Lev Goumilev (1912-1992) est un historien et ethnologue russe qui occupe une place importante dans le paysage culturel russe post-soviétique. Sa remise en question de la légende noire du « Joug mongol » – élaborée selon lui sous les Romanov occidentalistes – est aujourd’hui largement connue et respectée bien au-delà du courant néo-eurasiste qui a fait de lui sa caution académique majeure. D’innombrables monuments, colloques, publications et thèses doctorales lui sont consacrés. Vladimir Poutine l’a cité à plusieurs reprises dans ses discours, comme le signale Michel Eltchaninoff dans un livre critique mais néanmoins intéressant, Dans la tête de Vladimir Poutine (p. 110-114). Dans ses vœux adressés à un congrès consacré à « l’héritage de Lev Goumilev et le destin des peuples d’Eurasie », Poutine déclare par exemple : « Possédant un exceptionnel talent d’analyse, le talent d’un authentique chercheur et d’un découvreur, Lev Goumilev a apporté une contribution unique au développement de la pensée scientifique nationale et mondiale. »
La thèse révisionniste de Goumilev sur les relations historiques entre les Slavo-Russes et les Turco-Mongols de la Horde d’or est en soi passionnante. Mais ce qui rend la figure de Goumilev particulièrement fascinante et énigmatique, c’est qu’il traîne par ailleurs une solide réputation d’antisémitisme. Son cas fait l’objet du premier chapitre du livre de Jean-Jacques Marie, L’Antisémitisme en Russie, de Catherine II à Poutine (chapitre à « feuilleter » en entier sur Amazon). Alors que ses analyses de l’« ethno-parasitisme » des juifs, qui font partie intégrante de ses travaux académiques, lui vaudraient à l’Ouest le déshonneur et l’« annulation » la plus radicale – si son nom venait à y être plus connu –, ils ne semblent pas écorner sa célébrité en Russie et en Asie centrale. C’est à peine si l’on entend parler d’une polémique à son sujet.
Pour ces deux raisons (l’importance de Goumilev comme théoricien de l’eurasisme, et la tolérance du monde russe à l’égard de sa virulente critique du parasitisme juif), il m’a semblé intéressant de vous présenter ce personnage, du moins ce que j’ai pu apprendre sur lui. Aucun ouvrage de Goumilev n’étant traduit en français, et un seul de ses livres l’étant en anglais (Searches for an Imaginary Kingdom : The Legend of the Kingdom of Prester John, Cambridge University Press, 1989, disponible ici), je m’appuie presque exclusivement sur les livres et articles de l’universitaire juif américain Mark Bassin, qui est critique à son égard mais néanmoins bien renseigné et, je le suppose, honnête lorsqu’il le traduit [1].
Lev Goumilev est le fils de deux des plus grands poètes russes du XXe siècle, Nikolaï Goumilev et Anna Akhmatova, tous deux persécutés par les autorités soviétiques. Son père fut arrêté puis exécuté par les bolcheviks en 1921. Lev passa lui-même treize ans dans les prisons et les camps de travail staliniens, et après son retour en 1956, il resta sous la surveillance du KGB jusqu’à sa retraite au début des années 1980.
En 1962, il fut nommé chercheur associé à la faculté de géographie de l’université d’État de Leningrad, et ses idées se sont développées dans le cadre d’un mouvement plus large parmi les ethnographes soviétiques à la recherche de nouvelles perspectives sur la nature de l’ethnicité.
