Les éditions Kontre Kulture ont publié début avril 2014 Les Cahiers du Cercle Proudhon, avec, en préface à l’ouvrage, le mémoire de Pierre de Brague intitulé « Le Cercle Proudhon ou l’existence d’une révolution conservatrice française ». Ce jeune historien évoque cette aventure intellectuelle dans le dossier du numéro 68 de la revue Rébellion, sur les rapports du mouvement ouvrier avec le patriotisme français.
Rébellion : Comment de jeunes militants de l’Action française (AF) et des courants du syndicalisme révolutionnaire furent-ils amenés à se rencontrer et à former ce « Cercle Proudhon » ? Quel était le contexte de cette expérience ?
Pierre de Brague : Plusieurs signes traduisent et précèdent cette rencontre : d’abord les prisons républicaines qui, au début du XXème siècle, permettaient aux Camelots du Roi et aux syndicalistes des retrouvailles pour le moins explicites sur le plan politique, ce qui prouve encore une fois que la pratique devance souvent le théorique ; ensuite, le premier pas « officiel » fut effectué par Georges Sorel, LE théoricien du syndicalisme révolutionnaire qui, en 1908 dans une revue italienne, fit l’éloge conjoncturelle et pragmatique de Charles Maurras et de l’Action française, considérant ces derniers comme une authentique force vivante pour le futur de la France, étant alors assez déçu par le marasme dans lequel semblait s’ensevelir le mouvement syndicaliste français ; la dernière touche fut apposée avec la fondation de deux revues, deux tentatives dont les intitulés ne suscitent aucune équivoque quant à l’état d’esprit qui les animait, à savoir L’Indépendance et La Cité française. Le Cercle Proudhon, expérience la plus aboutie de cette confluence théorique et pratique, naquit donc en 1911, dans un contexte que je qualifierai de bouillonnant, principalement du fait de deux personnages parmi les plus importants, à mon sens, de l’histoire politico-intellectuelle française : Édouard Berth et Georges Valois, qui synthétisent en leur sein toute la réalité de cette réunion révolutionnaire conservatrice.
Pour être complet et mettre les pieds dans le plat directement, je dirai que le Cercle Proudhon représente ce qui caractérise l’authenticité de ce que l’esprit des peuples peut produire face au monstre libéral-bourgeois ploutocrate et capitaliste, ce qui, vous en conviendrez, ne le limite pas à la simple historiographie.
- Gustave Courbet, Proudhon et ses enfants, 1865
En quoi la figure de Pierre-Joseph Proudhon fut-elle fédératrice pour les diverses sensibilités regroupées au sein du cercle ? Quels étaient les éléments de sa pensée partagés par les fondateurs ?
À leurs yeux, Proudhon représentait le « parfait Français », c’est-à-dire ce subtil mélange d’apparentes contradictions, que l’actuelle doxa médiatique et culturelle veut mettre à mort, soit en la ridiculisant soit en la culpabilisant, comprenant trop bien la richesse et la singularité de cette notion fondamentale qu’est « l’équilibre ».
Au premier abord, les militants issus de l’AF appréciaient le Proudhon fédéraliste et antidémocrate, quand les syndicalistes révolutionnaires célébraient le penseur socialiste pourfendeur de la culture bourgeoise et de la propriété capitaliste. Mais plus que l’exégèse des thèses du Franc-comtois, c’est dans « l’esprit proudhonien » que se reconnaissent les membres du Cercle : esprit antique, guerrier, travailleur, viril, justicier, patriarcal, paysan. N’en jetez plus, notre monde post-moderne bien-pensant et antihumain pourrait en faire des cauchemars ! À la fois traditionnel et révolutionnaire, ce n’est pas le jeune Proudhon, anarchiste se réclamant de 1789, que le Cercle met en avant, mais bien le Proudhon profond, celui qui mêle, dixit Valois, « esprit classique et christianisme fondamental ». Nous touchons là quelque chose, à mon sens, d’essentiel, en ceci que cette alliance fraternelle produit la meilleure définition qui soit de l’identité et de la mentalité française. Le Cercle ne s’y est pas trompé, célébrant ce « Proudhon français », ce socialiste patriote, attaché à sa terre et à sa culture, et qui incarne en son sein cette transcendance des antagonismes.
