« Il y a depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. C’est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain. »
Circonscrire le problème
Les traditions préservent le tissu social, et sont respectables par principe. Mais certaines méritent un sérieux examen critique, parce qu’elles transgressent ce qu’il est convenu d’appeler le droit naturel, qui inclut le respect de l’intégrité physique, et qui prime logiquement sur la liberté religieuse. C’est le cas de l’ablation rituelle du prépuce, dite circoncision, théoriquement illégale en France en vertu de l’article 16-3 du Code civil :
« Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui. Le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas à même de consentir. »
Une distinction s’impose néanmoins en fonction de l’âge. Chez les musulmans, la circoncision – qui n’est pas mentionnée dans le Coran mais relève uniquement de la tradition (sunna) – est généralement pratiquée sur l’enfant entre cinq et huit ans, ou plus tard encore, vers dix ou même quinze ans, selon les traditions locales. On peut apparenter cette circoncision pubertaire aux « rites de passage » connues dans d’autres sociétés, par lesquels les jeunes mâles sont extraits du monde des femmes pour intégrer celui des hommes.
- La circoncision était pratiquée en Égypte ancienne sur les garçons âgés de quatorze ans
Telle n’est pas, cependant, la justification islamique classique de la circoncision. Les juristes musulmans du Moyen Âge y voyaient le moyen d’ « affaiblir l’outil de la volupté » et « modérer la concupiscence ». Souvent citée est cette phrase attribuée à l’imam Al-Razi (XIIIe siècle) :
« Le gland est très sensible. S’il reste caché dans le prépuce, il fortifie le plaisir lors de l’accouplement. Si le prépuce est coupé, le gland se durcit et le plaisir s’affaiblit. C’est ce qui convient le mieux dans notre loi : réduire le plaisir sans le supprimer totalement, un juste milieu entre l’excès et la négligence [1]. »
Aujourd’hui, par modernisme, certains inversent l’argument et disent que la circoncision ne nuit pas au plaisir, mais au contraire l’augmente [2]. Quoi qu’il en soit – et je m’avoue incapable de porter un jugement sur ces questions délicates – la circoncision pubertaire se distingue de la circoncision infantile pratiquée chez les juifs, qui pose un problème spécifique. Contrairement à l’adolescent, le nouveau-né est totalement démuni psychologiquement face à la violence qui lui est faite. À huit jours d’âge, il se remet à peine du choc de sa sortie du sein maternel. Ce dont il a besoin par dessus tout, c’est de prendre confiance dans la bonté de la vie et la bienveillance absolue de ceux qui l’ont accueilli en ce monde, à commencer par sa mère. C’est la loi naturelle. Même les animaux savent cela.
Pour transgresser un droit naturel aussi fondamental, il faudrait un enjeu anthropologique de la plus haute valeur. Or, lorsqu’on cherche à s’informer de la signification que les juifs d’aujourd’hui donnent à la circoncision, on est confronté à une multitude d’interprétations contradictoires, et parfois à une grande malhonnêteté intellectuelle. Écoutons le Grand rabbin Marc-Raphaël Guedj :
« Lorsque le prépuce recouvre le gland, on a l’image d’un membre recroquevillé sur lui-même. Or ce membre, c’est le membre du plaisir. Et le plaisir recroquevillé sur lui-même veut dire qu’en fin de compte l’on va vers l’autre dans le désir de se satisfaire et non pas dans le désir du désir de l’autre. Donc la circoncision d’un point de vue juif, c’est l’inscription de l’altérité dans le corps, c’est-à-dire l’inscription de ce désir altruiste, pas seulement dans la conscience et dans le cœur, mais aussi dans le corps. […] C’est le signe de l’Alliance, parce que c’est à travers l’alliance avec l’autre que s’instaure l’alliance avec Dieu. Et ça, c’est la vision fondamentale du judaïsme : le judaïsme est d’abord éthique avant d’être religieux. […] la circoncision est l’expression […] d’une dimension universelle de l’éthique [3]. »
On flaire l’entourloupette. Allons plutôt nous renseigner auprès de Dieu. Quel motif a-t-Il eu d’exiger qu’on mutile ainsi ceux qu’Il crée chaque jour à Son image ? La circoncision au huitième jour est en effet l’unique commandement donné à Abraham par Yahvé. Il prime donc sur les commandements de l’alliance mosaïque.
