Si la victoire d’une bataille militaire se définit par la réalisation de ses objectifs militaires, alors le Hamas a gagné le cycle actuel de violence dès son tout premier tir de barrage balistique sur Jérusalem il y a dix jours. Israël, quant à lui, ne veut pas gagner, ne peut pas gagner et ne rêve même pas de gagner. Comme lors des récents rounds, tout ce qu’Israël espère obtenir est une « image de victoire ». Malgré sa puissance militaire et son enthousiasme destructeur, Israël ne peut pas l’emporter militairement parce qu’il ne se souvient même pas de ce que sont les objectifs militaires ni à quoi ils ressemblent.
Au cours des sept dernières décennies, Israël a travaillé sans relâche pour diviser les Palestiniens dans le but de démanteler leur capacité à résister en tant que peuple unique. Ce projet a connu un tel succès aux yeux des Israéliens que nombre d’entre eux ont commencé à croire que la cause palestinienne s’était évaporée dans la nature. Mais voilà que, sans crier gare (du point de vue des Israéliens), le Hamas a réussi à unir les Palestiniens en un seul poing de résistance : mardi, tous les Palestiniens entre le fleuve et la mer se sont joints à une grève appelée par le Hamas. Une telle grève collective et multisectorielle n’avait pas eu lieu en Palestine depuis 1936.
La victoire militaire ne se mesure pas au carnage que vous infligez à votre ennemi. Elle ne se mesure pas au nombre de victimes ou aux tours d’habitation que l’on réduit en poussière. Certes, il n’y a pas lieu de comparer les capacités militaires israéliennes et la puissance de feu du Hamas. Israël est l’une des forces militaires les plus avancées technologiquement dans le monde. Le Hamas a des décennies de retard, et pourtant il l’emporte sur Israël à chaque cycle de violence.
La raison en est simple. Les objectifs militaires du Hamas sont simples et modestes. Le Hamas a juré de maintenir la résistance en vie. Il tient sa promesse. En atteignant cet objectif, le Hamas se positionne comme l’unificateur palestinien. Israël, en revanche, n’arrive pas à décider de ses objectifs militaires. Nous entendons le ministre israélien de la Défense promettre d’apporter la sécurité aux Israéliens, mais le Hamas lui prouve le contraire, en continuant à faire pleuvoir des roquettes sur Israël à un rythme croissant. Israël se vante de ses bombardements de précision des tunnels du Hamas, mais, sarcastique, le Hamas continue à opérer à partir de tunnels qui semblent intacts et opérationnels.
Il ne faut pas être un génie militaire pour comprendre que pour arrêter le Hamas, Israël doit déployer des forces terrestres et s’engager dans une bataille acharnée dans les rues de Gaza. Mais c’est exactement la seule chose que les FDI refusent de faire, et ce pour une multitude de très bonnes raisons. Premièrement, les Israéliens ont peur d’une bataille de maison en maison. Deuxièmement, Israël ne veut pas contrôler 2,5 millions de Gazaouis. Troisièmement, pas un seul chef militaire israélien n’est prêt à affronter l’implacable brigade des mères israéliennes. Dans la région, cependant, la réticence d’Israël à envoyer des fantassins à Gaza est comprise comme une lâcheté et une faiblesse.
Pour Israël, Gaza en particulier et la Palestine en général sont une situation sans issue.
Mais il y a un raisonnement plus profond derrière la situation désespérée d’Israël. Les décideurs israéliens (tant dans le domaine politique que dans le domaine militaire) souscrivent au pouvoir de dissuasion. Pour les Israéliens, le pouvoir de dissuasion signifie punir les Arabes si lourdement que leur volonté de se battre cesserait pratiquement d’exister. Pour une raison ou une autre, les Israéliens parviennent à zigzaguer maladroitement à travers leur histoire troublante dans la région pour tenter de valider cette doctrine. Par exemple, Israël s’efforce de se convaincre qu’en dépit de son fiasco militaire au Liban en 2006, le Hezbollah a été réticent à entamer un nouveau cycle de violence avec Israël parce qu’il serait intimidé par les conséquences.
L’examen de l’histoire d’Israël défie en fait la doctrine israélienne. Lorsque les Arabes sont vaincus et humiliés sur le champ de bataille, ils continuent à se battre jusqu’à ce qu’ils gagnent. Lorsque les Arabes gagnent, ils perdent souvent leur motivation pour continuer à se battre. Alors ils recherchent parfois la paix et l’harmonie, conformément à l’enseignement islamique.