C’est sur ce modèle que Berth appelait à la réunion des idées de Maurras et de Sorel, qu’il comparait à Apollon et Dionysos, considérant que c’est de la « libre opposition » de la raison et de l’esprit, de la sagesse et des vertus, que jaillit l’équilibre producteur de Liberté et de Justice. Un équilibre, je le répète, qui constituait il y a encore peu une vision du monde et un état d’esprit proprement français, que les multiples agressions du pédantisme et du bavardage bourgeois, de la culture anglo-saxonne et de l’importation de peuplement, ensemble qu’on peut générer sous l’acception de « libéralisme » (pour ne pas en dire plus), ont mis à mal au point de faire de la France un pays semi-dépressif déconnecté de son « être » et de son destin.
Je précise que cette recherche de l’équilibre n’a rien de puritain ou de dogmatique, la dimension ascétique que pourrait laisser imaginer certains textes de Proudhon ne peut faire oublier le caractère « rieur », « chantant », « gaulois » de ce véritable miracle français, léger, frondeur et spirituel, et dont « l’ironie » est la qualité la plus chérie par notre soi-disant théoricien de l’anarchie.
Je finirai sur cette question de la complémentarité en la transposant à un autre niveau, en citant Berth :
« L’équilibre social ne peut résulter que de l’antagonisme loyalement accepté d’un État fort et d’une société civile forte, incarnant l’un et l’autre les deux principes coéternels de l’Autorité et de la Liberté. »
Voilà un bon exemple de ce à quoi aspirait le Cercle.
- Édouard Berth
Les syndicalistes révolutionnaires comme les royalistes d’Action française se caractérisaient par un refus absolu de la démocratie, dénoncée comme une ploutocratie. En quoi cette opposition radicale au système de l’époque s’incarna-t-elle dans le Cercle ?
Toute la problématique du Cercle Proudhon était de travailler à la conciliation de deux écoles antidémocrates : la tradition dite « de droite » de rejet de la république, et les idéaux dits « de gauche » de dépassement de la bourgeoisie. Les militants du Cercle étaient donc liés en premier lieu par la désignation d’un ennemi commun, à savoir la démocratie libérale et ses épigones (bourgeoisie capitaliste, idéologie du progrès, juiverie internationaliste), et dans un deuxième temps par la reconnaissance de points communs dans le modèle qu’ils lui opposent et qui s’incarne dans la figure tutélaire de Proudhon.
Conjonction de deux radicalités, le Cercle ne pouvait pas accoucher d’une vision tiède : la fable démocratique y est absolument mise en accusation, considérée comme un système avilissant, abrutissant, précaire, anti-Production et anti-Culture, une « erreur », une « rêverie », une « maladie mortelle pour les nations, pour les sociétés humaines, pour les familles, pour les individus », vivant sur le mensonge d’un régime de libertés concrètes et par la réalité d’une exploitation discoureuse. S’appuyant sur la « théorie de la France » de Maurras et sur le « mythe de la grève générale » de Sorel, le Cercle Proudhon cherche à établir l’organisation sociale qui rendra le plus justice à la dignité des travailleurs français et à « la défense de leurs libertés et de leurs intérêts spirituels et matériels », quitte à rétablir pour cela l’institution monarchiste, ce qui en fait à mes yeux un mouvement progressiste des plus conséquents !
De même, la détestation des valeurs bourgeoises semble largement partagée. L’idéalisation de l’honneur, de l’héroïsme et du geste guerrier est-elle un élément décisif dans le rapprochement des divers courants ?