« Dieu dit à Abraham : “Et toi, tu observeras mon alliance, toi et ta race après toi, de génération en génération. Et voici mon alliance qui sera observée entre moi et vous, c’est-à-dire ta race après toi : que tous vos mâles soient circoncis. Vous ferez circoncire la chair de votre prépuce, et ce sera le signe de l’alliance entre moi et vous. Quand ils auront huit jours, tous vos mâles seront circoncis, de génération en génération. Qu’il soit né dans la maison ou acheté prix d’argent à quelque étranger qui n’est pas de ta race, on devra circoncire celui qui est né dans la maison et celui qui est acheté à pris d’argent. Mon alliance sera marquée dans votre chair comme une alliance perpétuelle. L’incirconcis, le mâle dont on n’aura pas coupé la chair du prépuce, cette vie-là sera retranchée de sa parenté : il a violé mon alliance.” » (Genèse, 17:9-14, Bible de Jérusalem)
Nommée en hébreu brith mila, « l’alliance de la coupure », la circoncision au huitième jour est un symbole adéquat du caractère purement terrestre du marché conclu entre Abraham et El Shaddaï (le nom sous lequel Yahvé se présente à ce stade, soit « le dieu destructeur », de el, « dieu », et shadad, « détruire ») : c’est en échange de l’offrande systématique du prépuce des nourrissons mâles que Yahvé promet à Abraham une descendance innombrable (« Je te rendrai extrêmement fécond, de toi je ferai des nations, et des rois sortiront de toi ») et une terre pour l’éternité (« À toi et à ta race après toi, je donnerai le pays où tu séjournes, tout le pays de Canaan, en possession à perpétuité ») (17:6-8).
Un traumatisme transgénérationnel
Parce que le nourrisson ne peut pas parler mais seulement hurler, les rabbins défenseurs de la circoncision au huitième jour parlent à sa place et minimisent sa douleur et sa détresse. Mais selon le professeur Ronald Goldman, auteur de Circumcision, the Hidden Trauma, des études scientifiques prouvent les dégâts neurologiques et psychologiques de la circoncision du nouveau-né, pour laquelle, rappelle-t-il, il n’existe aucun anesthésique adapté. Les changements de comportement observés chez le nourrisson après l’opération, incluant des troubles du sommeil et une inhibition dans la construction du lien affectif mère-enfant (mother-child bonding), sont les signes d’un syndrome post-traumatique. La perte traumatique de confiance en la mère, qui s’imprime durablement à un niveau subconscient à jamais inaccessible, est la source potentielle d’une haine inconsciente des femmes, dont les conséquences sociales sont peut-être considérables [4].
Selon le Professeur Roger Dommergue de Ménasce, qui se fonde sur les travaux de l’endocrinologue Jean Gautier, la circoncision juive provoque « de graves déséquilibres psycho-endocriniens », car au huitième jour précisément commence un moment capital de l’équilibrage hormonal qu’on nomme la « première puberté », et qui dure vingt-et-un jours. Juif lui-même, Roger Dommergue estime que cette pratique reproduite depuis des centaines de générations a joué un rôle déterminant dans la psychologie collective juive.
« Si, au moment précis où doit s’effectuer notre équilibration glandulaire, un traumatisme comme la circoncision vient provoquer des phénomènes métaboliques de cicatrisation, d’excitation, sur un organe sexuel primordial comme la verge, les secrétions destinées à mettre en activité la génitale interne, sont détournées de leur objet vers la sexualité, c’est-à-dire vers la reproduction et la jouissance sexuelle, qui recevront désormais la plus grande part des activités hormonales, et qui maintiendront la génitale interstitielle dans un état plus ou moins accusé d’hypofonction. […] Les autres endocrines organiques, thyroïde, hypophyse, surrénales, génitale reproductrice, seront d’autant plus puissantes et plus vivaces que la génitale interne sera en hypofonction [5]. »
Il est difficile, avouons-le, de trouver des études corroborant cette théorie. Néanmoins, pour se faire une idée de l’impact psychologique négatif de la circoncision au huitième jour, il suffit, muni d’un minimum d’empathie naturelle et d’un peu de bon sens, de visionner les rares images disponibles de l’opération. Ceux qui n’ont pas le cœur suffisamment accroché pourront lire les témoignages de mères recueillies sur la page Web « Mothers Who Observed Circumcision ». L’une de ces mères se souvient quinze ans plus tard :
« Les cris de mon bébé restent incrustés jusque dans mes os. Son vagissement était celui d’un animal qu’on égorge. J’en ai perdu mon lait. »
Une autre s’adresse à son fils :
« Je n’ai jamais entendu de tels cris. Saurai-je un jour quelles cicatrices sont inscrites dans ton âme ? Quel est ce regard changé que je vois dans tes yeux ? Je peux voir la souffrance, une certaine tristesse et une perte de confiance. »
Une troisième témoigne de la manière dont elle s’est détachée de son enfant pour parvenir à refouler ses sentiments :
« Lorsqu’il naquit, il y avait ce lien avec mon tout petit, mon nouveau-né. Mais pour accepter la circoncision, j’ai dû couper ce lien. J’ai fait taire mon instinct naturel et en faisant cela, j’ai coupé beaucoup de mes sentiments envers lui. J’ai coupé pour refouler la souffrance et mon instinct naturel qui me dictait de m’opposer à la circoncision [6] »
Ces témoignages proviennent de mères non-juives (dans la cérémonie juive, les cris de douleur du nourrisson sont partiellement couverts par les cris d’allégresse de ceux qui l’entourent). Car sous l’influence conjointe du courant hygiéniste et du puritanisme vétérotestamentaire, la circoncision infantile est devenue routinière aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Le taux de circoncision en hôpital a commencé à décliner à partir des années 70, mais il était encore estimé à plus de 80% en 1980 [7]. On peut difficilement imaginer manifestation plus tangible de la judaïsation de l’Amérique sous l’influence puritaine.
