Raphaël Glucksmann est l’intellectuel médiatique à la mode. S’il est le fils d’André Glucksmann, cet héritier des errements de l’intellocratie de gauche du XXe siècle « marche plutôt dans les pas de BHL que dans ceux de son père » (M. Le Monde, 25 juillet 2015). En plus de l’organisation de manifestations pro-immigration, le « fils Glucks », incarnation de la nouvelle génération germanopratine, a déclaré la guerre au président russe Vladimir Poutine. Et en la matière, la fin justifie les moyens…
« Je suis un exalté mais je suis calme dans mon exaltation. »
Raphaël Glucksmann, Le Monde, 5 octobre 2011
« Nous sommes tous des flics juifs arabo-martiniquais dessinateurs libertaires de prophètes clients de supérette kasher. Clarissa, Stéphane, Ahmed, Yoav ou Franck : nos prénoms, nos origines diverses, nos fois ou nos absences de foi, nos idéaux et nos manques de repères forgent notre carte d’identité nationale. […] Les communautés nationales, ethniques ou religieuses allaient se dissoudre dans une acculturation planétaire émancipatrice, les individus se débarrasseraient des contraintes et des carcans, des églises et des partis, du temps et de l’espace, pour former une société globale libre et pacifiée. Monades sans portes ni fenêtres, nous étions promis à une existence en apesanteur, sans heurts, et, dans la galerie des glaces qui nous servirait d’univers, chacun contemplerait dans l’autre sa propre perfection. »
Raphaël Glucksmann, Génération Gueule de bois. Manuel de lutte contre les réacs, Allary Éditions, 2015
« Athée en politique à ses débuts, il ne cesse de se déplacer à gauche – sans s’encarter –, par dépit […] Lui, prône la redéfinition d’un idéal européen, la défense des Roms et des sans-papiers. »
M. Le Monde, 6 mars 2015
« La révolution c’est son rayon […] À 34 ans, Raphaël Glucksmann, le fils d’André a fait des soulèvements nationaux son fonds de commerce. Après la Géorgie, c’est en Ukraine qu’il conseille les leaders pro-Europe […] S’il devait définir sa fonction aujourd’hui il dirait “consultant en Révolution”. “Mais ça n’existe pas” […] Se mobiliser pour une cause française ce serait déchoir ? “Ça ne m’a jamais fait vibrer de manifester pour les retraites”, répond-il. »
Le Monde, 21 mars 2014
« Il est lumineux, passionné, avec une forme de détachement et d’élégance. Il est l’un de ceux qui sont fidèles à ce que ma génération a proposé, un mélange de réflexion, d’activisme, un sens de l’épique et de l’aventure, un cocktail peut-être hors d’âge mais si essentiel. »
Bernard-Henri Lévy, M. Le Monde, 25 juillet 2015
« Raphaël Glucksmann, élégant trentenaire à l’esprit vif et acéré, fait une entrée fracassante dans un Saint-Germain-des-Prés en quête désespérée de nouveaux princes. […] Quel meilleur guide et interprète du monde qui est là […] que Raphaël Glucksmann, citoyen du monde, fervent défenseur de l’idée cosmopolite, supranationale et européenne ? »
Laurent David Samama, La Règle du jeu, 2 juin 2015
Interview sans filtre de Raphaël Glucksmann réalisée par Akadem, le campus numérique juif, en mars 2015 :
Du Komintern au Pentagone
Raphaël Glucksmann est né le 15 octobre 1979 à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Bien que médiatique, sa famille est longtemps restée d’une extrême discrétion quant à ses origines. Aucun des ascendants de Raphaël Glucksmann ne figurent au Who’s who par exemple. Aussi est-il le fils d’André Glucksmann et Françoise Villette. Dite « Fanfan » cette dernière, née en 1941, est la fille de Jacques Villette et de Jeannette Colombel, née Prenant le 30 décembre 1919 à Paris et fille du biologiste Marcel Prenant, et de Lucy Prenant, née Soto, professeur de philosophie et directrice de l’École normale supérieure de jeunes filles (Sèvres). Bien qu’inconnue du grand public, cette grand-mère maternelle est une figure des milieux intellectuels de gauche et s’est vue consacrer un long portrait en 2001 dans Libération (3 février) : « Quelle Jeannette Colombel raconter ? La philosophe, amie testamentaire de Sartre et de Foucault ? La militante stalinienne, la gauchiste ? L’amante ? » Sur sa jeunesse, Libération poursuit :