Son ascension vers la célébrité a commencé pendant la perestroïka de Gorbatchev à la fin des années 1980, et, depuis l’effondrement de l’URSS, elle s’est poursuivie sans interruption jusqu’à nos jours. Les nationalistes russes et certains membres de l’élite dirigeante d’aujourd’hui ont maintenant largement adopté ses perspectives. Avec peut-être une certaine exagération, Mark Bassin écrit :
« Sa stature et sa réputation sont aujourd’hui immenses, non seulement en Russie mais aussi dans l’ex-Union soviétique. Goumilev est librement comparé à Hérodote et Karl Marx, Oswald Spengler et Albert Einstein, et ses ouvrages se sont vendus littéralement à des millions d’exemplaires. Dans les librairies, ils ne remplissent pas des étagères mais des bibliothèques entières. Depuis les années 1990, il y a eu au moins une demi-douzaine de projets concurrents pour publier ses œuvres complètes, et de nombreux livres et des dizaines de thèses doctorales ont été écrits sur sa vie et son travail. L’un de ses livres a été adopté comme manuel pour les lycéens russes, et ses idées sont abordées tout au long du programme. Diverses organisations sont exclusivement dédiées au développement de son héritage, dont la plus grande – le Centre Lev Goumilev basé à Moscou – a des succursales à Saint-Pétersbourg, Bakou et Bichkek, et continue de s’étendre. Il y a une rue Lev Goumilev dans la capitale de la république kalmouk Elista, un grand monument public lui est dédié dans le centre de Kazan, et son buste est bien en évidence dans les instituts scientifiques de Moscou, Oufa, Iakoutsk et ailleurs. Dans la capitale du Kazakhstan, Astana, une grande université porte fièrement son nom. À l’occasion du centenaire de sa naissance en 2012, le gouvernement kazakh a réaffirmé sa vénération pour sa mémoire en nommant une montagne de la chaîne de l’Altaï dans l’est du pays "le mont Goumilev" et en émettant un timbre-poste commémoratif en son honneur. Les idées de Goumilev sont régulièrement invoquées par les principaux politiciens de l’ex-Union soviétique, notamment le président russe Vladimir Vladimirovitch Poutine, qui loue les "talents extraordinaires" de Goumilev et l’ "impact unique" qu’ont eu ses idées. En effet, Poutine affirme très clairement l’inspiration goumilévienne d’une initiative majeure de politique étrangère de son troisième mandat : la création d’une "Union eurasiatique" entre les anciens États soviétiques. »
La fusion ethnique Turco-Russe selon Goumilev
La partie la plus influente de l’œuvre de Goumilev concerne les relations historiques entre les Russes et les nomades des steppes, de la Mongolie à l’Europe de l’Est. Cette recherche est synthétisée dans son magnum opus, La Russie ancienne et la Grande Steppe, publié trois ans avant sa mort. L’intérêt de Goumilev se portait principalement sur le khaganat connu sous le nom de Horde d’or, qui au XIIIe siècle a envahi et conquis les terres de l’ancienne Russie.
Goumilev interprète le règne du héros national et saint orthodoxe Alexandre Nevski comme l’un des exemples les plus importants de complémentarité interethnique entre les Slaves et les Tatars. Il souligne la présence et l’influence des chrétiens nestoriens parmi ces derniers, et l’importance historique de l’amitié de Nevski avec le fils du grand khan Batuu (petit-fils de Gengis Khan). Leur serment de « fraternité éternelle » fonda une alliance « pour arrêter l’avancée des Allemands, qui voulaient réduire les restes de l’ancienne population russe au servage ». De son côté, Nevski envoya ses propres troupes pour aider la Horde d’or dans ses luttes contre les Alains et d’autres groupes nomades. Les avantages pratiques de cette alliance furent énormes, car elle apporta « la paix tant souhaitée et un ordre sûr » et permit à l’ancienne Rus’ de résister à l’empiètement des forces de l’Occident. Ce fut la clé de l’émergence de la Russie en tant que grande puissance. En fin de compte, l’interaction entre Russo-Slaves et Tatars-Mongols doit être considérée « non comme l’assujettissement de la Rus’ par la Horde d’or », comme le décrit traditionnellement l’historiographie occidentale, mais plutôt comme une « symbiose ethnique », une union entre deux ethnies pour leur bénéfice mutuel. L’héritage de Gengis Khan ne fut pas la destruction de la civilisation de l’ancienne Russie mais plutôt la création de l’ethnie russe moderne. De cette façon, la Russie a commencé son existence moderne en tant que « pays russo-tatare ».
