On a du mal à le croire, mais dans l’histoire des lettres françaises, nombre d’écrivains ont fait preuve à l’égard de l’islam d’une volonté de compréhension, d’une tolérance et d’une ouverture qui ont disparu aujourd’hui chez nombre d’intellectuels. Alphonse de Lamartine en est un exemple.
« Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l’histoire moderne à Mahomet ? […] Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d’idées, restaurateur de dogmes, d’un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d’un empire spirituel, voilà Mahomet ! À toutes les échelles où l’on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ? »
L’auteur de ces lignes est un écrivain célèbre, ancien ministre français des affaires étrangères et candidat malheureux à l’élection présidentielle il y a… 175 ans. Il s’appelle Alphonse de Lamartine. Quel Occidental sait aujourd’hui que le poète du Lac avait érigé Mohammed en modèle ?
Un humaniste sans frontières
C’était au temps où l’islamophilie ne valait pas à un homme public d’être cloué au pilori. Et pourtant. Gentilhomme bourguignon royaliste et profondément catholique, notre poète n’avait a priori guère d’atouts pour séduire l’anarchiste Georges Brassens, qui le chantera, ou les réseaux sociaux musulmans, qui le louent aujourd’hui. Partisan du dépeçage de l’empire ottoman et de la conquête de l’Algérie dans ses jeunes années, il avait alors choisi la croix contre le croissant, comme son ami Victor Hugo. Mais bouleversé par l’accueil que lui réservèrent les Orientaux en 1832-1833 et horrifié par les massacres de la colonisation algérienne, Lamartine se fit l’avocat des Ottomans et, au-delà, des musulmans, au point de publier une biographie du Prophète tombée dans l’oubli. Il avait dirigé entretemps l’exécutif issu de la révolution de 1848, et promu ses idéaux universalistes :
Je suis de la couleur de ceux qu’on persécute !
Sans aimer, sans haïr les drapeaux différents,
Partout où l’homme souffre, il me voit dans ses rangs.
Plus une race humaine est vaincue et flétrie,
Plus elle m’est sacrée et devient ma patrie.
« Créé religieux, comme l’air a été créé transparent », comme il s’est défini lui-même, Lamartine a toujours affirmé sa fidélité au christianisme face à ses détracteurs catholiques, quoique sa religiosité hétérodoxe ait rejoint celle de l’islam en bien des points. Attiré par l’Orient depuis sa jeunesse, il y trouve une spiritualité qui l’enchante : « Cette terre arabe est la terre des prodiges. […] Dieu est plus visible là-bas qu’ici : c’est pourquoi je désire y vieillir et y mourir », affirme-t-il sur ses vieux jours. Il exhorte ses compatriotes à s’inspirer de la tolérance religieuse ottomane :
Le mahométisme peut entrer, sans effort et sans peine, dans un système de liberté religieuse et civile ; […] il a l’habitude de vivre en paix et en harmonie avec les cultes chrétiens. […] On peut, dans la civilisation européenne, […] lui laisser sa place à la mosquée, et sa place à l’ombre ou au soleil.
En un hommage qui vaut testament spirituel, il avoue dans ses Mémoires politiques tirer ces convictions de ses voyages en Orient, qui ont transformé le poète en partisan du Dieu universel et le moraliste en humaniste sans frontières :
On était parti homme, on revient philosophe. On n’est plus que du parti de Dieu. L’opinion devient une philosophie, la politique une religion. Voilà l’effet des longs voyages et des profondes pensées à travers l’Orient.
« Un pays de fusion et de contraste dans l’unité »
Son humanisme ne résulte pas de quelque exotisme romantique, mais d’une réflexion historique sur son pays :
La France est géographiquement comme moralement un pays de fusion et de contraste dans l’unité. […] Elle-même n’est plus qu’une grande mêlée de races, de sang, de langues, de mœurs, de législations, de cultes, qui fond tout ce qu’elle a de divers dans une lente et laborieuse unité. […] La diversité est donc le caractère essentiel et fondamental de la France nationale. […] C’est la pauvreté des autres races nationales de l’Europe, de n’avoir qu’un caractère national ; c’est le génie, c’est l’aptitude, c’est la grandeur, c’est la gloire de la France, d’en avoir plusieurs.
Les critiques de l’orientalisme politique ont mal compris Lamartine, qu’ils ont jugé via une lecture unilatérale et tronquée de son Voyage en Orient, alors que s’y borner reviendrait à omettre l’évolution ultérieure de l’auteur. On peut repérer dans l’œuvre de Lamartine un cheminement intellectuel parallèle à sa découverte personnelle de l’Orient, qui le mène d’une sensibilité poétique proche de la spiritualité du Coran à un humanisme ouvert aux musulmans. Sa perméabilité à la sacralité islamique s’est accompagnée d’une empathie à leur égard, qui l’a poussé à approfondir la biographie de leur modèle spirituel et temporel, pour l’expliquer à ses lecteurs. Il a donc voulu explorer l’ensemble de la sphère du sacré musulman, de la révélation coranique à sa traduction dans le quotidien du Prophète, comme s’il avait cherché un équilibre entre les deux.
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