« Elle a un mari Jacques et un amant, Jean. Tous deux rencontrés en khâgne [NDLR : au lycée Henri IV], Jacques était du côté de l’Action française, Jean, des Jeunesses communistes. Pourquoi épouser Jacques plutôt que Jean ? Révolte adolescente en 1938, son “Munich personnel”, sa lutte des classes à elle. Un père universitaire, biologiste, et trop communiste, adhérent du parti et membre du comité central. Une mère trop libérale, trop érudite, directrice de l’École normale supérieure de jeunes filles : “Tout était pesant dans ce milieu, on collectait pour l’Espagne, j’étais aux Jeunes filles de France, les Jeunesses communistes des filles.” L’aînée des Prenant a cru s’opposer, elle est déçue qu’ils accueillent le maurrassien aux origines prolétaires, au nom de la tolérance, et peut-être d’un certain exotisme. Jeannette a toujours été “rebelle” […] elle s’est mariée à l’église, avec la bénédiction de son père. Elle qui ne connaissait de Dieu que la Synagogue de son enfance, où l’emmenait sa grand-mère. […] Fanfan naît en 1941 […] Le père est-il Jacques ou Jean ? […] Quand Jacques part diriger un journal catholique en Bretagne, elle reste à Paris, approche les réseaux résistants. »
Ayant adhéré au Parti communiste en 1943, elle crée avec Jeannette Vermeersch, l’épouse de Maurice Thorez, l’Union des femmes françaises. En 1947, « sous l’incitation de Maurice Thorez » (La Croix, 6 juin 1990), elle passe son agrégation de philosophie puis se remarie en 1951 avec Jean Colombel qui dirige, à Lyon, l’Union française d’information (UFI), l’agence de presse du PC. Passée par le CNRS, où elle a étudié les conditions de travail des ouvrières du textile dans le Nord, elle restera au Parti communiste jusqu’en avril 1968, avant de participer à la tentative de refondation du Secours rouge de France (avec Jean-Paul Sartre et Serge July) contre le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin. Elle a enseigné la philosophie en khâgne à Lyon, à l’université de Vincennes, publié des articles dans Libération et Le Monde et a signé plusieurs ouvrages sur ses amis Michel Foucault, Gilles Deleuze et Jean-Paul Sartre. Ce dernier lui a confié en 1975 la direction du numéro de la revue Les Temps Modernes sur la Corse, où la famille possède une propriété depuis 1974 et où des liens se sont tissés avec les pères du nationalisme corse, Edmond et Max Simeoni.
L’histoire de la famille paternelle de Raphaël Glucksmann n’a été rendue publique qu’en mars 2015 avec la parution en Allemagne chez Vandenhoeck & Ruprecht Verlag de l’ouvrage de Sebastian Voigt Der jüdische mai 68 : Pierre Goldman, Daniel Cohn-Bendit und André Glucksmann im Nachkriegsfrankreich (Le Mai 68 juif : Pierre Goldman, Daniel Cohn- Bendit et André Glucksmann dans l’après-guerre en France). On y apprend notamment que les parents d’André Glucksmann, Rubin, originaire de Tchernivtsi (Autriche-Hongrie, actuellement en Ukraine) et Martha, originaire de Prague (passée par l’Hachomer Hatzaïr, la principale organisation sioniste de gauche), se sont connus à Jérusalem après avoir émigré en Palestine dans les années 20 (leurs deux filles y sont nées). La famille rejoint ensuite Hambourg en 1933, où Rubin Glucksmann, sous une couverture d’agent d’assurance, officie comme agent de renseignement du GRU (renseignement militaire soviétique). Ayant fui en France en 1935, Rubin Glucksmann continue ses activités pour le Komintern au sein d’une société écran, la Wostwag (livraison de matériel pour les Républicains espagnols), avant d’être envoyé à Londres pour un poste présenté par Sebastian Voigt comme « important ».
Signe du dévouement familial à la IIIe Internationale, André Glucksmann, né le 19 juin 1937 à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), porte en réalité comme premier prénom Joseph (en référence au « petit père des peuples »), André, le deuxième prénom étant une référence à Etkar André, un cadre du Parti communiste allemand (KPD) décédé un an plus tôt. En septembre 1939, quelques semaines après le pacte germano-soviétique, Rubin Glucksmann est arrêté par les autorités britanniques comme « enemy alien » (étranger ennemi), puis déporté au Canada. Il décédera pendant la traversée de l’Atlantique dans le naufrage de l’Arandora Star le 2 juillet 1940. Martha Glucksmann se remarie avec Paul Kessler, un cadre du Parti communiste autrichien, et décédera en 1973.