- Alexandre Nevski joué par Nikolaï Tcherkassov dans le célèbre film de Sergueï Eisenstein (1938)
Cette nouvelle interprétation de l’identité russe possède une valeur évidente dans la diplomatie géopolitique. Elle explique notamment la célébrité de Goumilev dans la république du Tatarstan. Après la mort de Goumilev en 1992, le gouvernement Tatar s’est rapidement imposé comme le gardien de sa mémoire en faisant ériger un mémorial sur sa tombe au monastère Aleksandr Nevski à Saint-Pétersbourg, et une plaque commémorative sur l’immeuble où il vécut (reproduite sur la couverture du livre de Bassin). Une grande conférence internationale sur « Les idées de l’eurasisme dans l’héritage scientifique de Lev Nikolaevich Goumilev » s’est tenue en 2004 à Kazan, capitale du Tatarstan. La reconnaissance officielle fut confirmée l’année suivante, à l’occasion du millénaire de la ville, avec l’érection d’une statue de Goumilev portant l’inscription de sa mémorable déclaration : « Je suis un Russe qui a passé toute sa vie à défendre les Tatars contre les insultes. » Vladimir Poutine a assisté à l’inauguration du monument avec le président tatar Mintimer Chaïmiev. Le successeur de ce dernier, Roustam Minnikhanov, a confirmé « l’énorme respect et la profonde gratitude » du peuple tatar pour la mémoire de Goumilev.
Goumilev est également honoré en tant que grand bienfaiteur au Kazakhstan, une ancienne république soviétique qui a pris son indépendance en 1991. Le président kazakh Noursoultan Nazarbaïev (1990-2019), premier dirigeant post-soviétique à appeler à la création d’une « Union eurasiatique », a inauguré en 1996 l’université nationale d’Eurasie Lev-Goumilev dans sa nouvelle capitale d’Astana. En octobre 2000, Poutine s’est rendu à Astana pour signer une convention établissant une communauté économique eurasiatique et, quelques années plus tard, à l’université Lev-Goumilev, il a attiré l’attention sur l’importance de Goumilev pour ce projet. Goumilev, a-t-il dit, a apporté « une brillante contribution non seulement au développement de la pensée historique, mais aussi à l’affirmation des idées de communauté à travers les âges et l’interdépendance des peuples qui ont colonisé les immenses espaces de l’Eurasie, de la Baltique aux Carpates et jusqu’à l’océan Pacifique ». En 2012, Poutine a donné son approbation publique au projet de Nazarbaïev et, en janvier 2015, l’Union économique eurasiatique a vu le jour.
- Noursoultan Nazarbaïev et Vladimir Poutine
Je n’ai trouvé aucune information concernant l’intérêt porté à Goumilev en Turquie, mais il semble évident que son affirmation du lien ethnique entre les Turcs et les Russes est potentiellement importante dans l’avenir des relations entre la Turquie et la Russie, deux empires qui ont souvent été en guerre au XIXe siècle, au profit de l’empire britannique qui utilisait la première pour « contenir » la seconde. Israël Shamir a fait valoir ce point dans un magnifique article de 2005 intitulé « Empire ottoman, reviens ! ». Citant le mot de Goumilev selon lequel « la Russie est imbattable dans son union avec les braves Turcs », Shamir a souhaité que Moscou et Constantinople – aujourd’hui Istanbul – ces deux héritiers de la gloire de Byzance, s’unissent dans une nouvelle grande civilisation capable de résister à l’influence pernicieuse de l’Occident. Shamir mentionne le succès d’une série de livres écrits par l’auteur pétersbourgeois Holm Van Zaichik sous le titre La Symphonie eurasienne, qui propose une histoire alternative du monde eurasiatique :
« Que se serait-il passé, si le chef éclairé de la Horde d’or turcique, Sartak Khan, un ami de saint Alexandre Nevsky, n’avait pas été assassiné et si, par voie de conséquence, les Russes et les Turcs avaient continué à vivre ensemble, dans un seul pays, de surcroît prospère ? Van Zaichik appelle l’Empire résultant "Ordus", mixte des mots "Horde" et "Rus" ; cet Empire s’étendant sur l’ensemble du continent eurasien. L’Ordus est un territoire où la modernité a incorporé la tradition et la religion ; la famille y est demeurée intacte et, même s’il y a des gens riches, la recherche débridée des richesses est mal vue. »
