Alain Soral a coutume de dire qu’il existe des marqueurs absolus pour identifier un vrai opposant à l’Empire, et que certains dossiers d’actualité ont le mérite de trier le bon grain de l’ivraie. Parmi ceux-là, le dossier israélo-palestinien ne souffre aucune ambiguïté : on choisi son camp, et ce choix détermine votre positionnement dans la résistance à l’Empire. En cela, l’acte de mettre en lumière les contradictions de ceux qu’on nous présente comme des résistants à l’Empire représente une victoire non négligeable pour la dissidence.
En dépit du prix terrible payé par les civils palestiniens depuis le 7 octobre dernier, le Hamas récolte ainsi des gains stratégiques inattendus, comme par exemple celui d’avoir démasqué celui que beaucoup d’Américains considéraient encore récemment comme un présidentiable prêt à défier l’État profond de son pays : Robert Kennedy Jr.
Durant la crise sanitaire de 2020-2021, le neveu du feu président John Fitzgerald Kennedy s’était en effet forgé une solide popularité au sein de la dissidence outre-Atlantique, en s’opposant aux mesures vaccinales et en dénonçant le jeu des multinationales pharmaceutiques. Après s’être déclaré ouvertement antivax, il s’était vu conspué par toute la presse mainstream et les porte-voix de l’establishment US.
Or, comme la jurisprudence Trump l’avait démontré, toute personnalité publique vouée aux gémonies par CNN est immédiatement adoubée par les électeurs et le vote contestataires, aujourd’hui majoritaire aux États-Unis. Désormais poil à gratter du camp démocrate comme Trump l’avait été pour le camp républicain, Kennedy Jr s’était construit dans l’opinion publique américaine une image de candidat anti-Système.
Concernant les autres marqueurs de la résistance (ou de la soumission) à l’Empire que sont le woke, le LGBTQ+ ou le narratif du changement climatique, force est de constater que le pourfendeur des vaccins Pfizer perdait un peu de sa superbe. Son positionnement sur les sujets sociétaux commençait à sentir le calcul politique pour rassembler un nombre suffisant de soutiens au sein de l’électorat démocrate. On peut piger son calcul : quand on veut siphonner les électeurs du parti de l’âne en quête d’une nouvelle gauche, autant y aller doucement sur le sociétal et ne pas trop malmener les esprits des étudiants de l’Ivy League et de leurs boomers de parents. Ceux-ci vivent majoritairement à New York ou en Californie ; deux États comptant beaucoup de grands électeurs nécessaires dans la course à la Maison-Blanche [1].
Dernier marqueur, mais marqueur de taille : la question de la politique extérieure des États-Unis. Sur le dossier ukrainien, Robert Kennedy Jr en juin 2023 déclarait lors d’une allocution dans le New Hampshire reconnaître une responsabilité américaine dans l’entrée des troupes russes sans le Donbass. Ce n’était déjà pas mal pour un démocrate. À propos de la Chine, il déclarait en mars 2023 que celle-ci ne constituait pas, selon lui, une menace militaire pour les USA, mais que L’empire du Milieu mettait les Yankees face à un immense défi économique. Donc, jusqu’en septembre 2023, la position du dernier des Kennedy en matière de politique étrangère se fondait plutôt bien dans celle de son oncle et de son père, soit une politique de désescalade entre blocs continentaux, et une volonté de tenir en cage les faucons du Capitole.
Puis vint le 7 octobre. Robert Kennedy Jr allait cette fois devoir s’exprimer sur le dossier le plus brûlant de la politique étrangère états-unienne : celui du conflit israélo-palestinien et du soutien inconditionnel des USA à l’État sioniste. Là, c’était le gros dossier, celui dont on sait sur E&R qu’il constitue le marqueur absolu de la résistance (ou de la soumission) à l’Empire. Laurent Guyénot a indiqué dans ses ouvrages combien ce dossier avait pu être fatal à la famille Kennedy ; aussi peut-on imaginer à quel point le terrain était miné pour Robert Kennedy Jr. Il y a des mots qui peuvent valoir une balle quand on ambitionne d’entrer dans le bureau ovale.
Cependant, comme Walt et Mearsheimer l’avaient démontré en 2007 dans leur ouvrage Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, pouvoir profond américain et soutien inconditionnel à Israël sont indissociables. Il est donc sémantiquement impossible de prétendre s’opposer à l’un tout en approuvant l’autre. Si, en France, sur le 7 Octobre, Jean-Luc Mélenchon avait osé, Robert Kennedy Jr allait-il faire de même aux États-Unis ? Il n’est pas exagéré de dire que bien des voix dissidentes américaines (comme celles de Norman Finkelstein ou Scott Ritter) attendaient avec impatience de voir si Kennedy Jr oserait, s’il irait dans son positionnement anti-Système jusqu’à cette ligne de front qu’Alain Soral appelle la mère des batailles.