André Glucksmann « rompit avec la foi de son enfance à l’entrée des chars russes dans Budapest en 1956 » (Le Spectacle du Monde, février 1984). Passé par l’ENS Saint-Cloud, agrégé de philosophie (1961), assistant à la Sorbonne de Raymond Aron, il a effectué toute sa carrière au CNRS. Il publie Stratégie et Révolution en France et contribue au journal Action en mai 68. Pendant sa période maoïste, il s’affirme comme le théoricien du « comité de base pour l’abolition du salariat et la destruction de l’Université » de la Gauche prolétarienne (1970-1971) avant de renier le marxisme (La Cuisinière et le mangeur d’hommes, réflexions sur l’État, le marxisme et les camps de concentration en 1975, puis Les Maîtres penseurs en 1977). Chef de file, avec Bernard-Henri Lévy, des « nouveaux philosophes », il soutient la candidature de Marie-France Garaud (avec Bernard Kouchner) et s’engage dans un atlantisme fervent au nom de l’antitotalitarisme et des droits de l’homme, assurant la promotion médiatique de l’intervention de l’OTAN en Serbie, en Irak, en Libye, en Syrie, tout en soutenant Israël, les indépendantistes tchétchènes, tibétains, etc. Il se prononcera en faveur de Nicolas Sarközy en 2007 (Le Monde, 29 janvier 2007), qui lui remettra les insignes d’officier de la Légion d’honneur le 15 avril 2009 (il avait été fait chevalier en avril 1995 sur le contingent de François Bayrou). En décembre 2009, il s’est vu remettre par Benoît XVI le prix « Auschwitz pour les droits de l’homme – Jean-Paul II. »
- Raphaël et André Glucksmann photographiés à New York par Richard Avedon, en une du magazine Égoïste en 1992
« On sent une affection, voire une admiration pudique pour l’héritier qui avoue n’avoir “jamais vécu son statut de ’fils de’ comme un fardeau” », indique Libération (21 avril 2015) à propos de Raphaël Glucksmann. Sur son enfance dans l’appartement familial de la rue du Faubourg- Poissonnière (Paris Xe), ce dernier raconte, enthousiaste :
« Il y en avait qui fuyaient des dictatures de droite en Amérique Latine, d’autres qui fuyaient le communisme, des Afghans, des Algériens… J’ai été d’emblée plongé dans un univers avec un axe internationaliste. Être intégré très tôt dans ce type de discussion a été une forme d’éducation incroyable. » (Les Inrocks, 26 décembre 2015)
« Quant à son héritage juif familial, il est seulement “culturel” car c’est dans la “dimension humaine du christianisme” qu’il dit se reconnaître le mieux », indique-t-il à La Croix. Dans Libération (21 avril 2015), cela devient « une culture de diaspora plutôt qu’une foi ». Notons que malgré son environnement, Raphaël Glucksmann admet : « Jusqu’à l’âge de 15 ans, je n’ai lu aucun livre » (ibid.). Au décès de son père, le 9 novembre 2015, il écrira :
« J’ai plus l’impression d’avoir perdu mon meilleur ami qu’une figure de père. Quand il avait 10 ans, sa mère lui avait proposé de repartir en Autriche, la terre familiale, il avait préféré la France, pays de la Révolution et de Voltaire […] Le repli de la France ces dernières années le rendait triste. » (Libération, 10 novembre 2015)
L’appel de l’ami Bernard
