Les frappes meurtrières d’Israël en août dernier ont souligné la situation désastreuse des 1,6 million de Palestiniens de Gaza. Malgré l’espoir que les nouveaux dirigeants de l’Egypte post-Moubarak ouvrirait le passage frontalier de Rafah, le siège continue. Des activistes à Gaza ont lancé une campagne internationale de pression (1) sur le gouvernement égyptien pour qu’il lève les restrictions qui obligent les Palestiniens qui veulent traverser le terminal de Rafah à passer au compte-goutte.
Entretemps, l’Autorité palestinienne (AP) ira aux Nations Unies ce mois-ci pour demander la reconnaissance d’un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza, avec Jérusalem Est comme capitale, une initiative à laquelle Israël et les Etats-Unis sont fortement opposés.
Haidar Eid est professeur de littérature à l’université Al-Aqsa à Gaza et un vétéran dans le mouvement des droits nationaux palestiniens. Il est interviewé par Erid Ruder sur la nécessité urgente d’ouvrir la frontière entre Gaza et l’Egypte et sur sa critique de la stratégie de l’AP.
Eric Ruder : Pouvez-vous nous décrire l’ambiance à Gaza au lendemain de la révolution égyptienne, dont beaucoup ont espéré qu’elle mettrait fin au siège de Gaza ?
Haidar Eid : J’ai quitté Gaza il y a deux mois, et j’ai passé près de 48h à la frontière, tentant de traverser le terminal de Rafah depuis Gaza vers l’Egypte. Le premier jour, je suis arrivé vers 7h du matin et je suis resté jusqu’à 21h. C’était terrible. J’étais dans le 6ème autobus, et on nous a laissés dans un no-man’s land entre Gaza et l’Egypte pendant quatre ou cinq heures.
Je pense que les Palestiniens de Gaza sont vraiment déçus. Ils s’attendaient à ce que la fin du régime Moubarak entraîne la fin du siège, parce que la seule sortie qu’a Gaza vers le monde extérieur est le passage de Rafah avec l’Egypte. Il y a six passages qui séparent Gaza d’Israël - et puis il y a le passage de Rafah. C’est le seul qui puisse garantir la liberté de circulation pour les plus de 1,6 million de Palestiniens de Gaza.
Le 25 mai, le ministre des Affaires étrangères d’Egypte a diffusé un communiqué annonçant l’ouverture permanente du passage de Rafah. Les gens à Gaza étaient enthousiastes parce que cette déclaration est survenue après des déclarations très fortes et très encourageantes du docteur Nabil El-Arabi, le ministre égyptien des Affaires étrangères précédent et maintenant Secrétaire général de la Ligue arabe.
Mais l’ouverture du terminal de Rafah n’a duré que deux jours, les 28 et 29 mai. Le troisième jour, un conflit a éclaté entre le gouvernement Hamas à Gaza et les Egyptiens. Ces derniers ont dit qu’ils n’avaient pas suffisamment de personnel pour travailler au terminal et qu’ils ne pouvaient gérer le passage que de 500 voyageurs par jour. Puis ils ont fini par n’en accepter que 300 par jour.
Aujourd’hui, si vous voulez quitter Gaza, vous devez vous inscrire auprès du Ministère de l’Intérieur à Gaza, ou bien en ligne. Avec un peu de chance, vous pourrez quitter Gaza deux ou trois mois plus tard. Plus de 35.000 personnes se sont déjà inscrites pour quitter Gaza. La plupart sont soit des malades en phase terminale, soit des étudiants qui ont obtenu des bourses à l’étranger, ou des gens ayant une résidence permanente dans les pays du Golfe et en Europe.
Il faut aussi tenir compte du contexte. Plus de 600 malades en phase terminale sont morts depuis janvier 2006 à cause de l’imposition de ce siège mortel sur Gaza, qui a continué en raison de la fermeture du passage de Rafah par le régime Moubarak. Nous espérions que ce genre de maltraitance de la part de l’Egypte sous le régime réactionnaire de Moubarak changerait après la révolution.
Malheureusement, il semble que la révolution ne soit pas encore arrivée jusqu’à Rafah. Et c’est la raison pour laquelle la plupart des gens à Gaza et les Palestiniens en général sont déçus - parce que des gens sont littéralement en train de mourir.
Avec l’escalade des attaques d’Israël sur Gaza en août, les gens attendent davantage de soutien de la part des Egyptiens, et nous sommes très encouragés et très heureux de ce qui se passe en ce moment dans les rues du Caire.
