Henri,
Te souviens-tu du temps où tu étais gaulliste ? Je dis bien « étais », car si tu crois que tu l’es toujours, c’est que les brumes du pouvoir ont obscurci ton entendement.
De cette époque, où nous étions tous deux membres du cabinet de ce terrible M. Pasqua, je voudrais révéler un secret, assez incroyable. Ce secret, l’un des mieux gardés de la République, le voici : au fond, tu es un type bien.
Je sais, c’est assez difficile à croire. Cet Henri Guaino que l’on voit passer dans les médias, relayer la propagande sarkozyste, cassant, arrogant, incapable d’écouter un adversaire, ou même un journaliste, arborant un mépris abyssal pour tous ceux qui ne pensent pas comme lui, est un type bien.
Tu as toujours été peu accommodant, c’est vrai. Mais autrefois, c’était pour la bonne cause : de vraies convictions, appuyées sur une culture de bon aloi, une vraie passion de la chose publique. Tu étais profondément gaulliste, républicain, patriote. D’un gaullisme quasiment historique. Ton intransigeance n’était pas au service de ton intérêt, mais de tes convictions.
C’est pourquoi, comme beaucoup d’autres, j’ai voté pour Nicolas Sarkozy, la dernière fois, à cause des discours que tu écrivais pour lui sur le thème de la Nation. Et je croyais voter en connaissance de cause.
Aujourd’hui, à chaque fois que tu t’assieds dans le fauteuil de ton bureau de l’Élysée, tu violes la constitution du général De Gaulle, puisque tu acceptes la dérive américaine des institutions voulue par Nicolas Sarkozy ; tu avales sans broncher le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN ; tu écoutes l’insulte faite au peuple québécois sans démissionner.
Et tu voudrais nous faire croire que tu es encore gaulliste, alors que Nicolas Sarkozy et le moins gaulliste des présidents de la Ve République, Giscard et Mitterrand compris.
Que s’est-il passé ? Je crois que tu n’as pas compris une chose : Nicolas Sarkozy ne s’intéresse pas à tes idées, mais à la violence avec laquelle tu les exprimes. Il s’est servi de toi pour faire passer, non pas ses propres idées, car il n’en a pas, mais le véritable système de valeurs qui est le sien.
Le style dit « bling-bling », tant décrié et que tu détestes peut-être autant que moi, ne fait que trahir ce système sarkozien. « À 50 ans, si on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » Cette phrase extraordinaire de Jacques Séguéla à propos de la montre présidentielle, n’est pas un simple faux pas, elle exprime l’essence profonde du sarkozysme.
Dans le système de valeurs proclamé par ton patron, les forts doivent écraser les faibles ; les riches doivent humilier les pauvres ; les célébrités sont tout et les anonymes ne sont rien.
Nicolas Sarkozy n’est pas seulement le plus inculte des chefs d’État français depuis Vercingétorix. Il se fait gloire, il fait étalage de son inculture et de son manque de goût.
Il affirme, ostensiblement, que le Fouquet’s, les yachts de milliardaires, l’augmentation mesquine de son salaire de président, l’exhibition de sa vie privée, une certaine forme de vulgarité assumée dans le propos, la fréquentation des « people », la construction d’un « air sarko one » pour singer le président des États-Unis, son mépris pour la « Princesse de Clèves » (c’est à dire en fait pour toute forme de littérature), bref, que son mode de vie, ses croyances, ses valeurs, sont intrinsèquement supérieurs à la civilisation française, à la culture française, à la tradition française, à tout l’héritage français.
Ce système aurait pu, à la rigueur, faire illusion dans une période de croissance économique effrénée ; mais la crise est venue ou plutôt s’est accentuée, et considérer l’argent comme la valeur suprême a de terribles conséquences lorsque l’argent manque.
La seule présence de Nicolas Sarkozy à la tête de l’État, indépendamment même de l’action du gouvernement mené par François Fillon, fait souffrir les Français. Le simple fait que le Président de la République française affiche de telles valeurs brouille l’image de la France, déboussole les Français et ceux qui aiment la France. Et nous empêche de trouver en nous l’énergie pour le sursaut moral, intellectuel et spirituel qui nous sauvera, peut-être.
Mais sur le fond ? En dépit de son style et de ses valeurs détestables, Nicolas Sarkozy ne serait-il pas l’homme efficace, le réformateur courageux dont nous aurions besoin ?