Passé par le lycée Lamartine à Paris, puis la prestigieuse khâgne du lycée Henri-IV, diplômé de Sciences Po Paris en 2004, « l’héritier » a refusé de rejoindre l’université de Columbia et a effectué un stage de sept mois au Soir d’Algérie. En 2004, inspiré par les enquêtes de Patrick de Saint-Exupéry, il réalise le documentaire Tuez-les tous ! (Rwanda : Histoire d’un génocide « sans importance »). Coproduit par Dum Dum Films et La Classe Américaine, diffusé sur France 3 le 27 novembre 2004, ce documentaire à charge contre la France (l’interview de Paul Barril sera coupée au montage) a été co-réalisé par David Hazan, Pierre Mezerette, Jonathan Châtel et Michel Hazanavicius. En 2014, ce dernier a d’ailleurs fait appel aux services de Raphaël Glucksmann, son « ami » (L’Express, 26 novembre 2014), pour son film The Search sur la guerre de 1999 en Tchétchénie. Sur le « génocide rwandais », on retrouvera encore Raphaël Glucksmann en mai 2005 au Centre culturel et artistique d’Uccle (Belgique) pour une conférence sur le thème « Pourra-t-on éviter un génocide futur ? », organisée par le B’naï B’rith et l’Institut de la Mémoire audiovisuelle juive (Imaj). Dans Le Monde (26 janvier 2012), Christophe Ayad et Philippe Bernard expliquent cet intérêt pour le Rwanda :
« Le Rwanda et Israël se sont rapprochés et les échanges sur les enjeux mémoriels des génocides sont fréquents entre les deux pays. Accuser Kigali d’instrumentaliser le génocide est une manière d’insinuer la même chose à l’encontre d’Israël. De son côté, l’Union des étudiants juifs de France organise des voyages d’étude au Rwanda, à l’initiative de Benjamin Abtan, de SOS-Racisme ou de Raphaël Glucksmann. »
Outre une pétition lancée sur « le refus de l’extinction de la culture tchétchène » (quatre cents signatures), il cofonde, en 2005, l’association Études sans frontières, avec le soutien de son père, mais aussi de Pascal Bruckner, Bernard Kouchner, Jack Lang, Romain Goupil, Georges Charachidzé, Pierre Lellouche ou encore Alain Touraine. Comme l’indique alors l’AFP (21 juillet 2005), l’ONG « fonctionne sur la base du bénévolat et finance le séjour des étudiants grâce à des donations privées (Fondation Soros notamment) et subventions publiques (mairie de Paris, région IDF) […] L’objectif n’est pas seulement de sauver des jeunes de la guerre en Tchétchénie mais aussi de former une élite à la démocratie, qui, de retour dans son pays, pourra contrer la montée du terro-risme. On a vu comment ont fonctionné les ONG américaines. Elles ont fait venir étudier aux États-Unis des gens des pays de l’Est et ce sont ces gens-là qui sont maintenant à l’avant-garde de toutes les révolutions dans leurs pays comme en Ukraine ou en Géorgie. » Une délégation de cette ONG sera par exemple reçue en octobre 2005 à Washington par des responsables du Département d’État et du Conseil de sécurité nationale ainsi que par le comité sénatorial des relations étrangères. Dans le sillage de son père, il contribue, entre 2006 et 2008, à la revue Le Meilleur des mondes, émanation du très atlantiste Cercle de l’Oratoire (lancé par Michel et Florence Taubmann, André Glucksmann, Frédéric Encel, Pascal Bruckner, Pierre-André Taguieff, Jacky Mamou, Antoine Vitkine, etc.) en novembre 2001, pour soutenir l’intervention américaine en Afghanistan.
