Au milieu du XVIIIe siècle, un conflit violent opposa les magistrats du Parlement de Paris à la fois au roi Louis XV et aux autorités ecclésiastiques, à propos de l’Hôpital général. Créé un siècle plus tôt au lendemain de la Fronde, l’Hôpital général était un ensemble de trois établissements, la Salpêtrière, Bicêtre et la Pitié, destinés à recueillir et héberger aux portes de Paris les mendiants, les miséreux et les enfants perdus.
L’hôpital était géré, tout à fait bénévolement, par des administrateurs jansénistes. Le jansénisme, cette frange du catholicisme qui s’opposa de toutes ses forces à la fois à l’absolutisme royal et à l’autorité papale, se recrutait beaucoup dans le milieu judiciaire.
Organisés en société secrète et disposant de fonds considérables faits de legs divers, les jansénistes bénéficiaient, et bénéficient encore, d’une aura incontestable : ennemis des jésuites, pourchassés par Louis XIV, meneurs de grandes grèves pendant tout le règne de Louis XV, ils seront les inspirateurs de la Constitution civile du clergé.
On a pu écrire que la Révolution a été l’aboutissement de ce mouvement de résistance dont ces laïcs austères et vertueux ont été les héros, et leur presse clandestine le fer de lance.
Quand le roi, désireux de mettre fin à des plaintes répétées concernant l’hôpital, demanda à l’archevêque de Paris d’aller y siéger, les administrateurs jansénistes se révoltèrent contre cette intrusion religieuse dans un établissement totalement laïc.
Ils entraînèrent avec eux la totalité du Parlement de Paris dans un mouvement de grève totale qui ébranla le trône. « Jamais plus petite affaire ne causa une plus grande émotion dans les esprits » ironisa Voltaire, la formule fit florès et fut reprise par les historiens.
Etudiant à la loupe les tenants et aboutissants du conflit, (travail initié remarquablement par l’historien Henri Légier-Desgranges) et les mettant en regard des registres d’entrées et sorties dans l’établissement, l’historienne Marion Sigaut apporte un éclairage tout à fait nouveau sur les dessous de cette affaire, et la face cachée du jansénisme.
Appliquant à la lettre leur conception de la grâce - en fait leur haine des pauvres et des faibles -, les administrateurs jansénistes firent de l’hôpital ce que plus tard on aurait appelé un camp de concentration. Soumis à l’arbitraire d’un personnel recruté pour sa férocité et son amoralité, des foules de miséreux furent, pendant un siècle et demi, soumis au travail forcé, à des conditions de vie et d’hygiène terrifiantes, aux coups, au fouet et à la torture selon le bon vouloir d’un encadrement corrompu qui pilla l’établissement.
Au moment où le roi prétendit imposer la présence de l’archevêque, les dettes de l’hôpital s’élevaient à trois millions de livres, alors que les aides, subventions, donations et exemptions dont il bénéficiait en faisaient une poule aux œufs d’or.
En fait d’austérité, la seule qui avait cours était celle qu’on imposait aux enfermés : des femmes à qui on enlevait impitoyablement leurs enfants, même ceux qu’elles venaient de mettre au monde, des vieux couples qu’on séparait, des prostituées qu’on rasait et fouettait après en avoir joui en ville, des enfants qui tombaient comme des mouches, des pauvres coupables d’être pauvres, surveillés, harcelés, exploités, maltraités avec sadisme et sous couvert d’une dévotion bigote.
L’encadrement, lui, faisait bombance et menait une vie galante sans aucun frein, avec la complicité des administrateurs drapés de noir, marchant tête baissée et mine contrite, qui tonnaient contre la coupable indulgence des jésuites avec les pénitents.
Quand la dérive macabre du jansénisme provoqua, dans les années 1730, des exhibitions sado-masochistes pompeusement rebaptisées « miracles » au cimetière de Saint-Médard, l’Eglise se fâcha et l’autorité royale interdit tout rassemblement et dispersa les adeptes. L’Hôpital général fut leur refuge, et les vertueux administrateurs amateurs de scabreux purent à loisir venir se rincer l’œil à l’abri de la police.
L’aspect le plus abominable de cette affaire regarde le sort fait aux enfants tombés sous la tutelle de ces pervers. Pour commencer, leur mortalité insensée pousse à se demander pourquoi ils mouraient si vite après leur arrivée, et pourquoi la province (la ville d’Auxerre notamment), les envoyait là. Mais surtout, en étudiant minutieusement les registres, Marion Sigaut a découvert que ce sont des milliers et des milliers d’enfants, souvent confiés par des parents aimants croyant trouver là un secours, qui sortirent de l’établissement sans destination reconnue, et disparurent à jamais.
Leur sort, à ce stade de la recherche, reste incertain, mais plusieurs pistes sont plausibles : trafic de main-d’œuvre gratuite en direction des campagnes ou des colonies ? Vente comme esclaves vers l’Orient ? Alimentation de réseaux pédophiles ? Rien n’est à exclure et tout est sans doute vrai, des témoignages accablants de contemporains (et toute une littérature libertine) donnant beaucoup de crédibilité à ces pistes.
De plus, le goût obsessionnel du secret dont les administrateurs firent preuve montre qu’ils avaient quelque chose à cacher, et la perspective de voir l’archevêque mettre le nez dans un gigantesque trafic d’enfants a pu justifier leur Fronde.
La guerre que livrèrent les jansénistes à l’autorité ecclésiastique et au roi prend, à la lumière de ces découvertes, une singulière tournure.
Le peuple de Paris, lui, n’attendit pas de savoir la destination des convois de gosses pour passer à l’action. En mai 1750, en plein pendant la querelle, la police se mit à enlever des enfants dans les rues (fait que, pendant deux siècles, on qualifia de « rumeurs », on dirait aujourd’hui une « théorie du complot »), provoquant un soulèvement d’une rare violence : la Marche rouge.
Pendant deux jours, des milliers et des milliers de parents poursuivirent et massacrèrent des policiers, bloquèrent des rues, brûlèrent des commissariats et assiégèrent même le domicile du Lieutenant général de police, tétanisant la capitale et envoyant au pouvoir un avertissement : ne touchez pas aux enfants du peuple !
On cessa de s’en prendre à ceux qui avaient des parents pour les défendre, mais les sorties injustifiées de ceux de l’hôpital continuèrent comme devant.
A la Révolution, le franc-maçon La Rochefoucauld-Liancourt, fut requis par l’Assemblée de rédiger un rapport sur l’institution. Après avoir accusé l’Eglise, - qui en était pourtant exclue -, de tous ses vices (malpropreté, misère, gestion ruineuse et désastreuse), il rendit un vibrant hommage au dévouement désintéressé de ses administrateurs laïcs totalement bénévoles, qui se chargeaient, en sus de leur travail, de la lourde tâche d’assurer le bien-être des pauvres.
On se contenta de ce rapport fallacieux et le silence retomba sur ces horreurs.
Rien n’indique qu’elles aient jamais cessé.