La très jolie Marie-Madeleine était la fille aînée d’un haut magistrat parisien, le lieutenant civil du Châtelet Dreux d’Aubray.
Monsieur Dreux d’Aubray aimait beaucoup sa fille. Et tant même qu’un jour de 1663, alors que celle-ci était mariée et âgée de 33 ans, il profita de son pouvoir pour faire arrêter et embastiller son amant en pleine rue. La belle Marie-Madeleine était rancunière sans doute, puisque trois ans plus tard elle empoisonnait l’auteur de ses jours.
Marie-Madeleine de Brinvilliers ne s’arrêta pas là. Elle empoisonna également ses deux frères et s’apprêtait à réserver le même sort à ses belles-sœurs quand elle fut inquiétée. Réfugiée en Angleterre puis en Hollande, elle fut finalement arrêtée et, le 16 juillet 1676 elle était décapitée en place de Grève.
Au moment de son arrestation en Picardie, on avait saisi sur elle une confession dans laquelle elle racontait par le menu ce qu’avaient été ses crimes, mais aussi sa vie, sa jeunesse, son enfance. Et de bien sordides révélations y étaient consignées, touchant notamment au très vénérable lieutenant civil du Châtelet, feu son père
« Nous n’avons pu retrouver le texte original de cette confession, qui n’avait pas moins de 16 pages. L’extrait fait par M. de Lamoignon a été imprimé tant de fois, que nous avons jugé inutile de le reproduire » écrit, dans les Archives de la Bastille, l’archiviste François Ravaisson, qui en profite pour ne pas nous dire ce qu’elle contenait.
Ce qu’on sait, c’est que lors du procès, Messieurs du Parlement firent des difficultés à divulguer ce qu’ils considéraient comme relevant du secret inviolable de la confession. Comme si des aveux écrits trouvés sur une criminelle en fuite pouvaient susciter de si pieux scrupules à des juges laïques !
Ce que le public ne devait pas connaître, c’est de quoi était faite la tendre affection de Dreux d’Aubray pour sa fille : « On a agité la question de savoir si on pouvait l’interroger sur ces crimes particuliers comme sodomie et inceste qui, n’étant dans cette occasion que matière de confession, il semblait qu’on devait tenir en grand secret. »
Peut-on faire pire dans l’hypocrisie ? Peut-on plus clairement montrer que le Parlement ne voulait pas avoir à traiter de l’inceste dont le tendre papa, l’intouchable haut magistrat, le vénérable et vénéré Dreux d’Aubray se serait rendu coupable sur sa petite Marie-Madeleine ! Celle-ci mit trente ans à ne pas s’en remettre et à commettre l’irréparable.
L’affaire des Poisons était à peine commencée que les juges en donnaient le ton : en révéler le moins possible.
Les connivences de la marquise de Brinvilliers avec les juges sont multiples. Tout d’abord, il fut dit qu’elle avait mis au point ses bouillons d’onze heures à l’hôpital général, où elle put mitonner des fricassées à l’arsenic qu’elle testa sur des malheureux dont elle consigna les symptômes. D’une horrible criminelle, certes. Mais qui a bien pu l’autoriser à pénétrer ce lieu maudit et à user ainsi des enfermés ? Qui d’autre que les magistrats, qui tenaient ferme les rênes de l’établissement et empêchaient quiconque d’y mettre son nez ? Ces mêmes magistrats qui, en la prévenant que son arrestation était imminente, lui permirent d’atteindre l’Angleterre...
En janvier 1677 était arrêté l’empoisonneur Louis de Vanens, qui déclara haut et fort que ni Dieu ne le roi ne l’arrêteraient car il connaissait trop de monde dans les cercles judiciaires. En effet : s’il fut bien condamné aux galères en 1682, jamais on ne le retrouva enchaîné à un banc de rame.