Tout le monde parle maintenant de "Flagman", le Spiderman égyptien ! Le 22 août, des manifestants égyptiens ont encerclé l’ambassade israélienne pour appeler le gouvernement égyptien à expulser l’ambassadeur israélien. Naturellement, le personnel de la sécurité égyptienne a été déployé autour de l’ambassade israélienne. Mais un jeune égyptien a réussi à escalader les quelques 20 étages de l’immeuble et à remplacer le drapeau israélien par un drapeau égyptien. Il s’appelle Ahmed al-Shahat. Tout le monde connait son nom dans tout le monde arabe, et on l’appelle "flagman" (flag = drapeau, ndt).
Ce geste symbolique, avec les protestations dans les rues du Caire en soutien aux Palestiniens de Gaza, semble avoir envoyé un message fort à Israël que l’Egypte n’est pas l’Egypte de Moubarak - que cette Egypte ne continuera pas à laisser Israël massacrer les Palestiniens à Gaza, à tuer des centaines, sinon des milliers, de Palestiniens sans réaction du peuple égyptien.
La résistance croissante est un des éléments qui font que les dirigeants israéliens Ehud Barak et Benjamin Netanyahu reconnaissent que la communauté internationale n’est pas prête à accepter un nouveau massacre à Gaza. Bien sûr, ils n’ont pas utilisé le mot "massacre". Ils ont dit "une nouvelle opération militaire" contre Gaza. Mais c’est parce qu’il y a eu résistance que les gens ont parlé d’un cessez-le-feu et ont dit qu’Israël a été obligé de mettre fin à son opération militaire.
Toutefois, j’ai tendance à être en désaccord avec cette qualification parce qu’au moment où je vous parle, maintenant, Israël mène des frappes aériennes sur Gaza et a tué 6 Palestiniens à Beit Lahia et à Rafah au cours des dernières vingt-quatre heures. Le nombre de martyrs palestiniens au cours de la semaine dernière est de 21, et plus de 80 ont été blessés.
Je pense donc qu’en fait, Israël prend note de l’humeur dans les rues du monde arabe - en particulier dans les rues du Caire. Cela envoie un message fort que oui, Israël craint en fait le pouvoir du peuple. Et je dis que si Israël craint le pouvoir du peuple, alors nous allons faire en sorte qu’il en voie encore davantage.
Bien sûr le pouvoir du peuple s’exprime sous différentes formes. Cela veut dire intensifier la campagne de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), ainsi que d’envoyer davantage de convois par terre et par mer qui mettent l’accent sur le siège illégal d’Israël.
Eric Ruder : Pourquoi pensez-vous que les autorités égyptiennes ont d’abord ouvert puis fermé la frontière deux jours plus tard ? Que s’est-il passé pour qu’elles le fassent ?
Haidar Eid : Les gens à Gaza sont politisés, et ils ne cessent d’essayer de répondre à cette question. Certains pensent que la décision égyptienne d’ouvrir Rafah a rendu Israël furieux, et donc que le gouvernement d’Egypte a subi beaucoup de pressions israélo-américaines.
D’autres pensent que l’Egypte a essayé de négocier l’unité entre le Fatah et le Hamas, et qu’ils ont été très près d’un accord de réconciliation, mais apparemment le Hamas n’était pas d’accord avec la manière dont le président de l’AP Mahmoud Abbas et le Fatah traitaient la question de la nomination d’un premier ministre. Abbas voulait renouveler le mandat de Salam Fayyad comme premier ministre, et le Hamas a refusé. Donc des gens pensent que l’Egypte punit le Hamas pour avoir refusé d’accepter ce marché.
Ce sont les deux opinions qui prévalent à Gaza, mais je pense qu’il faut y regarder à partir d’une autre perspective. Si l’Amérique et Israël exercent des pressions sur le gouvernement d’Egypte, il faut les contrer. Nous devons tirer des leçons de ce qui s’est passé dans les rues du Caire, de Tripoli, de Manama, de Sanaa et de Damas. C’est le genre de contre-pouvoir dont je parle : le pouvoir du peuple.
C’est soit la pression des USA et d’Israël - en un mot, l’impérialisme - soit la pression du peuple. Nous avons appris de qui s’est passé dans les rues du Caire. Et nous disons, non, il nous faut exercer des pression sur le gouvernement d’Egypte pour qu’il sache sans aucun doute qu’il doit ouvrir le passage de Rafah, de façon permanente et inconditionnelle, parce que les temps ont changé.
