nous ont promis l’or, et nous le promettent encore, et nous salivons à écouter leurs beaux discours, fermant les yeux sur toutes leurs pratiques innommables pour garantir la domination de leurs maîtres argentés sur le monde.
Mais, bien qu’orgueilleux j’en conviens, je refuse d’oublier ce que ces hommes ont fait ou contribué à faire. Mes joues sont encore creusées par les larmes versées sur les charniers de Libye, où les corps s’amoncellent encore, sous les applaudissements fanatiques et ahuris de ces foules d’Illuminés qui se disent citoyens français. Quelle insulte à tous ces hommes qui se sont tués à donner un sens à ce mot ! Croient-ils vraiment que l’on bombarde des populations, que l’on abatte des nations, que l’on condamne des générations entières à la douleur, à la faim et à la guerre pour des idéaux humanistes ? Est-ce possible seulement d’y croire ?
À moins qu’ils ne partagent les vices des bergers autoproclamés, les Très-Hauts de ce siècle glacial qui vont jusqu’à initier nos élites à leurs rituels macabres ; ils sont les fidèles assumés de Lucifer. Si c’est effectivement le cas, alors, il n’y a plus rien à sauver de cette société aliénée. Que s’accomplisse l’Apocalypse et que ceux qui seront capable de voir la perçante lumière de la Vérité héritent de la Terre, comme il est certainement convenu quelque part dans les Cieux.
Je vois défiler la foule. J’ouvre la fenêtre pour mieux y voir. Il y a tout type de gens. Des Blancs, des Noirs, des petits, des gros, des filles, belles d’ailleurs, puis des vieilles, qui le sont un peu moins. Pas de doute, c’est bien ma nation que je vois défiler sous ma fenêtre. Ils sont tous là. Pas un ne manque à l’appel… sinon moi. Non, je ne peux pas croire que ces gens puissent mériter un jour ce qui risque de leur arriver si tout s’accomplit comme il est prévu, si l’Effondrement a lieu, si la misère s’abat sur la France. Il y a des enfants, en bas. Ils ont tous l’air si heureux...
Pourtant, Athènes s’effondre. Madrid tressaille. Mon cœur frémit. Je ne suis pas seul et je ne suis pas fou. Mais eux, qui sont incroyablement plus nombreux, n’ont aucune crainte. Ils jubilent, emplis de quiétude. Comment ne pas douter de ses propres convictions, si bien fondées soient-elles ? Comment ne pas se dire : « Et si tout allait bien, en réalité » ? Et si ce géant de granit essoufflé qu’est l’Occident contemporain ne s’effritait pas tant ?
La douce brise du soir vient caresser mon visage moite. Comme les doux baisers de ma mère quand je m’écorchais, étant petit, elle m’apaise. Je respire. J’admire les effusions de joie se diluer à l’horizon. Les clameurs s’atténuent. Tout est loin maintenant. Je reste un instant suspendu à ma fenêtre. Tout redevient calme, enfin.
Et s’il suffisait juste d’attendre que tout se passe comme cela doit se passer, comme il est écrit quelque part sur le livre de Dieu, ou sur le cahier des comptes d’un banquier de Goldman Sachs ? Et s’il suffisait juste de s’asseoir près de la fenêtre et de profiter de la brise en attendant qu’ait lieu le dénouement de toute cette histoire ; que viennent frapper à ma porte les huissiers mandatés par le prochain gouvernement pour saisir tout ce que je possède, me braquer au nom du « secours à la France » et de la nécessité historique ?
Je repense à Chrétien de Troyes et au roi Arthur. Existe-t-il encore aujourd’hui, dans ce siècle de profusion désabusé et blasé comme aucun autre, des chevaliers qui se dressent autour d’une table ronde, réfléchissant à un moyen d’apporter la lumière sur Terre ? Des gens prêts à vouer leur vie à la défense de la veuve et de l’orphelin ? Une symphonie de Beethoven me revient à l’esprit. Je ne me souviens plus de son nom. Je ne suis pas très doué pour ces choses-là. La musique reste, mais jamais les noms. C’est comme pour les poèmes, ou le visage des filles que je n’ai jamais osé rappeler…
Une étincelle d’espoir vient s’allumer en moi. Planter, c’est bien. Survivre, c’est encore mieux. Mais surtout, il faut préserver les trésors qui nous enrichissent aujourd’hui.
Je ne parle pas de ces ignobles produits issus de la chaîne de production capitaliste ; de ces télévisions aliénantes, de ces vêtements ridicules ni de ces jeux-vidéos abrutissants ; tout ce qui peut être produit en masse, dupliqué, falsifié et recopié par de malheureux salariés asiatiques sous-payés.
Je parle de ce qui fait notre identité d’Occidentaux. Je parle de notre Histoire, de notre Art, de notre Langue, de notre Philosophie ; de tout ce qui fait de notre civilisation une entité brillante et unique. Quelque chose dont nous pouvons être fiers, que nous pourrons transmettre, génération après génération à nos descendants, sans avoir peur de quelque funeste conséquence ni d’un mauvais usage de leur part de ce qu’ils vont hériter.
Les voitures font-elles partie de ces choses ? Et les bombes à hydrogène ? Les ateliers de travail à la chaîne ? Les engrais chimiques ? Les pesticides ? Les Rafales de Dassault ? Le tri reste à faire…
Je respire enfin, soulagé de comprendre qu’il y a, au-delà de toutes les pourritures qui formatent notre quotidien de consommateurs imbéciles – que j’ai cru longtemps, formaté, être les seuls éléments constitutifs de ma civilisation – une essence pure, un pilier invincible autour duquel se reconstruira toujours une nation grandie par les erreurs du passé. Mais, ne soyons pas naïfs. Ce n’est pas pour « maintenant ». Soyons patients.