Le Professeur Faurisson me faisait beaucoup de reproches. La principale de ses critiques à mon égard était d’être trop dans les concepts, trop dans les limbes, trop philosophe et en un mot, disait-il, lui l’Écossais, d’être trop français. Nous avons ce défaut, somme-toute bien occidental, de manier des mots dont nous ne saisissons plus le sens. Cela devient un grave handicap lorsqu’il nous faut communiquer au sujet de choses abstraites. Or aujourd’hui nous avons précisément un besoin urgent de nous entendre sur de telles choses. Les Chinois n’ont pas ce problème, car leur pensée, leur langage est structuré différemment du nôtre, par des idéogrammes (voir L. Vandermeersch, Les deux raisons de la pensée chinoise, Gallimard, 2013).
Que signifient pour nous des mots tels que nation, peuple, gouvernement, État, et mieux encore représentation ou révolution ? Le seul secours que nous avons, pour voir dans le réel ce que ces mots signifient, c’est d’en passer par les images, c’est d’opérer par analogie avec un cas concret. Bien sûr, ce n’est que le début du raisonnement, parce qu’entre les éléments de la réalité, les mots et les images concrètes que nous utilisons pour nous comprendre, les connexions sont parfaitement discutables, incertaines, malléables. Et même une fois établies, elles n’empêchent évidemment pas les querelles, car la chose abstraite en question n’est pas moins disputée que la vision de la réalité. Sans parler des clivages. Mais enfin je crois que les métaphores fixent un cadre aux controverses, et c’est bien l’essentiel que l’on attend du Droit, que de délimiter le champ de bataille et d’identifier les deux partis qui s’affrontent.
Parmi les images existantes, j’emprunte à la philosophie l’une des plus anciennes. Elle repose sur la distinction entre terre ferme et mer. L’État est un navire en mer. Nous sommes tous à bord. Actuellement nous traversons une tempête. Le risque, c’est de couler. Par ailleurs des pirates se sont introduits au sein de l’équipage. Et nous avons une menace de mutinerie. Et une épidémie. Filons la métaphore, précisons les termes.
L’armateur
En droit maritime on distingue d’abord les gens de terre. C’est sur la terre ferme que se tient le propriétaire du navire et de la cargaison. En philosophie politique il est deux armateurs possibles, Dieu ou la Nation. Le navire et ses passagers peuvent appartenir à Dieu ou à la Nation. Dans un cas comme dans l’autre l’armateur est à distance, et la communication avec lui est un problème. Ne prenons pas ceux qui sont en mer, sur le navire, pour la Nation. La Nation c’est l’ensemble des passagers, passés, présents et futurs. Prétendre faire parler la Nation, c’est comme prétendre que Dieu nous a parlé. La Nation n’est pas plus à bord que Dieu en personne. Quoi qu’il en soit, à bord les passagers appartiennent à Dieu ou à la Nation.
Le pilote, l’équipage et les passagers
Sur le navire il y a une seconde distinction, entre ceux qui sont à bord. Il y a d’un côté l’ensemble des passagers, qu’il s’agit de conduire à bon port, et de l’autre il y a les gens de l’équipage. Ce sont tous ceux qui savent conduire et entretenir un navire. Le premier d’entre eux, c’est le pilote, le gubernator, et il a sous ses ordres le timonier et tout un personnel, depuis les officiers jusqu’aux matelots. Dans l’État, ce sont les fonctionnaires. Dans l’Église cela correspond au clergé. Et puis il y a les passagers, dont nous sommes tous.
Un navire peut être envahi de passagers clandestins. Plus grave, il peut arriver que parmi les gens de mer, au sein de l’équipage, il y ait des étrangers, ou des traîtres, qui agissent au service de navires ennemis, ou même en pirates. Il faut alors une épuration. C’est arrivé régulièrement dans l’histoire de France. La dernière épuration remonte à 1944, elle a duré dix ans, mais le XIXe siècle en a été ponctué et l’on pourrait remonter jusqu’au XVIe. C’est une constante. En de tels cas les corps constitués sont animés de violents soubresauts. Ce sont des purges. Elles sont indispensables à la bonne continuation de la navigation. Un autre danger, à bord, ce sont les maladies. Il en est de virales. Il existe même des virus mentaux susceptibles d’attaquer passagers et équipage, pour leur faire perdre la raison. En ce cas aussi, il faut traiter.
Le capitaine
Intermédiaire entre les gens de terre et les gens de mer, entre l’armateur propriétaire de la cargaison et les corps constitués, nous avons le capitaine. Il a un contrat avec l’armateur. L’armateur est le commendator et le capitaine est le tractator. Le capitaine engage par ailleurs son équipage. On l’appelle le magister navis, et les anglais ont une expression très parlante pour le désigner : ship’s husband. L’époux du navire. De même un évêque est l’époux de l’Église ou un Prince l’époux de la République. Ici, il y a deux conceptions, selon que l’on confie ce rôle à un seul ou à plusieurs, à un monarque ou à une assemblée. L’un comme l’autre pourra prétendre avoir reçu mandat de Dieu, de la Nation ou des deux. Le mandat de la Nation n’a pas de raison d’être plus crédible que le mandat de Dieu. Un corps de prêtres peut facilement faire parler Dieu dans son intérêt, tout comme le corps des journalistes peut manipuler l’opinion publique.
Dans une conception légaliste, le mandat ne provient pas de lettres ou de votes, du suffrage universel ou de l’élection par le sang. Il provient de la réalité des faits. Celui qui maintient l’ordre, concrètement, est par cela seul supposé avoir reçu mandat. La légalité est sa propre légitimité. Peu importent les questions constitutionnelles. Ce qui compte, c’est de sauver le navire du naufrage. Cela vaut toutes les légitimités. L’incapacité à maintenir l’ordre, le fait de conduire la nation au désastre valent toutes les procédures de destitution. Au contraire, sauver la République lorsqu’elle en danger se passe de tous les référendums.
(À SUIVRE)
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