À ce jour, l’Amérique ne semble pas convaincue de sa nature démocratique et son processus démocratique. Selon un sondage publié hier, « moins de la moitié des Américains pensent que Biden est le vainqueur légitime de l’élection ; un tiers disent que Trump a gagné ». Il est raisonnable d’accepter l’idée aujourd’hui que l’Amérique est loin d’être convaincue par tout ce qui est traditionnellement associé à ses racines idéologiques fondamentales et à la philosophie de ses fondateurs.
Il est également clair que les prédictions d’une « victoire écrasant »e des démocrates étaient soit illusoires, soit délibérément fausses. À ce jour, les républicains ont gagné des sièges à la Chambre des représentants et semblent susceptibles de conserver le contrôle du Sénat. Comme si cela ne suffisait pas, le président Trump a également élargi sa base de soutien de manière significative. Il a même réussi à augmenter sa part de voix au sein de segments marginaux qui étaient jusqu’à présent considérés comme des « territoires démocratiques », comme les communautés noire et latino.
L’Amérique est divisée à part égale. Certains peuvent se demander ce qui a poussé tant d’électeurs américains à donner leur vote à un candidat [dit « le cadavre »] la présidence pour qui les beaux jours sont derrière lui et qui semble souvent dérangé et handicapé sur le plan cognitif. D’autres se demandent comment il est possible qu’un nombre aussi important d’électeurs aient donné leur vote pour la deuxième fois à un magnat de l’immobilier excentrique qui s’est révélé totalement étranger à certaines connaissances élémentaires de la gestion d’un pays, sans parler du langage de la politique et de la diplomatie. Comment est-il possible que plus de 70 millions d’Américains aient voté pour un homme qui serre les mains et... pas seulement, avec le beau sexe, sur la musique du tube YMCA lors de ses rassemblements ?
On ne peut pas nier la vérité sur cette question : le pouvoir électoral de Trump repose sur le soutien qu’il a obtenu auprès des hommes blancs sans éducation. C’est la classe ouvrière blanche d’Amérique qui soutient un homme qui n’a jamais fait de travail manuel, pour ainsi dire, un homme né dans la richesse.
J’attendrais de chaque politologue américain qu’il fasse du ménage sur son bureau et se concentre sur une question : qu’est-ce qui est au cœur de ce lien entre la réalité démographique et cet oligarque immobilier de type abrasif ? Apparemment, les nombreux Américains qui n’approuvent pas Trump préféreraient se coucher la nuit et se réveiller dans un univers sans Trump. Bizarrement, c’est exactement ce qui s’est passé la nuit des élections : l’Amérique s’est endormie en acceptant que Trump puisse très bien revenir, qu’il puisse rester en place pendant quatre ans encore. Mais miraculeusement, lorsque l’Amérique s’est réveillée, quelques heures plus tard, Trump semblait être sur le point de partir. Nous ne saurons peut-être jamais ce qui s’est réellement passé aux petites heures du matin dans ces « États bascule ». Pourtant, le lien de Trump avec la classe ouvrière blanche américaine est, sans aucun doute, une question fascinante, et relève du mystère.
Trump n’est pas le premier magnat américain à être aimé et admiré par les masses ouvrières. Henry Ford, le principal développeur de la technique des chaînes de montage de la production de masse, l’homme qui a fait des États-Unis une superpuissance industrielle, n’était pas exactement « socialiste », mais il prenait grand soin de ses travailleurs et a amélioré leur vie dans des proportions inimaginables.
Ford était un pionnier du « capitalisme social ». Il a étonné le monde en 1914 en offrant à ses ouvriers un salaire de 5 dollars par jour, soit pratiquement le double de celui de la plupart d’entre eux. Ford croyait que le fait de payer davantage les employés leur permettrait de s’offrir les voitures qu’ils produisaient et de stimuler ainsi l’économie locale. En pratique, Ford a apporté une réponse valable à la théorie de l’« aliénation » de Marx. Ses travailleurs se retrouvaient liés à leur réalité par le biais de la consommation. Ford croyait en l’industrie manufacturière, au nationalisme et au patriotisme. Il était contre les guerres ; il voyait Wall Street et le capitalisme mondial comme le principal ennemi de l’Amérique. Ce seul fait l’a mis sur une trajectoire de collision inévitable avec les loups de Wall Street. En conséquence, Henry Ford est passé à l’histoire comme un « antisémite notoire » et Trump a été dénoncé plus d’une fois par l’ADL et d’autres organisations juives pour son « exaltation » de Henry Ford et de ses réalisations.
Il n’est pas difficile de mettre en évidence certaines similitudes cruciales entre Ford et Trump. Tous deux sont critiques à l’égard des interventions militaires. Tous deux adhèrent à des valeurs nationalistes, patriotiques et conservatrices. Tous deux croient à l’industrie manufacturière. Tous deux s’opposent au mondialisme sous toutes ses formes et considèrent le mondialiste Wall Street comme un ennemi de premier ordre. Mais le lien entre l’ouvrier en lutte et l’archi-capitaliste a des racines culturelles, rationnelles et psychologiques plus profondes, qui dépassent l’historicité particulière de tel ou tel industriel.
La signification du fantasme du lien entre l’oligarque et l’opprimé est au centre du film Metropolis (1927) de Fritz Lang, l’une des plus importantes épopées cinématographiques du XXe siècle.