Bien sûr, car les membres du Cercle Proudhon ont foncièrement identifié le fait que les valeurs bourgeoises sont consubstantielles au système démocratique. En vérité, tout cela forme un tout, une vision du monde, le monde de « la Plume, de la Bourse et de l’Urne », le monde du bavardage mondain, du théorique intégral, du cynisme libéral, de la science économique, de la rationalisation mathématique, ce qu’on peut appeler en dernière instance le monde de l’exploitation. Un monde dont le Cercle fait aussi un bilan strict et positiviste, statistiques de l’époque à l’appui : hausse de l’alcoolisme, de la consommation de drogues, de la pornographie, de l’aliénation mentale, des suicides, baisse des natalités et de l’agriculture. Ô Lecteur, je te laisse le soin de constater que le processus que tu connais bien ne date pas d’hier… Je ne résiste pas à l’envie de citer encore une fois le Cercle :
« Notre démocratie est toute au Progrès, au Bonheur, à la Vie. L’enseignement de la démocratie est follement optimiste. En paroles, la démocratie a toutes les audaces. En fait, jamais l’individu n’a eu une telle peur de vivre, jamais il n’a étalé une telle incapacité de supporter bravement la souffrance. »
Antithèse de ces « valeurs », les militants du Cercle se retrouvent dans les sentiments que je qualifierai de « vivants », ceux de la « liberté créatrice » dont parlait Bergson, ceux qui allient théorie et pratique au sens où les syndicalistes révolutionnaires l’entendent lorsqu’ils appellent à la constitution d’une société de Producteurs, libres et indépendants. Dans cette logique, l’esprit héroïque que Sorel propose à la classe ouvrière ne peut tomber qu’en conjonction avec les valeurs aristocratiques défendues par l’AF, d’autant qu’à bien y réfléchir, les valeurs populaires traditionnelles y correspondent beaucoup plus qu’au modèle aporétique et mortifère de « l’Intellectuel » dont la figure dérivée est aujourd’hui incarnée par la speakerine-objet-mannequin-potiche, le web-designer-graphiste à moitié neurasthénique ou l’artiste efféminé de 30 kilos…
Les diverses sensibilités présentes dans le Cercle Proudhon furent-elles capables de proposer des mesures sociales concrètes ?
Le Cercle est un groupe de réflexion, qui se manifeste par le frottement du nationalisme et du syndicalisme, mais ce n’est pas un parti politique, évidemment ; ils n’élaborent donc pas un programme. Pour eux, la priorité est de penser l’organisation sociale. Leurs travaux sont essentiellement philosophiques et politiques, sociaux mais pas sociétaux.
Ils prônent ainsi à cet égard, comme dit plus haut, un équilibre social résultant de la saine confrontation de deux absolus, à savoir un État fort et souverain réduit à ses fonctions guerrières et diplomatiques face à une société civile indépendante de Producteurs organisés en corporation.
Une France protégée des lobbys (communautaires) et de l’intervention de l’État (aujourd’hui européen), cela ne nous apparaît-il pas comme un doux rêve ?
On accuse souvent le Cercle Proudhon d’être à l’origine d’une forme de « fascisme français » ou d’antisémitisme. Que répondez-vous à ce genre de lieu commun ?
Que c’est bon signe ! [1]
- Georges Valois
Deux figures particulièrement marquantes se détachent du Cercle, Georges Valois et Édouard Berth. Pouvez-vous revenir sur les parcours atypiques de ces deux intellectuels ?
Georges Valois a été le membre le plus actif en vue de la création du Cercle. Issu d’une famille républicaine ouvrière et paysanne, il se tourne dans ses premières années vers la pensée anarchiste, puis syndicaliste. Il semble que son service militaire l’ait fortement ébranlé, s’y découvrant un profond respect pour l’organisation ; dès lors, il n’aura de cesse de tenter de « réconcilier la classe ouvrière avec l’Ordre et l’Autorité », ce qui, en ce début de XXème siècle le fait adhérer à l’AF, où il sera perçu comme une « recrue prolétarienne » et anticonformiste. Il quittera le mouvement royaliste quelques années plus tard avec pertes et fracas, devenant l’espace d’un instant, court mais célèbre, le fer de lance du seul mouvement français se revendiquant du fascisme italien, le Faisceau. Expérience éphémère dont il fera l’autocritique, avant de retourner au syndicalisme, puis de tenter une expérience républicaine avant la Seconde Guerre mondiale, où il mourra déporté en résistant antinazi à Bergen-Belsen.
Berth, quant à lui, est un penseur qui a juré très tôt fidélité à la classe ouvrière, disciple et continuateur qu’il est des idées de Proudhon, Marx et Sorel. D’abord anarcho-syndicaliste puis théoricien du syndicalisme révolutionnaire, il rompra avec un mouvement socialiste en crise pour entamer le dialogue, notamment par l’intermédiaire de Valois, avec le mouvement nationaliste monarchiste, et ce dans une démarche pragmatique et intègre. Au sortir de la Première Guerre mondiale, et suite à la mort de son maître et ami Georges Sorel en 1922, Berth s’enthousiasmera pour Lénine et la révolution bolchevique avant d’en faire un amer bilan, constatant la progressive américanisation du monde, la domination du capitalisme financier et le mensonge du socialisme d’État. Il perdra peu à peu ses dernières espérances et mourra en 1939 dans l’indifférence générale.