Toujours avec son père, il signe Mai 68 expliqué à Nicolas Sarkozy (Denoël, 2008). Il assure que « sans son slogan le plus fou, “nous sommes tous des juifs allemands !”, jamais [Nicolas Sarközy] n’aurait pu être président de la République. 68 est une assomption du déracinement qui a donné la société “black-blanc beur”, multiculturelle et ouverte dans laquelle nous vivons. Qu’est-ce qui symbolise mieux l’abolition des frontières et la perte des repères que le juif errant ? » (Le Point, 7 février 2008)
À l’été 2008, alors qu’il s’apprête à partir en vacances en Corse, un appel téléphonique va, de son propre aveu, « changer la vie » du jeune néocon. À cette époque, le très atlantiste président géorgien Mikheil Saakachvili lance une attaque contre l’Ossétie du Sud, restée fidèle à Moscou : « Raphaël, il faut qu’on y aille ! » (rapporté par Le Monde, 5 octobre 2011). C’est Bernard-Henri Lévy au bout du fil. Reconnaissant, le « fils Glucks », s’emballera sept ans plus tard dans une lettre ouverte au mentor :
« Ce voyage au cœur de la nuit géorgienne, ainsi que la polémique à notre retour, cher Bernard, voilà ce qui m’a décidé à m’installer à Tbilissi. Voilà ce qui m’a convaincu de m’engager auprès des gens que nous avons croisés ensemble. […] Ton coup de fil a donc été le facteur déclenchant d’un virage radical dans mon existence. Je ne t’en remercierai jamais assez. » (2008 : en Géorgie, 3 octobre 2015)
Raphaël Glucksmann ne tarit pas d’éloge sur ce véritable père spirituel :
« Ce qui m’a toujours plu chez Bernard, comme chez mon père d’ailleurs, c’est ce refus chevillé au corps de confondre objectivité et neutralité. J’aime précisément ce qu’on lui reproche : une faculté rare à prendre parti quand c’est nécessaire. »
Bernard-Henri Lévy prend évidemment fait et cause pour Mikheil Saakachvili, que Raphaël Glucksmann a connu en 2004 à Kiev où il s’était rendu dans le cadre de la préparation d’un documentaire sur les « révolutions de couleurs » dans les États de l’ex-bloc soviétique (Les Roses en Géorgie (2003), Orange en Ukraine (2004), etc.) Dans une tribune parue dans Libération (28 août 2008), Raphaël Glucksmann menace alors tout simplement la Russie d’être « exclue du G8 et du Conseil de l’Europe. Et le Kremlin n’est pas peuplé de martyrs : menacer de saisir les biens immobiliers et les avoirs de ses dirigeants milliardaires, ou bien évoquer la suppression des visas, voilà ce qui ferait réfléchir les libéraux du régime, des oligarques plus attachés à leurs vacances à Nice qu’à l’Ossétie du Sud. » Et de conclure : « La Russie n’est pas intouchable. » Dans la même tribune, il se félicite d’avoir trouvé en Géorgie un « gouvernement […] formé de jeunes gens dont la double nationalité américaine, anglaise fait ressembler Tbilissi à une Babel occidentale plantée au cœur du Caucase. »
Il devait ainsi rejoindre le staff du président géorgien quelques mois plus tard, non sans avoir assuré sa promotion en France via un livre d’entretien, Je vous parle de liberté, paru chez Hachette Littératures en novembre 2008. « Il veille à l’image du pays, rapporte Le Monde (5 octobre 2011). C’est ainsi qu’il a participé à l’organisation d’un concert géant à Zougdidi, en mai 2010, près de la frontière abkhaze avec Youssou N’Dour, MC Solaar et Jane Birkin, amie de la famille. » Dans le même article, Thomas Eymond-Laritaz, détaché auprès du Conseil national de sécurité tout en étant rémunéré par le Quai d’Orsay, indique :
« Saakachvili ne fait pas un one-man-show, il utilise beaucoup de canaux pour faire passer des messages et en recevoir. Raphaël Glucksmann le connaît intimement, il joue un grand rôle dans l’écriture de ses discours. »
Celui qui « se flatte de servir d’intermédiaire avec l’Élysée » (Marianne, 6 octobre 2012) contribuera en effet à la venue de Nicolas Sarközy à Tbilissi en 2011, afin de « soutenir la démocratie en herbe et l’ancrer dans l’Union européenne » (La Croix, 19 septembre 2012). Avec le cofondateur de l’agence photographique MYOP Lionel Charrier (actuellement rédacteur en chef du service photo à Libération), il a obtenu l’ouverture, en janvier 2010, d’une « Maison de l’Europe » à Tbilissi, installée, comme un symbole, dans les locaux de l’ancienne banque nationale de Géorgie.
- Raphaël Glucksmann en Géorgie, ici en compagnie de Félix Marquardt
De Kiev à Paris, d’Eka à Léa
En 2009, Raphaël Glucksmann a rencontré celle qu’il épousera deux ans plus tard, Ekaterina dite « Eka » Zgouladze, et avec qui il aura un fils en 2012, Alexandre.
Divorcée de Gega Palavandishvili, présentateur du télé-crochet Georgia’s Got Talent, avec qui elle a eu un fils, Eka Zgouladze est une personnalité éminente de la jet-set géorgienne occidentalisée, comme l’indique L’Obs (9 avril 2015) : « Tout le monde la connaît, elle fréquente le Tout-Tbilissi branché, les DJ, les designers. »
Née le 18 juin 1978 à Tbilissi (URSS), cette « princesse de Géorgie », fille d’une artiste et d’un ingénieur, passée par l’université de l’Oklahoma (États-Unis) grâce à une bourse américaine, s’est mise en 2004 au service de l’antenne géorgienne de la Millenium Challenge Corporation (MCC), un fonds de développement américain, fondé par George W. Bush en 2002, conçu par le National Security Council et soutenu par sa directrice d’alors, Condoleezza Rice.