Cette vision d’une nouvelle Russie unie à l’Asie doit beaucoup à Goumilev. Mais elle a une longue histoire antérieure dans la philosophie géopolitique russe. La réévaluation par Goumilev du « joug tatar » comme lien ethnique et civilisationnel positif s’est appuyée sur les écrits d’historiens russes tels que Nikolay Karamzin (1766-1826) qui, dans un chapitre de son Histoire de l’État russe en 12 volumes, avait souligné les apports constructifs de la domination mongole. Constantin Leontiev (1831-1891), autre pionnier fondamental de l’eurasisme, a également contribué à valoriser la dimension et le destin asiatiques de la Russie. Fiodor Dostoïevski (1822-1881) devint lui-même un prophète de l’eurasisme à la fin de sa vie. J’ai trouvé dans l’une des dernières entrées de son Journal d’un écrivain une comparaison intéressante entre ce que l’Amérique a signifié pour les Européens et ce que l’Asie devrait maintenant signifier pour les Russes : « Pour nous, l’Asie est comme l’Amérique alors inconnue. Avec notre aspiration à l’Asie, notre esprit et nos forces seront régénérés » (A Writer’s Diary, janvier 1881, ch. II, §4). Si l’on considère que la dégradation spirituelle de l’Occident remonte à la façon dont les Européens ont traité les indigènes des Amériques, alors nous pouvons espérer qu’une alliance russo-asiatique gagnant-gagnant favorisera l’émergence d’un ordre mondial de nature radicalement différente.
La théorie de l’ethnogenèse de Goumilev
Goumilev est avant tout un théoricien de l’ethnogenèse, c’est-à-dire la genèse des peuples. Il est considéré comme un essentialiste qui voit l’ethnos comme l’une des catégories les plus fondamentales et les plus durables de l’organisation humaine. Selon lui, toutes les ethnies se distinguent les unes des autres par un « langage comportemental spécial » ou « stéréotype comportemental », une norme implicite et intériorisée « régissant les relations entre le collectif et l’individuel et entre les individus eux-mêmes. Cette norme opère imperceptiblement dans tous les aspects de la vie quotidienne ». Elle se transmet entre les générations spontanément, et est en dernière analyse la clé de toute survie ethnique.
Goumilev souligne l’interconnexion intrinsèque entre la vie organique et l’environnement géographique. « Quelle que soit leur taille, l’écrasante majorité des ethnies vivent ou vivaient dans des territoires particuliers, où elles faisaient partie de la biocénose du paysage respectif et, avec elle, formaient une sorte de "système fermé". » C’est uniquement dans l’environnement qui lui a donné naissance qu’une ethnie peut assurer sa survie de manière normale et saine. Son « stéréotype comportemental », sa culture matérielle, son économie et sa vie spirituelle sont tous inextricablement liés aux conditions environnementales spécifiques de sa « niche écologique ». Lorsqu’un peuple migre vers un paysage sensiblement différent, les colons finissent par développer des traits ethniques entièrement nouveaux, un processus que Goumilev appelle « divergence ethnique ».
Le dernier élément des théories de Goumilev sur l’ethnogenèse concerne la manière dont les ethnies coexistent et interagissent les unes avec les autres. Dans L’Ethnogenèse et la Biosphère de la Terre, Goumilev affirme que, si une ethnie déplacée de son milieu naturel au milieu d’une autre ethnie, va généralement disparaître par assimilation, il peut arriver, très exceptionnellement, qu’elle parvienne à survivre et même se renforcer par parasitisme. Goumilev désigne alors l’union entre l’ethnie hôte et l’ethnie parasite par le terme de « chimère ». Il emprunte ce terme aux sciences de la nature :
« En zoologie, on qualifie de chimériques des relations qui s’établissent quand des vers apparaissent dans les organes d’un animal. Celui-ci peut exister sans le parasite, mais le parasite périrait sans celui qui l’abrite. Mais en vivant dans le corps de son hôte, le parasite entre dans son cycle biologique. En entraînant une augmentation du besoin de nourriture et en introduisant ses hormones dans le sang ou la bile de l’organisme hôte, le parasite modifie la biochimie de ce dernier. »
Dans le domaine ethnologique, une chimère est un « ethnos parasite », « qui exploite les populations autochtones du pays ainsi que sa flore, sa faune et les richesses de son sous-sol ». À la manière d’ « une population de bactéries ou d’infusoria [un type d’organismes unicellulaires] » qui « se propage à travers les organes internes de la personne ou de l’animal », une invasion ethnique chimérique vampirise les énergies et ressources vitales de son organisme hôte.