Sarkozy ne réforme pas, il transforme. Il transforme pour transformer, sans aucun sens de l’intérêt général. Il fait « bouger les lignes » pour les recomposer autour de son Ego sur-dimensionné. Il n’a aucune ligne précise, il n’obéit à aucun principe directeur. Il est capable, un jour, de nationaliser les banques, et le lendemain de privatiser la Sécurité sociale. Il ne sait même pas de quel pays il est le Président.
Sarkozy fait des discours pour dire qu’il ne fait pas de discours. Il affiche les résultats de son agitation dans les médias et tente d’accréditer l’image d’un homme dont on dit : « lui au moins, il fait quelque chose ».
On peut accorder à Nicolas Sarkozy une sainte horreur de l’immobilisme et du conservatisme. Donc, « lui au moins, il fait quelque chose », soit. Mais il fait quoi, et dans quel but, au nom de quels principes ?
Dans certains cas, la société française est tellement bloquée, que les réformes lancées par lui coïncident bien avec l’intérêt général. Parce que ne rien faire est effectivement la pire des solutions. Le non-renouvellement d’un fonctionnaire sur deux, le report de l’âge de la retraite, l’allègement de la fiscalité vont dans le bon sens, selon moi, c’est à dire celui de la libération des énergies françaises.
Mais ces bonnes réformes sont immédiatement discréditées, dans l’esprit des Français par le spectacle de l’argent devenu fou, de la collusion avec les puissants de ce monde, des sur-privilèges accordés aux privilégiés, des rémunérations indécentes dans la banque. Tout cela dans une valse de valises de billets qui donne le vertige.
Le bras qui tend le bouclier fiscal porte aussi une Rolex. Comment les Français pourraient-ils l’accepter ? Sarkozy a du retirer le bras et le bouclier.
« Le droit à la sécurité est le premier des droits de l’homme », disait Charles Pasqua, bien inspiré, comme souvent. Sur ce terrain, le bilan de Nicolas Sarkozy, et comme ministre de l’intérieur et comme président, est catastrophique. Il s’est contenté de gesticulations et de provocations, sans rien traiter sur le fond. Il a provoqué verbalement les caïds et les délinquants de la banlieue pauvre, non comme un chef d’État, mais comme le caïd de la banlieue riche qu’il n’a jamais cessé d’être.
Arrêtons nous sur la politique étrangère et de Défense. Nicolas Sarkozy a d’abord vidé de sa substance et discrédité ce bel outil que demeure le Quai d’Orsay, en y installant ce paltoquet de Kouchner, pour mieux centraliser à l’Élysée une politique étrangère outrageusement atlantiste. Cela n’a rien d’étonnant, quand on pense que, selon les câbles diplomatiques américains révélés par Wikileaks, Nicolas Sarkozy a annoncé sa candidature à Georges Bush plus d’un an avant de s’adresser aux Français.
S’il faut garder une image symbolique de l’abaissement de la France devant les États-Unis, c’est sans doute celle, ahurissante, d’un Président de la République en exercice portant le maillot d’une administration étrangère, le célèbre New York Police Department. Ici, on ne sait plus s’il s’agit de la passion pour une série télévisée culte (au demeurant excellente) ou bien d’une affinité politique, qui motive Sarkozy.
Le mépris des convenances, que l’on peut trouver anodin, a parfois des conséquences inattendues. On ne peut pas oublier le zèle avec lequel la police de New York, dirigée par un ami personnel de Sarkozy, a mis les menottes aux poignets de DSK.
Récemment, ton chef a décidé de mobiliser les électeurs légitimistes comme moi en déclenchant une « bonne guerre ». Le bédouin cocaïnomane qu’il avait reçu comme un prince, et qui avait planté sa tente à deux pas de ton bureau, en a fait les frais. On ne va pas verser une seule larme sur son sort, qui fut réglé avec l’aide des américains, puisque l’Europe n’a pas su s’en débrouiller seule. Mais comment exiger la moindre indépendance de jugement et de stratégie d’un chef d’État français qui confie son propre fils à une académie militaire américaine ?
