Texte intégral d’un entretien accordé à un magazine d’Amsterdam, qui sera publié (traduit en néerlandais) au début du mois de septembre. Je publie ici la version « longue » de cet entretien.
De Groene Amsterdammer : Dans une pièce publiée sur le site du Monde Diplomatique, l’économiste français Frédéric Lordon appelle à une stratégie de « liquidation et reconstruction » pour la gauche européenne par rapport à la question de l’euro.
Jacques Sapir : Sur le processus que la gauche européenne devra subir je suis entièrement d’accord avec Fréderic Lordon. La gauche européenne ne sortira pas intacte de la crise grecque. Il est clair que nous en passerons par un triple processus. Ce processus comprendra une part de liquidation, car une fraction de la « gauche » va abandonner ses principes et ses objectifs et se transformer, si ce n’est déjà fait (comme en France), en une droite modérée. Il y aura, aussi, un processus de reconstruction avec l’émergence de nouvelles forces de gauche, qui ne seront pas nécessairement issues de l’aire politique dite « de gauche » et qui pourraient provenir de l’espace aujourd’hui occupé par le populisme. Enfin, nous connaîtront un processus d’évolution qui concernera la « gauche radicale », et qui est déjà en train de se produire en France avec la Parti de gauche, qui a radicalisé sa position sur l’euro [1], mais aussi en Allemagne avec des prises de position au sein de Die Linke [2], voire en Italie et en Espagne. Cette recomposition de la gauche sera aussi importante que celle que nous avons connue, en France, entre 1939 et 1945, quand des courants « chrétiens » ont commencé à basculer vers la gauche, ou que celle qui eut lieu sous le gaullisme historique (1958-1969) avec la fin de la SFIO et la naissance du Parti socialiste actuel. Cette recomposition, néanmoins, sera un processus relativement long. Il ne faut pas s’attendre à ce que se développent de nouveaux partis ou des associations de partis en quelques mois.
Êtes-vous d’accord avec ce processus de « contention » proposé par Lordon, ou croyez-vous qu’un « Lexit » radical ne soit pas préférable ?
L’analyse de Fréderic Lordon, qui oppose une « contention » de l’Euro à une sortie « de gauche » (ou « Lexit »), ne correspond pas à la réalité. Ou, plus précisément, elle ne pose pas la question qui sera réellement celle de la période. En fait, le choix sera entre soit un processus désordonné, chaotique, de sortie de l’euro soit un processus plus ordonné, qui aboutirait à une dissolution de la zone euro. C’est cela la question qui sera réellement importante.
Après, il est évident que, quelle que soit la solution qui prévaudra, il faudra une large unité, alliant tant des courants de la gauche reconstruite que des courants de droite et des courants populistes pour que cette sortie de l’euro puisse être menée à bien, mais aussi pour que des mesures importantes, permettant en particulier à la France de tirer les plus de bénéfices en matière d’emploi et de croissance, soient possibles. Il faut savoir que les européistes de « gauche » et de droite opposeront une résistance farouche, et joueront – très probablement – la politique du pire. On ne peut exclure, de la part de personne comme François Hollande ou comme Alain Juppé une politique « de la terre brûlée » afin de laisser croire que la sortie de l’euro ne pouvait engendrer qu’un désastre. Il importera de réaliser l’unité la plus large possible afin de les désarmer.
C’est pour cela que je pense que toute sortie de l’euro, qu’elle soit chaotique ou qu’elle soit ordonnée, impliquera des mesures qui en feront une mesure de gauche. Nous nous trouvons devant une situation qui, comme lors de la Résistance et de la Libération, impliquera que les Français s’unissent, mais autour d’un programme clair. L’unité nationale pour l’unité nationale n’a pas de sens. Il faudra donc lui donner un contenu. Et ce programme ne pourra être, quel que soit le gouvernement qui le mettra en œuvre, qu’un programme de gauche. Car, il faut savoir que si une sortie de l’euro est incontestablement une condition nécessaire à la mise en œuvre d’un programme ramenant le plein emploi et la croissance, elle ne sera pas une condition suffisante. Si nous nous donnons pour objectif une sortie ou un démantèlement de l’euro qui permette aux pays d’Europe du Sud de retrouver une forte croissance et le plein-emploi, cela impliquera, quelles que soient les forces qui le porteront, un programme économique que l’on pourrait considérer comme « de gauche ».