Elle sera par la suite vice-ministre de l’Intérieur de Géorgie sous la présidence de Mikheil Saakachvili (2005-2012). Une note destinée au secrétariat d’État des États-Unis (intitulée « Qui dirige la Géorgie : c’est les Eka ») rendue publique par Wikileaks révèle que le rôle d’Eka Zgouladze fut en réalité bien plus important puisque cette dernière, à cette époque, a régulièrement voyagé à Bruxelles en vue d’une intégration de la Géorgie au sein de l’OTAN. Le câble Wikileaks en question ci-dessous :
Mais, dans ce pays du Caucase, les élections législatives de 2012, puis la présidentielle en 2013 provoqueront l’exil aux États-Unis de Mikheil Saakachvili et la fin de l’époque géorgienne de Raphaël Glucksmann et de son épouse. Avant cela, « la guerre entre le président géorgien Mikheil Saakachvili et son challenger, le milliardaire Bidzina Ivanichvili, est devenue une véritable mine d’or pour les lobbyistes », rapporte Intelligence Online (20 septembre 2012). Pour donner un ordre de grandeur des sommes versées, le Prime Policy Group et le Gephardt Group Government Affairs ont par exemple été payés respectivement 150 000 et 180 000 dollars par le président géorgien Mikheil Saakachvili pour six mois de travail en 2012.
L’Observatoire des journalistes et de l’information médiatique (Ojim) fait remarquer que Raphaël Glucksmann a très certainement profité de cette manne via NOE Conseil, une SARL créée en octobre 2009, qui a pour objet la « communication, le lobbying et le conseil auprès d’institutions, individus et associations ». Les dirigeants en sont Arnaud Borges (président de Dum Dum Films), Aline Le Bail-Kremer (rédactrice à L’Arche Mag et à La Règle du jeu, porte-parole de SOS Racisme, membre de l’European Grassroots Antiracist Movement et trésorière de France Syrie Démocratie) et Sébastien Couderc (passé par la Confédération étudiante et président-fondateur de l’agence Shigan, spécialisée en gestion de crises, communication politique et « public diplomacy »).
Marianne (6 octobre 2012) résume assez bien l’échec géorgien de Glucksmann :
« Le jeune Raphaël expliquait sans rire qu’il réalisait à Tbilissi ce dont son père avait rêvé à Paris, en mai 68… Manifestement, les Géorgiens n’ont guère apprécié, à en juger par la cuisante défaite électorale de Saakachvili… »
Dans Libération (20 avril 2015), l’intéressé reconnaîtra :
« On n’a rien vu venir. On s’adressait aux citoyens comme à des actionnaires d’une entreprise nationale alors que nos adversaires parlaient à leur âme. »
De plus, un mois avant les élections de 2012, la police géorgienne fut éclaboussée par un scandale concernant des sévices infligés à des prisonniers par les forces de l’ordre. Salomé Zourabichvili, ancienne ministre des Affaires étrangères de Géorgie, s’interroge sur le silence de Raphaël Glucksmann :
« Marié à celle qui a été vice-ministre de l’Intérieur, puis ministre, ignorait-il vraiment tout des excès de la police, des tortures dans les prisons et de la situation des droits de l’homme dans le pays ? » (Marianne, 27 octobre 2012)
En 2013, Eka Zguladze s’installe chez ses beaux-parents à Paris tandis que Raphaël Glucksmann reste à Tbilissi. Elle exerce alors des activités de conseil aux gouvernements et dirige une mission de l’OSCE sur la lutte contre la corruption. À peine le fiasco géorgien digéré, un « Euromaïdan » va donner aux Glucksmann une nouvelle cause. En effet, à peine huit jours après le début des manifestations à Kiev sur la place du Maïdan, et au lendemain du sommet européen de Vilnius des 28 et 29 décembre 2013 (où le président ukrainien déchu Viktor Ianoukovitch a refusé le rapprochement entre l’Ukraine et l’Union européenne), Raphaël Glucksmann rejoint la capitale ukrainienne. Incorrigible, il se vante dans Le Monde (21 mars 2014) d’avoir envoyé ce SMS à Daniel Cohn-Bendit :
« C’est bon tu peux aller au musée. Ils ont fait cent fois mieux que toi ici. Et en hiver, ce qui est un peu plus sport. »