En revanche, la manière dont le « general in chief » récupère les lauriers de « sa » petite guerre d’Irak, en pérorant à la tête des troupes, doit retenir notre attention. Si Nicolas Sarkozy est responsable des exploits de nos pilotes, il l’est aussi du résultat d’une action de guerre (le tir d’un avion sur une colonne de véhicules) qui se termine par le lynchage d’un prisonnier blessé.
S’il est le patron de tous les soldats, il l’est aussi des agents de la DGSE, présents sur le terrain et qui n’ont pas su informer sur l’endroit où se trouvait Kadhafi. C’était difficile, impossible ? Peut-être, mais quand on est le chef, on est responsable de tout, ou de rien. On n’assume pas simplement la victoire, mais aussi les aspects les moins glorieux d’une guerre.
Ainsi va se dérouler la guerre du bilan de Sarkozy, ce bilan qui est aussi le tien, Henri, puisque tu es conseiller présidentiel dans cette Maison blanche à la française qu’est devenu le Palais de l’Élysée. Le talent indéniable avec lequel vous cherchez à assumer tout le positif, tout le glorieux, toutes les actions spectaculaires, dans la gestion d’une crise économique d’une ampleur inédite, en se défaussant sur les autres, sur le contexte international, de tout ce qui ne va pas, de tout le négatif, de toute la souffrance des temps, doit être décortiqué.
La Crise devrait permettre d’inscrire dans la durée une réforme de l’Euro et de l’Union, dont tu connais mieux que personne les défauts, puisque tu as été un ardent souverainiste. Mais Sarkozy n’y voit que l’occasion de mettre en scène sa « stature » présidentielle comme pur argument électoral. Pour lui, une négociation internationale n’est qu’une série de manœuvres personnelles à court terme, culminant en conférences de presse qui lui permettent de s’afficher avec les grands de ce monde. Il sacrifie tout à l’image d’une entente avec Angela Merckel. Tout, à commencer par l’opinion des « petits » pays européens, qu’il méprise.
La question n’est donc pas de savoir si nous avons bien le président le plus cynique, le plus brutal, le plus rapide, le plus dépourvu de scrupules, dans cette période de tempête, ce qui devrait nous inciter à le garder. Le problème est de savoir d’abord d’où vient cette crise. Ces dérives de la finance, ces sommes colossales qui transitent par les marchés et s’attaquent à la souveraineté des États ne relèvent plus du capitalisme classique, où l’argent était roi, mais d’un Nouveau Monde où l’argent est devenu Dieu.
Or, Nicolas Sarkozy adhère profondément au système de valeurs dans lequel l’argent est Dieu. Cette conception proprement religieuse de l’argent nous vient d’Amérique. Il trouve son origine, comme l’a montré Max Weber, que tu connais sans doute mieux que moi, dans l’idée calviniste de prédestination. Pour les américains, les richesses matérielles sont un signe de l’élection divine. Et pour Sarkozy, les américains ont raison, parce qu’ils sont les plus forts, du moins jusqu’à présent.
Le problème n’est pas tellement que la gauche revienne ou non au pouvoir. Elle serait, de toute façon, limitée dans son action par l’ampleur de la dette, par les agences de notation et par les règles européennes ; non, l’enjeu, c’est que les jeunes Français aient à cœur de créer leur entreprise plutôt que de devenir fonctionnaires. Or, Sarkozy donne une image si caricaturale du « libéralisme » et du capitalisme, que la société française ne peut que revenir, par réaction, à ses vieux démons : l’étatisme, le socialisme réel, le confort d’un État providence à qui l’on demande tout.
La France, Henri, doit envoyer un signal à l’Europe et au monde. Si elle ne se débarrasse pas de l’homme qui de toute son âme adhère au culte américain de l’argent, elle confirme que l’argent est au-dessus de la civilisation, de la culture, du progrès social, de l’éducation, des peuples et des Nations.
Voilà où je voulais en venir, et ce n’est pas la petite Giulia, utilisée comme un vulgaire tract électoral, qui me fera changer d’avis : si Nicolas Sarkozy est, malheureusement, présent au deuxième tour de l’élection présidentielle, nous serons très nombreux, nous serons des milliers et peut-être des dizaines, des centaines de milliers d’hommes et de femmes de droite, à voter à gauche pour la première et sans doute la dernière fois de notre vie.
Si Nicolas Sarkozy est présent au deuxième tour.
Adieu, Henri, et sans rancune.