Invité dans l’émission Breaking Points par la journaliste indépendante Krystal Ball pour commenter la situation post-7 Octobre à Gaza, Kennedy Jr a choisi son camp. Visiblement très mal à l’aise, fronçant sans cesse les sourcils, transpirant, se tordant les mains, balbutiant chaque début de réponse, c’est à grand peine oratoire que celui qui s’était forgé une image de candidat anti-Système a défendu l’indéfendable, à l’aide des mêmes outils sémantiques likoudniks que ceux déballés inlassablement par nos Sayanim sur les plateaux télé mainstream.
Florilège :
« Israël fait un travail extraordinaire, Israël fait tout ce qu’il peut pour éviter les pertes civiles. »
« Israël ne fait que se défendre contre une organisation terroriste, le Hamas, qui a juré de tuer tous les juifs, pas seulement en Israël mais dans le monde entier. »
« Le Hamas est une organisation criminelle, tenue par des leaders qui sont milliardaires, et cette organisation endoctrine les enfants palestiniens à devenir des serial-killers. Ils nomment des rues du nom de meurtriers de juifs. »
« Si le Mexique élisait un président communiste, et si ce gouvernement se mettait à tirer des roquettes sur Houston en disant "nous voulons récupérer le Texas", combien de temps attendrions-nous pour aller là-bas ? Cela ne nous prendrait pas longtemps, nous le ferions, et nous ferions tout ce qui serait nécessaire pour faire cesser cette menace. »
« Le Hamas met des civils entre lui et Tsahal, qu’est-ce que vous voulez que les Israéliens puissent faire contre ça ? »
« Je ne crois pas que l’armée israélienne tire délibérément sur des civils à Gaza ; je sais que certains pensent cela, mais moi je n’ai jamais vu aucune preuve permettant de l’affirmer. »
« Vous parlez d’un siège, de punitions collectives ; mais nous [les Américains], nous avons procédé à des punitions collectives en Irak, pourquoi vous en prenez-vous particulièrement aux juifs, aux Israéliens ? »
« Les Palestiniens, et pas seulement le Hamas, ont rejeté tous les plans de paix qui leur ont été proposés ; ils se sont opposés à toute négociation. »
« Arafat a toujours toujours quitter les négociations, en menaçant : quiconque voudrait négocier avec Israël serait passé par les armes. »
« L’armée israélienne fait une chose que personne d’autre au monde ne fait en temps de guerre, ils envoient des messages téléphoniques aux habitants (de Gaza) deux heures avant de bombarder les bâtiments. »
« Israël a dit aux civils : allez vers le sud (de Gaza), là vous trouverez des vivres et des soins. »
La morale et la décence dues aux plus de 20 000 victimes civiles palestiniennes nous autorisent à cesser ici notre inventaire des citations du présidentiable Robert Kennedy Jr lors de cette émission. Son interlocutrice, la journaliste Krystal Ball aura eu le courage de lui opposer des arguments d’une pertinence que le professeur Norman Finkelstein, descendant de rescapés de la Shoah et cependant grand pourfendeur du sionisme likoudnik, saluera quelques jours plus tard sur Internet en disant :
« Krystal, toute mon admiration pour le courage avec lequel vous avez argumenté contre les ignominieuses déclarations de ce sac à merde ! Vous êtes d’une nouvelle génération, une génération qui n’a pas peur, contrairement à ma génération, de risquer de se faire traiter d’antisémite pour chaque argument susceptible de déstabiliser un tel sac à merde. »
Balzac était convaincu que la physionomie d’un individu dit tout de son âme. Eh bien, le visage et les gestes de Kennedy Jr lors de cette émission présentaient un manque évident de sérénité. Pas la mine de quelqu’un qui est droit dans ses bottes, mais de quelqu’un qui a des cailloux dans ses chausses. Ses mimiques trahissaient une gêne manifeste à prendre un parti qui allait lui aliéner une part conséquente de ses sympathisants.
Face aux questions de la journaliste Krystal Ball, on a du mal à croire que Kennedy Jr s’exprime autrement que sous la contrainte, la contrainte d’une laisse, de ces laisses qu’on voit au cou des tenus que Soral a décrits maintes fois parmi les animateurs du débat public. Serait-ce cette laisse qui s’est serrée autour de sa gorge en juillet 2023, quand le New York Times et la presse mainstream US l’ont accusé d’avoir affirmé que le vaccin anti-covid aurait été conçu pour affecter certains groupes ethniques de la population tout en épargnant les seuls juifs ashkénazes ?
Aussi grossière qu’ait été cette accusation, il est permis de croire qu’elle tentait juste de faire taire le pourfendeur des vaccins Pfizer grâce au plus efficace des rayons paralysants, celui de l’antisémitisme. À l’époque, Robert Kennedy Jr s’était débattu avec la grenade qu’on venait de lui balancer en expliquant qu’on avait mésinterprété ses propos. Un message avait en tout cas bien été envoyé ; et après cette émission du 19 décembre dernier, il est permis de croire que le message avait été reçu 5/5 par son destinataire. Sur le 7 Octobre, Robert Kennedy Jr a donc choisi un camp. L’année 2024 nous dira si ce choix constituera l’aurore ou le crépuscule de ses ambitions présidentielles.
Voici l’émission Breaking Points (en anglais non sous-titré en français) du 19 décembre 2023. L’intervention de Robert Kennedy Jr concernant Gaza commence à 10’25.