Moubarak n’est plus le président du Caire. Moubarak a construit ce que nous appelons le mur de la honte - le mur d’acier qui s’étend sous la frontière entre Gaza et l’Egypte pour fermer les tunnels vitaux pour l’entrée du lait et des médicaments pour nos enfants. Maintenant Moubarak est parti, et il était le plus grand atout qu’Israël et les Etats-Unis aient jamais eu dans le monde arabe.
C’est la raison pour laquelle les secteurs de la société civile palestinienne en général - syndicats, étudiants, jeunes, femmes, BDS - ont rédigé cette déclaration (1) appelant les forces révolutionnaires d’Egypte à faire pression sur leur gouvernement pour ouvrir le passage de Rafah.
Malheureusement, cela fait longtemps que les Palestiniens jouent le rôle de bouc émissaire pour tout ce qui se passe dans le monde arabe. Mais c’est fini. Nous ne voulons plus être le bouc émissaire, et nous ne voulons pas payer pour ce qui se passe dans les relations Etats-Unis/Egypte ou Israël/Egypte.
Eric Ruder : Il semble que l’AP espère exercer son propre type de pression, en ce mois de septembre, à travers son initiative pour la reconnaissance d’un Etat palestinien à l’ONU. Que pensez-vous de cette stratégie ?
Haidar Eid : En 1993, lorsque Yasser Arafat, l’ex-président de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) a signé les Accords d’Oslo avec Israël, il y eut ce que j’appelle une "euphorie induite". Les médias ont interminablement parlé d’une paix durable au Proche-Orient - que les "deux côtés" étaient réunis pour dialoguer. Il y eut alors de grands espoirs.
Mais des penseurs critiques, tels Edward Said, l’éminent intellectuel palestino-américain, Azmi Bishara et d’autres, n’ont jamais souscrit à cette école. Je pense que ce qui se passe en ce moment est un reconditionnement des Accords d’Oslo. De 1993 à 2011, il y a eu un "dialogue" entre les Israéliens et les Palestiniens, et ça nous a mené à quoi ?
Je vais paraphraser ce que mon ami et camarade Hajo Meyer, un survivant de l’holocauste, a dit à une tribune que j’ai partagée avec lui. Il a dit, "Vous ne pouvez pas mettre ensemble un éléphant et une souris ; enfermez-les dans une pièce, et demandez-leur de négocier." Pour des raisons évidentes, il faut un médiateur honnête et cela doit être un lion aux côtés de la souris.
Les dirigeants palestiniens - l’aile droite qui dirige l’AP et l’aide droite qui dirige les diverses organisations palestiniennes de libération - sont arrivés à la conclusion que les négociations n’ont abouti à rien, alors ils ont décidé d’aller aux Nations Unies pour demander la reconnaissance d’un Etat palestinien indépendant en Cisjordanie et à Gaza.
Mais nous devons revenir à l’ABC de la question palestinienne. S’agit-il d’établir un bantoustan sur un bout de territoire dans les frontières de 1967 et de l’appeler un Etat indépendant ? Est-ce que ça conduira à une paix juste ? Et à la fin du "conflit" ?
La question palestinienne n’a pas commencé en 1967. Cette initiative pour la reconnaissance menée par le premier ministre de l’AP Salam Fayyad est basée sur la décision prise par l’OLP dans les années 1950 d’adopter un programme "plus souple".
Ce programme plus souple voulait dire accepter Israël sur 78% de la terre historique de Palestine et un Etat palestinien à côté de lui - en d’autres termes, la solution de deux Etats. Ce programme de l’OLP, que l’Autorité palestinienne essaie en ce moment de ressusciter, veut dire que le conflit peut être résolu par l’établissement d’un Etat palestinien "indépendant" en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza occupées, avec Jérusalem Est pour capitale.
Mais ce programme nie ou ignore le fait qu’il y a entre 6 et 7 millions de réfugiés palestiniens qui ont le droit de revenir dans les villes et villages d’où ils ont été ethniquement nettoyés en 1948. Cette nouvelle "Déclaration d’Indépendance" de l’AP propose de résoudre le sort des réfugiés palestiniens en leur permettant de revenir dans un "Etat" de Palestine créé en Cisjordanie , mais pas chez eux dans ce qui est maintenant Israël.
De plus, cette "déclaration" ne dit pas un seul mot sur les 1,2 million de citoyens palestiniens de l’Etat d’Israël, qui sont traités comme des citoyens de troisième classe, et ce groupe a appelé le mouvement national palestinien à transformer la lutte en un mouvement anti-apartheid pour lutter contre leur traitement oppressif.