Sur place, dans les pas de Bernard-Henri Lévy, Raphaël Glucksmann met son entregent au service de l’ex-boxeur Vitali Klitschko, écrit ses discours et développe ses contacts en Europe et aux États-Unis. Depuis la sortie de prison de Ioulia Timochenko, il semble avoir misé sur cette dernière, même s’il assure que « la révolution est beaucoup plus importante que les leaders de la révolution […] J’essaie de dire aux oligarques ukrainiens que s’ils veulent prouver qu’ils sont devenus pro-européens ils doivent aider les autres (Biélorusses, Russes, Géorgiens) à faire leur Révolution […] C’est tout de même la première fois que des gens meurent avec le drapeau européen dans les mains » (Le Monde, 21 mars 2014). L’Humanité (7 mars 2014) fait remarquer :
« Zorro est arrivé. Raphaël Glucksmann, conseiller politique auprès de l’autorité ukrainienne ! Vantant les mérites de la révolution ukrainienne, il a vu des étudiants manifester avec des kalachnikovs ! Ali Baddou et sa bande, bouche bée devant tant d’émerveillement. Que diraient ces âmes pures si des ouvriers français manifestaient avec des kalachnikovs à Paris ? Chroniqueurs et pseudo-journalistes mais vrais va-t-en-guerre. »
En décembre 2014, Eka Zgouladze renonce à la nationalité géorgienne pour être nommée vice-ministre de l’Intérieur en Ukraine dans le second gouvernement Iatseniouk, car le président Petro Porochenko lui propose de réformer la police du pays et de lutter contre la corruption : « Comment pouvais-je dire non ? Réussir en Ukraine est important aussi pour la Géorgie. Car le post-soviétisme est notre ennemi commun. Seul le lieu de la bataille a changé. En 2006, c’était Tbilissi. Aujourd’hui, c’est Kiev. » (L’Obs, 9 avril 2015) Une nomination qui a fait réagir dans son pays d’origine, où le premier ministre Irakli Garibachvili constate : « Il est bien dommage que des personnes que nous poursuivons en justice et qui sont recherchées par Interpol se soient confortablement installées dans le gouvernement ukrainien. Cela ne tardera pas à nuire aussi bien au gouvernement qu’à l’image de marque de l’Ukraine. » Fait révélateur, l’ancien président Mikheil Saakachvili sera nommé, le 30 mai 2015, gouverneur de l’Oblast d’Odessa par le président ukrainien Petro Porochenko.
En décembre 2015 Eka Zgouladze fut brièvement retenue à l’aéroport international de Kiev-Boryspil, avec des valises pleines de billets. Entre dix et quatorze millions de dollars selon les responsables de l’aéroport. Championne de la lutte anti-corruption, « Eka » a toutefois été rapidement relâchée suite à l’intervention du ministre de l’Intérieur Arsen Avakov, ayant assuré que l’argent était destiné à payer les services hospitaliers et les obstétriciens en France où elle doit accoucher en février. Toutefois Vasyl Gritsak, le chef des services secrets ukrainiens (SBU), a partagé dans la presse ukrainienne ses soupçons quant au détournement des sommes allouées à la réforme de la police.
Pendant ce temps à Paris, Raphaël Glucksmann confortait sa place d’intellectuel médiatique de gauche, au prétexte de la sortie d’un Manuel de lutte contre les réacs (« un ouvrage magistral à ne pas laisser passer » pour Actualité juive du 28 juillet 2015), et vivait une idylle avec la chroniqueuse vedette de France 2, Léa Salamé, qui s’étalera en une de Voici (16 janvier).
Selon l’hebdomadaire, « les deux trentenaires ont flashé en direct l’un sur l’autre, le 14 novembre dernier, lors de l’émission spéciale On n’est pas couché, spécial attentats. » Outre leur statut de « fils et fille de », Raphaël Glucksmann et Léa Salamé fréquentent les mêmes « cénacles », notamment les soirées très courues organisées par le lobbyiste atlantiste Félix Marquardt.
Cet article est paru dans le n°408 de la revue Faits & Documents (du 15 au 31 janvier 2016).
Visiter le site de la revue : faitsetdocuments.com.