Goumilev a également comparé la relation entre une chimère et son ethnie indigène à une tumeur cancéreuse. « Cette dernière ne peut croître qu’avec l’organisme, jamais en dehors, et elle ne vit qu’aux dépens de l’organisme hôte. Tout comme un cancer, un antisystème ethnique chimérique […] tire ses moyens d’existence de l’ethnos indigène. » Ce faisant, il perturbe les processus vitaux de ce dernier.
L’ethnie envahisseuse est elle aussi irrémédiablement dégradée, mais d’une manière qui la renforce plutôt qu’elle ne l’affaiblit. Les ethnies déracinées survivent précisément en développant des traits qui, bien que non naturels, leur donnent des avantages décisifs sur leurs cohabitants. Le déracinement, en tant que caractère structurel, devient lui-même un avantage sélectif, dans le sens où l’ethnie envahisseuse a intériorisé des stratégies lui permettant de prospérer pratiquement n’importe où.
- Lev Goumilev en 1932
Le coup d’État des Radhanites en Khazarie
Goumilev mentionne plusieurs exemples historiques assez obscurs de « chimères », mais il s’est surtout préoccupé du cas particulier du peuple juif. Selon Marc Bassin,
« La préoccupation de Goumilev pour ce problème singulier court comme un fil rouge à travers l’intégralité de son travail. On peut affirmer que toutes ses théories et reconstructions historiques sont dictées par elle dans une large mesure. Selon la compréhension de Goumilev, les Juifs [...] émergent comme une chimère et un antisystème prototypiques et l’histoire de leur vie ethnique fournit la meilleure preuve de la perturbation et de la dévastation que ce type de contact ethnique négatif entraîne à coup sûr. »
Parce que leur rupture avec leur milieu d’origine – les déserts d’Arabie – s’est produite à un stade précoce de leur cycle ethnogénétique, les Juifs, selon Goumilev, ont développé la capacité de pénétrer dans pratiquement tous les types de paysages naturels, et ont même codifié leurs stratégies dans le Talmud. Partout où ils se sont installés, ils ont agi comme une chimère à l’égard des populations autochtones, favorisant délibérément « le scepticisme et l’indifférence » afin d’éroder la résistance spirituelle et morale de leurs hôtes et d’étendre leur domination sur eux.
Goumilev, contrairement à Alexandre Soljenitsyne plus tard, ne s’est pas attardé dans ses travaux scientifiques sur l’effet du parasitisme juif dans la Russie moderne. Il a investi son énergie dans l’étude archéologique, ethnographique, historique et géographique du royaume d’Asie centrale de Khazarie au début du Moyen Âge, auquel il consacré un ouvrage, La Découverte de la Khazarie (1966), dont le contenu est repris dans son ouvrage majeur, La Russie ancienne et la Grande Steppe (1989). Le puissant empire commercial khazar fascine les savants russes depuis le XIXe siècle, ne serait-ce que parce qu’il a disparu presque sans laisser de trace et demeure donc très mystérieux.
Selon Goumilev, les Khazars ont développé des interactions harmonieuses avec toutes leurs ethnies voisines, à l’exception des Juifs radhanites. Ils n’avaient aucun problème avec les Juifs karaïtes, qui ignoraient le Talmud et ne reconnaissaient que la Torah, ce qui les rendaient plus proches spirituellement du christianisme et de l’islam que de la tradition dominante du judaïsme rabbinique. Le tissu de l’interaction Khazars-Juifs a cependant été déchiré au VIIe siècle alors qu’un nouveau flux d’immigrants juifs fuyant la persécution en Perse et à Byzance se déversait dans la steppe eurasienne. Les plus agressifs de ces nouveaux arrivants étaient les Radhanites – des marchands caravaniers très actifs sur les routes commerciales reliant les mondes chrétien et islamique à l’Extrême-Orient au début du Moyen Âge.