Je pense donc que cette déclaration aux Nations Unies compromet finalement la question de l’autodétermination, parce que quand vous parler d’autodétermination pour les Palestiniens, vous ne pouvez pas ignorer le droit au retour des réfugiés palestiniens, vous ne pouvez pas ignorer la question des droits nationaux et culturels des 1,2 million de citoyens palestiniens de l’Etat d’Israël.
Parlons des faits. Le nombre de colons juifs dans les frontières de 1967 quand Israël a signé les Accords d’Oslo en 1993 n’était que de 193.000. Aujourd’hui, ils sont plus d’un demi-million, dans la seule Cisjordanie .
Israël a aussi procédé à la judaïsation de Jérusalem, qui a commencé en 1980. Il a construit un mur d’apartheid monstrueux, s’en servant pour annexer quelques 45% de la terre de Cisjordanie pour les colonies et le "grand" Jérusalem. Dans la réalité, la conséquence de cette colonisation ininterrompue est que l’établissement d’un Etat palestinien indépendant est impossible.
Entretemps, la Bande de Gaza est devenue le plus grand camp de concentration sur terre. B’Tselem, la principale organisation de défense des droits de l’homme israélienne, l’appelle "une prison à ciel ouvert." Alors où les Palestiniens peuvent-ils bien avoir leur Etat indépendant ?
La campagne BDS, représentée et dirigée par le Comité national BDS (BNC), est une campagne fondée sur les droits. Elle ne plaide pas pour une solution politique, à savoir un ou deux Etats. Mais le BNC a publié une déclaration sur la question de l’Etat à l’égard des droits nationaux palestiniens.
La déclaration dit clairement que nous, dans la lutte pour les droits palestiniens, nous soutenons bien sûr l’application des résolutions de l’ONU qui demandent à Israël de se retirer des frontières de 1967, y compris de Jérusalem.
Mais cela ne s’arrête pas là. Nous exigeons également la mise en œuvre de la résolution 194 des Nations Unies, qui appelle au retour des plus de 6 millions de réfugiés palestiniens victimes de nettoyage ethnique en 1948. Et nous sommes pour l’égalité de tous les habitants d’Israël - c’est-à-dire l’égalité pour les 1,2 million de citoyens palestiniens de l’Etat d’Israël.
Pendant la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, la communauté internationale n’a jamais reconnue les quatre infâmes bantoustans - les fausses "patries" indépendantes pour les sud-africains noirs. En fait, le seul pays qui les a reconnus fut Israël. Est-ce une surprise ?
Dans les années 1970 et 1980, le monde a soutenu les appels du Congrès national africain et du Front démocratique uni de ne pas reconnaître un seul bantoustan. Mais le problème est que nos dirigeants n’ont pas retenu ces leçons d’histoire. Ils demandent à la communauté internationale de reconnaître un bantoustan au Proche-Orient - un bantoustan sans souveraineté, sans autodétermination, sans contrôle sur son espace aérien, sur son littoral, sur ses frontières, etc.
C’est pourquoi le peuple palestinien en général se méfie de cette déclaration d’indépendance. Les médias d’influence ne vous le diront pas, mais les médias alternatifs - Electronic Intifada, Palestine Chronicle, Socialist Worker - ont publié des articles sur cette indifférence que ressentent tant de gens, dans les rues de Gaza, de Cisjordanie ou des camps de réfugiés du Liban.
Dans ce contexte, il doit être clair que le principe de la solution de deux Etats que l’AP et, malheureusement, beaucoup d’autres grandes organisations politiques en Palestine soutiennent est, en fait, une solution raciste. En vérité, C’EST la solution raciste par excellence, parce qu’elle est fondée sur l’identité ethnico-religieuse. La Palestine pour les chrétiens et les musulmans palestiniens, et Israël uniquement pour les juifs. En tant que gens qui ont combattu l’apartheid, allons-nous réellement accepter ça ?
Je suis un réfugié palestinien. Mes parents font partie de ceux qui ont été ethniquement nettoyés de leur village de Zarnoga, qui n’existe plus. Mes parents, qui sont morts tous les deux en 2005, ont toujours rêvé de revenir à Zarnoga.
Plus des deux-tiers des Palestiniens de Gaza sont des réfugiés. Ma question est : comment la candidature pour un Etat de l’AP à l’ONU résout-elle leurs rêves et leurs droits - leur droit internationalement reconnu à revenir dans les maisons et sur les terres dont ils ont été expulsés ?
(1) "Actions mondiales en direction des ambassades égyptiennes pour briser la fermeture de Gaza", Campagne internationale pour l’ouverture de la frontière de Rafah, ISM-France, 28 août 2011.