En attendant, au moment de son arrestation, c’est le Parlement de Paris qui instruisit son cas et ceux qui apparurent : tout un monde interlope de brigands des bas-fonds frayant avec le meilleur monde à qui il fournissait poudres d’héritages et de veuvage. Alors que le roi venait de mettre un terme définitif aux procès en sorcellerie, on saisissait chez les inculpés tout un arsenal maléfique et obscène, rappelant curieusement les pratiques dont le roi venait d’interdire la poursuite !
En mai 1679 la Vigoureux (ainsi nomma-t-on toutes ces sorcières, de leur patronyme précédé de « la ») mourut sous la torture, après avoir donné une liste de complices et clients qui inquiéta bien des juges : citons, parmi d’autres, l’épouse d’un magistrat qui, justement, siégeait pour juger la Bosse, sa complice.
Le roi comprit vite que, s’il voulait éradiquer le mal, il lui fallait retirer au Parlement la connaissance de ces affaires. Celui-ci protesta vigoureusement de sa probité mais n’impressionna pas Louis XIV qui refit ce qu’il avait fait en Auvergne [1]. Il confia à l’excellent Nicolas La Reynie, son Lieutenant général de police, le soin de constituer un tribunal spécial de douze juges, dont il serait le principal, qu’on appela la Chambre ardente et qui siégea à l’Arsenal. Le Parlement de Paris était dessaisi sans autre forme de procès.
Le secret le plus absolu fut demandé aux juges. Bien sûr il s’agissait de protéger quelques personnalités très haut placées, mais surtout de ne pas divulguer au public trop d’informations touchant à des pratiques aussi dangereuses. Jamais la torture ne fut pratiquée autrement qu’après condamnation, et ne servit à faire avouer autre chose que des complicités.
Quand les aveux commencèrent à mettre en cause des personnes de l’entourage immédiat de la favorite, la flamboyante, l’étincelante marquise de Montespan, la Reynie envoya automatiquement au roi ses rapports d’interrogatoire.
Louis XIV fit preuve d’une grande fermeté. Il convoqua à Versailles les magistrats de la Chambre ardente et leur fit savoir qu’il voulait la justice sans passe-droit ni protection : il fallait aller au bout.
La qualité des personnes inculpées pour empoisonnement avait de quoi donner le tournis. Outre des avorteurs, faussaires, sorciers divers et astrologues, la police arrêtait aussi des altesses et duchesses, des marquis et princesses, qui vinrent déposer sur la sellette au même titre que de nombreuses bourgeoises. Le roi autorisa tout de même la fuite de la Comtesse de Soissons née Mancini, la propre nièce de feu son parrain Mazarin !
Fort de sa probité et de la confiance que le roi lui témoignait, La Reynie, pourtant, fut peu à peu saisi par le trouble. Il apprit un jour qu’un interrogatoire secret (il avait pris des mesures particulièrement drastiques) avait été repris, verbatim, par Mme de Sévigné : il y avait donc des fuites parmi les juges qu’il avait lui-même triés sur le volet !
En février 1680 la Voisin, dont l’arrestation avait orienté l’enquête en direction de Mme de Montespan, fut soumise à la question juste avant son exécution : elle nia tout en bloc et mourut sur le bûcher. Or La Reynie est formel : on ne lui appliqua pas la question, on fit semblant.
Qui avait pu donner cet ordre contraire au sien ?
Enfin l’épouvante saisit le magistrat quand il comprit, en recoupant les aveux des uns et des autres, que des enfants avaient été égorgés, éviscérés et brûlés, leur sang et leurs viscères récupérés pour des philtres. Le ventre nu de la Montespan avait servi d’autel à une de ces messes du diable.
Ce que cherchait la favorite ? A rentrer en grâce, après qu’elle eut compris que son étoile pâlissait. Ainsi font les adeptes des diableries et des sectes : ce que Dieu ne faisait pas, le diable pouvait le faire. Et plus le prix était élevé en matière de damnation éternelle, plus la requête avait de chance d’être exaucée. La Grande Mademoiselle elle-même, cousine germaine du roi, aurait procédé, en 1657, à un tel crime sur un enfant de trois ans pour faire aboutir un mariage.
