L’antiracisme est entré dans une nouvelle ère. Il y a d’un côté ceux qui militent pour une action politique radicale, érigeant leurs différences en identité et brandissant leur particularisme en bouclier. De l’autre, des associations essoufflées qui rabâchent un discours d’indifférenciation inaudible dans un monde où chacun se doit de cultiver sa différence. Avec L’Assignation. Les Noirs n’existent pas, Tania de Montaigne se faufile habilement au milieu de ce champ de bataille. La journaliste propose un essai stimulant sur la question du racisme et de l’altérité. Parce que lutter contre le racisme, ce n’est pas céder au premier bricoleur identitaire venu, elle nous interpelle sur les logiques tacites qui nous dissuaderaient d’employer les adjectifs « noir », « arabe » ou « juif ». À lire.
Le Point : Pourquoi ce livre L’Assignation. Les Noirs n’existent pas ?
Tania de Montaigne : On sent la société travaillée par des contractions racistes et on voit se démultiplier en réponse des « petites boutiques antiracistes » qui versent elles aussi dans un registre raciste... On a tendance à l’oublier, mais une personne victime de racisme peut, elle aussi, être traversée par cette question.
Assiste-t-on à l’émergence d’un affrontement identitaire dans l’antiracisme ?
Tout ce qui a été fait jusqu’au 11 septembre 2001 consistait à dire : « Ne relevons pas les différences, faisons comme si tout le monde était blanc et catholique. » Bon, ça ne marche pas. Ça fonctionne peut-être sur une génération, mais on voit bien que la suivante ne veut plus de ce discours. Ce silence a eu pour conséquence de faire émerger des gens qui ne veulent exister que par leur différence..., alors que ce qui serait intéressant aujourd’hui serait de pouvoir dire qu’il existe différentes couleurs que l’on peut tout à fait nommer, mais que, pour autant, on ne peut rien en déduire !
Alors d’après vous, pourquoi n’ose-t-on jamais dire « noir », « blanc », « juif », ou « musulman » ?
Parce qu’on confond les noms et les adjectifs ! C’est le principe même de l’essentialisation. Si l’on n’ose pas dire noir, c’est parce qu’on y met toutes les choses qui font qu’on pense qu’un Noir est un Noir. Lorsque j’ai sorti mon précédent livre, Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin, j’ai rencontré plein de journalistes blancs qui, voulant que je comprenne qu’ils n’étaient pas racistes, ne voulaient pas dire que j’étais noire... Et dans les conférences, il y avait des gens noirs qui me disaient que je ne parlais pas comme les Noirs... Bref, on se comporte comme si chacun devait parler depuis l’endroit qu’on lui a assigné.
« Entre Michelle Obama et une migrante érythréenne, je ne sais pas ce qu’est une femme noire ! »
Tout le monde céderait, consciemment ou pas, à la tentation de l’assignation ?
Même si vous êtes élevé dans un grand esprit de partage et de fraternité, vous avez, comme moi, des interprétations de ce qu’est un Noir, un juif ou un musulman. Du coup, on se dit que si on sacralise le mot en y ajoutant une majuscule, un Noir, un Juif, ou un Musulman, on ne pourra pas se voir accusé de racisme. C’est pour cela qu’on croise des gens qui vous disent qu’ils adorent les Noirs, en ajoutant « Il y a une telle richesse en vous », ou quelque chose de ce type... C’est très gentil, mais ça revient à la même chose qu’une parole raciste, car les deux me dénient le droit d’être un être de culture. Je suis française depuis cinq siècles, mais comme je suis noire, je serais forcément d’ailleurs. Si vous êtes sympa, vous vous émerveillez de ma capacité à être là, si vous êtes raciste, vous me proposez de rentrer « chez moi ». En fait, dans les deux cas, vous supposez que je n’ai pas d’appartenance possible : les Noirs ne seraient traversés ni par l’histoire, ni par la singularité, ni par toute forme de culture. Cela signifierait que nous serions toujours étrangers à tout ce qui se passe ici et que nous ne pourrions nous imprégner de rien... En fait, l’organisation sociale produit de la nature à l’endroit où il y avait de la culture.
Si l’on suit votre raisonnement, les expressions « communauté noire », « communauté juive » ou « communauté musulmane » n’ont aucun sens...
Elles sont en effet absurdes, car elles supposent l’existence d’un bloc unifié qui agit en un seul nom. Cela laisserait supposer que tout Noir qui s’exprime le fait au nom de tous les autres. Or, on peut être un Noir sans papiers ou un Noir originaire du pays ; un Noir qui a de l’argent ou un Noir qui n’en a pas ; un Noir qui a grandi dans le 16e ou qui a grandi dans une cité... Bref, quand on me dit : « Quand même, ça doit pas être facile d’être une femme noire », je réponds qu’entre Michelle Obama et une migrante érythréenne, je ne sais pas ce qu’est une femme noire !
Lire l’article entier sur lepoint.fr