Plus que les appareils politiques, qui peuvent varier selon les contextes et les rapports de forces, ce sont les idées et les motivations qui sont restées les mêmes : Valois, toute sa vie durant, fut l’homme d’un combat, celui de l’Humain contre l’Argent ; Berth demeurera comme l’éternel et intangible défenseur du prolétariat français. Quant à cette initiative un peu folle du Cercle Proudhon, elle restera dans leurs consciences encore longtemps, et ce sûrement en raison du sentiment d’y avoir palpé quelque chose d’unique et d’important …
La Guerre de 1914 semble avoir anéanti cette expérience. Quelles furent les expériences immédiates qui se revendiquèrent de son esprit après 1918 ?
Effectivement le déclenchement de la Grande Guerre a mis fin au Cercle, faisant éclater sa fragile dynamique, envoyant à la mort certains de ses militants, et recomposant la carte géopolitique du monde. Après 1918 c’est une nouvelle donne, l’apparition du fascisme et du communisme impliquant de nouvelles analyses et de nouvelles filiations.
Dans ce contexte, je ne connais pas de mouvements immédiats se revendiquant explicitement du Cercle Proudhon. Quelques auteurs ici ou là ont pu l’évoquer (Drieu La Rochelle, Péguy, Mounier) mais en grande majorité, le Cercle sombra dans l’oubli jusqu’à ce qu’un grand politologue israélien [Zeev Sternhell, NDLR] l’en extraie pour le stigmatiser… Pour prendre le total contre-pied de cet auteur, je dirai que ce que l’histoire a retenu comme les mouvements « non-conformistes des années 30 » sont finalement empreints d’une dynamique et d’un esprit assez proches du Cercle, au sens où toutes ces tentatives populaires, sociales et souvent transcourants reflètent infiniment plus le réel état d’esprit français que le fantasmagorique totalitarisme fascisto-nazi qu’on essaye de lui coller à toutes forces. Songez au CNR par exemple. De nos jours, Égalité & Réconciliation, dont je suis un militant, s’est revendiquée précisément du Cercle, et je n’y vois aucun problème au sens où E&R n’est pas un Cercle Proudhon bis mais plutôt un Cercle Proudhon des années 2000.
Alliance de la Tradition et de la Révolution, le Cercle Proudhon ne semble t-il pas avoir été plus un lieu de rencontre d’individualités, exceptionnel, qu’une véritable synthèse idéologique ?
Oui et non, car même s’il est vrai qu’il n’y a pas eu de manifestation réelle autre que les Cahiers, que la réunion ne concernait que quelques personnes bien précises, que les mouvements n’ont pas fusionné, que les maîtres en sont plutôt restés à l’écart, et qu’il n’en ressort pas une véritable idéologie à proprement parler, je pense que la démarche du Cercle et ses travaux vont bien au-delà d’une simple expérience.
Plus que la théorisation par l’échange de l’avènement d’une possible monarchie nationaliste et syndicale, c’est la dynamique réconciliatrice fondée sur l’équilibre et sur l’union sacrée des patriotes qui dépasse le cadre de l’objet d’étude pour accéder, à mes yeux, au stade de « mythe » (au sens où l’entendait Sorel). Ce que je retiens du Cercle, c’est son esprit. L’esprit du Cercle, c’est l’esprit proudhonien, c’est l’esprit de Berth, c’est l’esprit de Valois, c’est l’esprit de la France.
Quelle est l’actualité des idées du cercle Proudhon ?
Ce sera l’objet d’une conférence en votre présence d’ici peu de temps ! En deux mots, cent ans après, on peut raisonnablement admettre que leurs jugements sont d’une incroyable pertinence et modernité, étant donné que nous sommes exactement dans le même système de domination ; nous sommes juste un peu plus avancés dans le processus. Pour moi, tout militant français désireux de comprendre l’âme de son peuple et de combattre ce système de domination y puisera une force et des outils incomparables.