Metropolis a été tourné en Allemagne à l’époque de la République de Weimar. Le film se déroule dans une dystopie futuriste ultra-capitaliste qui n’est pas si éloignée de la réalité à laquelle nous assistons, avec l’abîme croissant entre les métropoles urbaines du bord de mer des Amériques et les États dits « à survoler » (« Fly Over »). Il raconte l’histoire de Freder, le fils du maître de la ville, et de Maria, une ouvrière inspirée, chrétienne et sainte. Ensemble, Freder et Maria vainquent l’injustice sociale et la division des classes grâce à l’unité. Contre toute attente, ils parviennent à unir le capital et le travail. Pour que cette unité se réalise, un médiateur doit se présenter pour transformer le choc social en un avenir harmonieux. La Métropole de Fritz Lang, c’est deux heures et demie d’horreur, d’oppression, d’esclavage, de malveillance capitaliste et de division des classes qui se dissolvent finalement en une réconciliation harmonieuse du type « fin de l’histoire » hégélienne. L’épopée cinématographique s’éteint lorsque le chef des ouvriers et le maître de la ville se serrent la main et acceptent leur destin mutuel et leur codépendance. « Le médiateur entre la tête et les mains doit être le cœur », tel est l’intertitre de la scène, soulignant la devise idéologique et métaphysique du film. Aux yeux des partisans de Trump, Donald est ce « cœur ».
Hier, j’ai regardé Melania Trump – La mystérieuse First Lady, un nouveau documentaire d’Arte qui tente de saisir le rôle de Melania et sa contribution au succès de son mari.
Il ne m’a pas fallu longtemps pour remarquer les similitudes entre le Freder Fritz Lang et Donald Trump. Il m’a fallu encore moins de temps pour voir une ressemblance entre Maria et Melania.
En regardant le film d’Arte, il devient clair que le rôle de Melania dans le succès de Trump est bien plus important que ce que les médias américains compromis sont prêts à admettre. La presse américaine traite l’actuelle première dame comme un élément décoratif insignifiant placé à proximité du « grand mal ». Mais, comme le révèle le film d’Arte, pour les supporters de Trump, Melania est un symbole chargé d’une profonde signification spirituelle et culturelle.
Melania est pratiquement l’incarnation ultime du « rêve américain ». Née dans un village isolé de l’ex-Yougoslavie communiste, elle a atteint le sommet du monde. Elle est littéralement la Première Dame, mariée à l’homme le plus fort du monde. Et elle a fait ça toute seule. Elle avait fait un vœu, elle a tout donné, et elle a accompli sa mission.
Mais cela va plus loin, ce personnage de « belle au bois dormant » se réveille dans les moments les plus incertains, et dit les choses bonnes à entendre. En tant que mère dévouée, elle fournit à la présidence turbulente un sens profond de l’engagement familial. Elle s’adapte comme un gant à la compréhension conservatrice des relations conventionnelles entre les sexes. Mais elle éclaire également les relations compatibles et mutuelles entre le couple, vu au masculin et le couple, vu au féminin :
Elle est « jeune et belle », il est « vieux et rusé », mais lorsque les choses « dégénèrent », par exemple lorsque le président est pris en flagrant délit d’appel à « les attraper par le p*ssy », le couple échange immédiatement ses rôles. Melania, à l’improviste, devient la grande mère/épouse attentionnée, elle pardonne à son vilain mari et réaffirme qu’il est en fait un très gentil monsieur et qu’il est qualifié pour la présidence. C’est pratiquement Melania qui donne à Donald le cachet casher au moment où il en a vraiment besoin.
Ce n’est pas une coïncidence si personne aux États-Unis n’aurait pu produire un tel documentaire qui approfondit la véritable signification de Trump, de sa Trumpina [et de ses Trumpettes]. Aucun propriétaire de caméra aux États-Unis n’a le pouvoir mental d’admettre que le projet Trump est en fait beaucoup plus sophistiqué que ce que nous sommes prêts à admettre. Un cinéaste qui semble avoir compris le projet Trump c’est évidemment Michael Moore qui avait prédit la victoire de Trump en 2016. Il a également essayé d’avertir ses amis progressistes qu’ils se faisaient des illusions en accordant foi aux sondeurs et à leurs prédictions de victoire fantasques.
Le tromperie est motivée par des raisons idéologiques et stratégiques. Peu d’Américains de gauche ont le courage d’admettre que dès qu’il surgit une seule offre politique en faveur du genre non binaire, du trans identitarisme, du mondialisme et de l’anti-patriotisme, il y a assez de gens pour prendre le contre-pied, et se rallier au moindre appel au nationalisme, aux valeurs familiales, à la stricte polarité sexuelle naturelle, à l’ethos chrétien, etc.
Dans l’épopée de Fritz Lang, Metropolis, le leader réunit les esclaves des villes secondaires et les Mammonites au sommet. Je ne suis pas sûr que Trump puisse établir un quelconque pont entre Wall Street et ses partisans dans les États « Fly over » (« à survoler »). Wall Street ne voit aucune raison de tendre la main à ceux qu’on appelle les « déplorables ». L’Amérique est déjà divisée sur presque tous les fronts possibles. Il y a deux jours, j’ai demandé à un ami new-yorkais ce qu’il pensait des événements actuels aux États-Unis. Il m’a immédiatement corrigé. « Je vis à New York, pas aux États-Unis... les États-Unis », a-t-il dit, « ça commence après l’Hudson ».
Il est difficile de prédire où va l’Amérique à partir de là. Mais puisque Henry Ford a prédit le désordre actuel il y a près d’un siècle, il est peut-être bon de se rappeler que c’est lui aussi qui avait judicieusement fait remarquer que « quand tout semble aller contre vous, souvenez-vous que l’avion décolle contre le vent, pas avec lui ».
Traduction : Maria Poumier