« Il Cimitero di Praga » (« le Cimetière de Prague »), dernier né des romans signés Umberto Eco, fait scandale en Italie à quelques jours de sa sortie. Eco, qui pensait y avoir démonté le mécanisme pervers des « Protocles des Sages de Sion », cette Bible de l’antisémitisme, est accusé d’ambiguité, voire de complicité, avec ce même antisémitisme. Eco reconnaît avoir toujours été fasciné par ces Protocoles, parus pour la première fois en Russie en 1903 : il les évoque dans le « Pendule de Foucault », puis dans ses « Six promenades dans les bois de la narration ».
Ce Protocole est un faux évident, explique aussitôt Eco, et remonte à une certaine littérature française du XIXème siècle, qui avançait déjà l’hypothèse d’un « plan » des Juifs pour dominer le monde. S’il se retrouve au centre du « Cimetière de Prague », c’est parce que « J’ai voulu me confronter longuement et ouvertement avec les clichés antisémites, pour les démonter ».
Le problème, répliquent ses détracteurs, est que du point de vue historique, sous sa plume, « le faux semble devenir vrai dans un contexte où tous les documents sont faux quoique vraisemblables, ou tous les acteurs sont doubles et triples, et où la confusion entre le vrai et le faux règne souverainement » comme l’écrit Anna Foa dans « Pagine ebraiche », soutenant que « Eco risque de construire précisément ce qu’il veut démonter ». « Il existe une fascination perverse dans ce faux antisémite » conclut Foa, intellectuelle très appréciée de la communauté juive romaine. Une aide inattendue lui vient de l’« Osservatore romano », quotidien du Vatican, sous la plume de la théologienne Luciana Scaraffia : « Les continuelles descriptions de la perfidie des Juifs font naître un soupçon d’ambiguité. »
L’heddo « L’Espresso » a aussitôt saisi la balle au bond en organisant un dialogue dans sa rédaction, entre Umberto Eco et le rabin de Rome Riccardo De Segni. Le « Professore » y explique d’abord sa fascination pour les Protocoles : « Parce qu’ils ont toujours été pris au sérieux, alors qu’il s’agit d’un texte bourré de contradictions internes. » Puis il s’attarde sur l’invention de son personnage principal, Simone Simonini, espion et faussaire, antisemite pathologique. Dans le « Cimetière de Prague », ce Simonini finit par participer à la construction des Protocoles et aussi des faux documents de l’Affaire Dreyfus. Il est le petit-fils du vrai Simonini, qui soutenait que la Révolution française était le fruit du complot des Templiers, des Maçons et des Juifs. La thèse que soutient Eco ? Le monde, dit-il a besoin d’ennemis. Or ces ennemis ne sont que des différents, des « autres », qu’ils soient Cathares ou Albigeois, massacrés par l’histoire, ou encore Juifs, qui, eux, ont réussi à résister partout. Et sont alors devenus les « différents » par excellence.
C’est alors qu’intervient le rabin De Segni :
« Je pense que le message de Eco est ambigu. Et cela est dû au fait que son livre n’est pas une oeuvre scientifique qui analyse et explique les phénomènes. Le "Cimetière de Prague" est un roman. Avec une trame convaincante. Et il finit par convaincre. »
Convaincre que « les Juifs veulent désorganiser la société et gouverner le monde ». Tout simplement parce que le lecteur n’arrive pas à faire la différence entre le vrai et le faux dans la narration d’Eco. Puis le rabin devient plus explicite :
« Dans le livre d’Eco, les trois sujets qui sont accusés de complot sont les Juifs, les Maçons et les Jésuites. Les Jésuites sont les premières victimes de Simonini : mais de la narration on comprend que ce sont des gens au fond peu recommandables. Même chose, sur un ton mineur, pour les Maçons : au 19ème siècle, ils participèrent à des jeux de pouvoir. Et si il y a des morceaux de vérité quand on parle de Jésuites et de Maçons, le problème se pose pour les Juifs : seraient-ils les seuls à être des victimes innocentes, ou bien y a-t-il quelque chose de vrai dans leur complot ? Voilà où le jeu lancé par Eco devient dangereux. »
Eco, qui voulait dénoncer les formes transcendantales du complot, serait donc tombé dans le piège de ces faussaires qui l’ont toujours fasciné...