On comprend en tout cas pourquoi, lors de la cérémonie juive traditionnelle, la mère est écartée de la scène et doit confier son bébé au sandak, un parrain (souvent un grand-père) qui immobilise ce dernier pendant la coupure de son prépuce. On devine aussi tout ce que le stéréotype de la « mère juive » cache comme culpabilité refoulée.
Le verrou de la prison juive [8]
Les défenseurs de la circoncision rituelle juive nient son impact traumatique. Si elle avait été traumatique, disent-ils, elle aurait été abandonnée depuis longtemps. Marc-André Cotton leur répond que c’est tout le contraire : les victimes de traumatismes infantiles ont une tendance avérée à répéter sur leurs enfants les abus qu’ils ont subis.
« Si elle n’avait pas l’impact traumatique que démentent ses promoteurs, l’opération aurait depuis longtemps disparu. C’est cet impact qui explique au contraire sa persistance, la virulence des réactions que suscite sa mise en cause et le silence qui entoure la souffrance de l’enfant. […] Dans un rituel de circoncision masculine, la pression du groupe réactive chez les parents une terreur qui les détourne de leur sensibilité naturelle et donc du vécu de l’enfant [9]. »
Le grand Sigmund Freud peut-il nous éclairer sur ce refoulement transgénérationnel ? Mystérieusement, cet explorateur intrépide de la sexualité infantile, qui ne fit pas circoncire ses propres fils, n’a presque rien dit de la circoncision dans ses écrits cliniques. Il ne l’évoque que dans une note de bas de page de son Abrégé de psychanalyse (publié après sa mort), sans référence au judaïsme :
« Une très ancienne coutume, la circoncision, autre substitut symbolique de la castration, ne peut être considérée que comme l’indice d’une soumission à la volonté paternelle (voir les rites de la puberté chez les primitifs) [10]. »
Freud évoque à nouveau ce point dans Moïse et le monothéisme, publié très peu de temps avant sa mort :
« La circoncision est un substitut symbolique de la castration que le père primitif et omnipotent avait jadis infligée à ses fils. Quiconque acceptait ce symbole montrait par là qu’il était prêt à se soumettre à la volonté paternelle, même si cela devait lui imposer le plus douloureux des sacrifices [11]. »
Parmi les disciples de Freud, presque tous juifs [12], le seul à s’être préoccupé de la circoncision est Sándor Ferenczi, que Freud considéra longtemps comme son disciple le plus doué, mais qui fut traité en pestiféré lorsqu’il remit en question la théorie freudienne des pulsions sexuelles infantiles, en affirmant la réalité des abus sexuels subis par ses patients et patientes [13].
Le lien discrètement établi par Freud entre circoncision et violence paternelle est également admis par la tradition juive. Selon une interprétation juive répandue, la circoncision serait le substitut du meurtre d’Isaac par son père, qu’aurait réclamé Yahvé puis empêché au dernier moment en retenant la main d’Abraham. Selon le Docteur Sylvain Mimoun interrogé sur France 5, « [Abraham] a coupé le prépuce, parce qu’il fallait que le sang coule, et il s’est dit : “Autant que ce soit une partie qui ne serve pas beaucoup [14].” »
Ce scénario contredit la Torah, qui dit qu’Isaac a été circoncis au huitième jour, bien avant sa « ligature ». Mais cela montre que, dans l’imaginaire juif dominant, la circoncision est bien associée à la violence du père agissant en tant que médiateur de Yahvé. Car même si ce n’est pas le père qui circoncit le fils, c’est lui qui livre son fils au scalpel du rabbin (le mohel).
La circoncision inscrit donc « dans la chair » de chaque juif, et dans l’inconscient collectif de tous les juifs, la violence de Yahvé – qui n’est jamais que le masque (la persona) des élites sacerdotales. Elle fonctionne comme un marqueur ethnique artificiel, transgénétique ou transhumain, transmis de père en fils, pour graver l’Alliance abrahamique dans la douleur et dans la génitalité. C’est aussi le critère ultime de la séparation : les « incirconcis », terme péjoratif désignant dans la Bible tous les non-juifs, sont considérés comme impurs, et il est interdit de frayer avec eux, de manger leur nourriture ou de leur donner une femme en mariage.
Depuis les années 1970, divers groupes, rassemblés aujourd’hui sous la bannière « intactiviste » (de « intact » et « activiste »), militent pour l’abandon de la circoncision rituelle [15]. Mais seulement une centaine de rabbins a adopté une nouvelle version du rite, où la coupure d’un fruit remplace l’ablation réelle du prépuce [16]. L’immense majorité considère, probablement à juste titre, que l’abandon de la circoncision signifierait à terme la disparition des caractères propres à la judéité. Spinoza ne s’y était pas trompé :
« J’attribue une telle valeur au signe de la circoncision, qu’à lui seul je le juge capable d’assurer à cette nation une existence éternelle [17]. »