En 1967, Israël a vaincu trois armées arabes en seulement six jours. Israël a réalisé une opération Blitzkrieg parfaite. L’armée de l’air israélienne a surpris et détruit les forces aériennes égyptiennes, jordaniennes et syriennes au sol en moins de quatre heures. Simultanément, les Panzers israéliens ont fait une incursion dans le Sinaï, en quelques heures les forces égyptiennes se sont effondrées. L’humiliation de l’armée égyptienne était sans précédent en termes militaires.
Si la doctrine israélienne avait une quelconque validité, l’Égypte n’aurait envisagé aucune confrontation militaire avec Israël. Mais la réalité sur le terrain prouve le contraire. Quelques mois seulement après sa défaite de juin 1967, l’armée égyptienne avait lancé une guerre d’usure contre Israël, qui a épuisé les forces israéliennes (y compris l’armée de l’air). Au cours de la guerre d’usure (1967-70), l’Égypte a fait preuve de nouvelles capacités, s’appuyant sur de nouveaux missiles sol-air soviétiques qui ont anéanti la supériorité aérienne israélienne. Pourtant, Israël a refusé de tirer les conclusions qui s’imposaient. Il était étouffé par un orgueil démesuré qui l’empêchait de lire chez ses voisins leur logique et leurs intentions.
Le 6 octobre 1973 (Yom Kippour) à 14 heures, l’Égypte et la Syrie lancent une attaque coordonnée contre les forces israéliennes dans le canal de Suez et sur le plateau du Golan. En quelques heures, les deux armées arabes parviennent à anéantir les lignes de défense israéliennes. Quelques jours plus tard et grâce à un proche pont aérien américain, Israël se rétablit. Il récupère ses terres perdues dans les hauteurs du Golan occupé et parvient même à conquérir de nouveaux territoires en Syrie. Dans le sud, Israël réussit à établir une tête de pont sur le canal de Suez. Il a encerclé la 3e armée égyptienne et a coupé ses lignes d’approvisionnement. Mais Israël ne parvient pas à repousser les 3e et 2e armées égyptiennes. L’armée égyptienne met fin à la guerre en récupérant une étroite bande du Sinaï. C’est cette victoire qui permet à Anouar el-Sadate de lancer une initiative de paix quatre ans plus tard (1977).
Hafez al-Assad, le dirigeant syrien de l’époque, ne parvient pas à revendiquer une victoire. La Syrie est restée un ennemi qui défie Israël. On peut raisonnablement penser que si Assad avait été autorisé à s’accrocher à certains de ses gains territoriaux en octobre 73, Israël et la Syrie auraient pu entamer de nouveaux pourparlers de réconciliation.
La même logique peut être appliquée au Hezbollah. Le mouvement de résistance chiite libanais est réticent à combattre Israël, non pas parce qu’il a peur des conséquences, comme se l’imaginent les Israéliens, mais parce qu’il a déjà remporté une victoire importante sur les FDI. Une guerre avec Israël est dangereuse pour le Hezbollah, non pas parce qu’Israël fera à nouveau tout son possible pour détruire les infrastructures libanaises et raser la moitié de Beyrouth, mais parce que l’issue d’une telle guerre est inconnue. Le Hezbollah est dans une bien meilleure position en conservant son statut de force militaire arabe qui a fait rentrer les FDI chez elles la queue entre les jambes (2006).
On peut se demander si les stratèges israéliens sont si bouchés qu’ils ne saisissent pas les faits les plus évidents concernant leurs voisins et ce qui alimente leur motivation à combattre. Il est bien sûr possible que les décideurs israéliens ne soient pas aussi excités par le rêve de la tranquillité que certains d’entre nous veulent le croire. Gaza est l’endroit où Israël teste ses nouvelles armes et tactiques. Les roquettes de Gaza sont un ingrédient nécessaire pour la publicité du Dôme de fer. Plus important encore, la crise de Gaza est apparue au moment où les options politiques de Netanyahou rétrécissaient. C’est le conflit actuel de Gaza qui a fait que les pouvoirs politiques en Israël se sont comme effacés, puis se sont cristallisés, de manière lucide, dans les limites de la droite dure. Cette guerre a rendu Netanyahou et le Hamas plus forts à la fois.
Il serait juste d’affirmer que le Hamas opère dans le cadre de la perception moderniste des conflits telle que conçue par Carl von Clausewitz. Pour le philosophe militaire allemand, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Dans l’Israël « postmoderniste », il semble que la guerre soit l’un des moyens qui permettent à certains politiciens d’échapper à la prison.