L’afflux soudain de quelque 6 000 migrants en 24 heures dans la petite enclave espagnole de Ceuta constitue un coup de semonce du Maroc vis-à-vis de l’Espagne motivé par le dossier du Sahara occidental, priorité absolue de la diplomatie marocaine, estimaient mardi des analystes.
Le royaume chérifien ne décolérait pas depuis l’arrivée le mois dernier en Espagne du chef du Front Polisario, le mouvement indépendantiste sahraoui soutenu par Alger, Brahim Ghali, hospitalisé dans le nord du pays pour y être soigné de la Covid-19.
Bien que la ministre espagnole des Affaires étrangères, Arancha Gonzalez Laya, ait assuré que l’Espagne avait accepté de l’accueillir « pour des raisons strictement humanitaires », Rabat avait fait part à Madrid de son « incompréhension » et de son « exaspération » et exigé « des explications ».
Ennemi juré de Rabat, le Polisario revendique l’indépendance du Sahara occidental, qui fut jusqu’en 1975 une colonie espagnole, mais que le Maroc considère comme partie intégrante de son territoire.
« Pas un hasard »
La question du Sahara occidental et de sa marocanité est le thème qui structure toute la diplomatie marocaine, celui à l’aune duquel le royaume évalue ses relations avec les autres pays.
L’arrivée dans le plus grand secret du leader du Polisario, dont l’Espagne ne les avait même pas informées, a été ressentie par les autorités marocaines comme « une décision très hostile », déclare à l’AFP Irène Fernandez Molina, professeure de relations internationales à l’université britannique d’Exeter et experte du Maghreb. « Ça a été la cause immédiate » de la crise.
« Il y a eu ces dernières semaines plusieurs menaces quasiment ouvertes de la part de représentants marocains, selon lesquelles ils pourraient utiliser la carte du contrôle de l’immigration si l’Espagne ne revenait pas sur sa décision d’héberger Ghali », poursuit-elle.
Personne ne doute, en tout cas, que la ruée de milliers de migrants sur Ceuta n’a pas pu se faire sans le feu vert de Rabat.
« Ce n’est pas un hasard. Cinq mille personnes n’entrent pas ainsi de façon spontanée » à Ceuta, commente un autre analyste, Isaias Barreñada, professeur de relations internationales à l’Université Complutense de Madrid. « C’est clairement un moyen de pression sur l’Espagne. »
« Quand les relations sont bonnes, les frontières se contrôlent ; quand elles se tendent, on utilise la carte migratoire pour faire pression sur l’Espagne. C’est une constante. Nous le vivons depuis des décennies », renchérit Eduard Soler, expert de l’Afrique du Nord au Centre des Affaires internationales de Barcelone.
C’est surtout du côté des Canaries, un archipel situé dans l’Atlantique, au large des côtes du Maroc, qui fait face depuis fin 2019 à une arrivée massive de migrants, dont beaucoup partent du Sahara occidental, que les Espagnols craignaient de voir s’exercer cette « carte migratoire ». Mais la menace s’est matérialisée au nord, sur la côte méditerranéenne.
« Message fort »
Mme Fernandez Molina estime toutefois que la présence du chef du Polisario en Espagne n’a été qu’un « prétexte » et que l’objectif de Rabat va bien au-delà.
À ses yeux, la crise trouve son origine dans la décision des États-Unis en décembre, alors que Donald Trump était encore à la Maison-Blanche, de reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.
Depuis lors, « il y a eu une pression vraiment très forte (du Maroc) sur des pays comme l’Espagne et la France pour qu’ils changent leur position » et suivent l’exemple américain, affirme-t-elle.
Mais en tant qu’ancienne puissance coloniale, l’Espagne s’est toujours efforcée de rester neutre.
Vis-à-vis de l’Espagne, « le Maroc a une carte très forte à jouer, celle du contrôle de l’immigration », poursuit Mme Fernandez Molina. Car sans la collaboration de Rabat, tout espoir d’endiguer l’immigration clandestine vers l’Espagne est illusoire.
L’objectif ultime de Rabat serait donc d’utiliser cette affaire Ghali pour contraindre l’Espagne à modifier sa position dans un sens plus favorable aux intérêts marocains. Et pour cela, le Maroc aurait voulu appuyer là où ça fait mal.
Ce qui s’est passé depuis lundi matin à Ceuta représente un « message fort » de la part de Rabat, résume M. Barreñada : « sans la collaboration du Maroc dans le contrôle migratoire, l’Espagne a un problème, l’Espagne doit donc prêter attention aux exigences du Maroc ».