Contrairement aux Karaïtes, les Radhanites étaient des adeptes de la tradition rabbinique. Plus problématique que leur préjugé doctrinal, cependant, était leur spécialisation dans le grand commerce entre les centres urbains étrangers, qui les avait irrémédiablement éloignés de leur niche écologique d’origine, et avait fait d’eux une « ethnie brutale » dénuée de scrupules moraux envers les autres ethnies. La monopolisation du commerce des caravanes a apporté aux Radhanites une richesse fabuleuse, provenant en grande partie du commerce des esclaves, principalement des jeunes filles et garçons capturés parmi les populations d’Europe de l’Est. Le fait que le mot « Slave » donna le mot « esclave » (slave en anglais, le mot français provenant de la désignation des Slaves comme « Esclavons » en ancien français) témoigne de l’ampleur et du quasi-monopole de ce commerce.
Attirés par la proximité stratégique de la capitale khazare Itil avec un certain nombre d’importantes routes caravanières, ces marchands juifs s’y installèrent en grand nombre. Au VIIIe siècle, ils formaient une élite étrangère et acquirent une influence politique toujours croissante. La situation atteignit son paroxysme au début du IXe siècle lorsqu’un prince juif prit le pouvoir et fit du judaïsme rabbinique la religion officielle de l’État. Une guerre civile sanglante en a résulté, que la caste juive a remportée en recourant à des mercenaires. Bien que la masse des Khazars ethniques ait finalement été contrainte de se soumettre à l’autorité de l’élite juive, ils ne se sont jamais convertis au judaïsme, qui est resté exclusivement la foi des autorités politiques, selon Goumilev. Avec cela, conclut-il, la Khazarie s’est transformée en une « chimère politico-sociale » gouvernée par une élite commerçante juive, l’ethnie originelle des Khazars devenant les sujets d’« un État qui leur était étranger en termes d’ethnicité et de religion ».
- Extension de l’empire des Khazars de 650 à son apogée en 850 selon Wikipédia
Goumilev qualifie la Khazarie sous domination juive de « pieuvre marchande », soutenue par un réseau international d’alliances avec les grandes puissances étrangères, y compris la dynastie Tan en Chine, les Carolingiens et leurs successeurs en Europe du Nord, le califat de Bagdad et les Varègues de Scandinavie.
La Rus’ de Kiev, dont le pouvoir grandissant reposait sur le commerce maritime reliant la mer Baltique et la mer Noire, entra en concurrence et en conflit avec les Khazars et, en 965, l’empire khazar s’effondra sous les assauts du prince de Kiev Sviatoslav. L’élite judéo-khazare survivante se dispersa à travers l’Eurasie et l’Europe. Certains se retirèrent en Crimée, d’autres fuirent vers l’Ouest. Beaucoup, selon Goumilev, sont restés actifs dans les terres russes, encourageant les hostilités entre les princes russes et incitant les peuples des steppes à attaquer les Russes.
En conclusion, de toute évidence, l’interprétation extrêmement négative de Goumilev de la diaspora juive, et des Juifs radhanites en particulier, relève clairement de la catégorie de l’antisémitisme selon la norme occidentale judéophile d’aujourd’hui. Sa représentation des Juifs déracinés comme des ethno-parasites rappelle les mots imprimés par Henry Ford en 1920 :
« le propre du Juif est de vivre hors du peuple des résidents originels, mais en aucun cas hors des territoires habités ou loin des lieux de commodités et des centres de décision. À d’autres la culture du sol : le Juif, s’il le peut, tirera profit du travail de l’agriculteur. À d’autres le dur labeur des métiers et de l’industrie : là encore, le Juif exploitera les fruits de leur travail. Tel est son génie particulier. Comment pourrait-on qualifier cette caractéristique autrement que de parasitisme ? » (Le Juif international, 13 novembre 1920)
Il est donc très significatif que, plutôt que d’être sujet d’opprobre, le nom de Goumilev est tenu en grande estime en Russie et parmi les peuples qui aspirent à jouer leur rôle dans la communauté eurasiatique émergente, en tout premier lieu les Kazakhs, dont le territoire recoupe aujourd’hui celui des anciens Khazars (sans que l’on puisse affirmer l’identité des deux ethnies).
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