Qui a dit que le diable ne pouvait être que cornu et fourchu ? Qu’il ne peut être aussi le nom donné à la folie meurtrière touchant des groupes renfermés sur eux-mêmes et décidés à jouir du pouvoir que donne la transgression suprême ?
Comment ne pas se remémorer les imputations d’infanticide qui avaient accompagné les scandales touchant les monastères dans les affaires de sorcellerie [2] ? A Toulouse, Loudun, Louviers on avait parlé de meurtres d’enfants et même d’anthropophagie ! A Paris, la Joly témoigna qu’un jour elle avait vu, de ses yeux vu, une bassine contenant les morceaux de deux enfants de sept mois…
Horrifié autant que déterminé, la Reynie recoupa les aveux d’inculpés séparés et comprit qu’ils correspondaient, et corroboraient une rumeur populaire persistante faisant état d’enlèvements d’enfants dans les rues au profit de personnes de grande considération [3].
A la lumière de ces effroyables révélations de messes noires et de sacrifices humains, La Reynie prit conscience qu’il existait, au cœur même de l’Etat, des gens très haut placés qui pratiquaient, sur des enfants enlevés au peuple, des sacrifices sanglants et orgiaques.
La propre mère des six enfants légitimités du roi était de ces pratiques. Seul le silence pouvait répondre à une telle abomination.
Louis XIV, révulsé, ordonna qu’il retombe sur l’affaire.
Ainsi le Grand Roi, après avoir vaincu les particularismes locaux, réduit les dévots et les jansénistes, domestiqué la noblesse, soumis les parlements à qui il retira le droit de remontrances, acceptait de laisser en l’état d’obscures forces sataniques, dont les crimes étaient tellement atroces, qu’il avait cru devoir ne pas les poursuivre plutôt que de seulement les révéler.
Jamais Louis XIV ne se remit de ces révélations épouvantables. Il troqua les perles et les dentelles de ses flamboyantes maîtresses contre les noirs habits d’une épouse dévote.
Quand en 1709 mourut Nicolas de la Reynie, Louis XIV, alors âgé de 71 ans, décida d’effacer les ultimes traces du plus abominable drame de son règne.
Le 13 juillet, il fit allumer un grand feu dans la salle du Conseil. Puis il donna l’ordre au chancelier Pontchartrain d’y déposer une à une toutes les pièces que contenait une grosse cassette de cuir noir. Tous les noms, les faits, les preuves, les dépositions et les comptes rendus de séances de la Chambre ardente furent ainsi définitivement détruits, afin que nul ne sache. Jamais. Le roi put respirer enfin, après plus de vingt ans de cauchemar.
Jamais il ne sut que son fidèle La Reynie avait gardé l’intégralité des notes qu’il avait prises au cours des interrogatoires, des séances de la Chambre ardente, et des réflexions qu’il se faisait à lui-même dans le silence de son bureau personnel.
Ces notes sont à la bibliothèque nationale au département des manuscrits occidentaux [4].
C’est par elles qu’on peut savoir comment le roi-soleil dut plier face aux forces de l’ombre.
(A suivre…)
Sources :
Frances Mossiker. The Affair of the Poisons. Louis XIV, Mme de Montespan, and one of History’s Great Unsolved Histories. Londres 1970.
Jean Nicolas, La Rébellion française.
Arlette Lebigre, L’Affaire des Poisons, Bruxelles 1989.
Franck Funck-Brentano, Le Drame des Poisons, Paris 1899.
François Ravaisson, Archives de la Bastille, règne de Louis XIV. Volume 4. 1663-1675.
Marion Sigaut, La Marche rouge, les enfants perdus de l’Hôpital général.