Trois ans après la mort du régent, Louis XV appela son ancien précepteur, le vieil évêque Hercule de Fleury (73 ans), pour en faire son ministre d’Etat, autant dire son Premier ministre.
Totalement désintéressé, passionné de service public, bon, affable, habile, devenu cardinal à la demande du roi, Fleury fut certainement l’un des meilleurs ministres qu’ait connu l’ancien régime : il s’employa à l’apaisement de toutes les querelles et prit à bras le corps l’affaire du jansénisme.
Le parti janséniste était dirigé en sous-main par une soixantaine de jeunes théologiens attachés à la mémoire de Port-Royal, et tous issus du séminaire oratorien de Saint-Magloire, résolus à obtenir l’appel au concile (d’où leur nom « d’appelants ») et à empêcher tout accommodement.
A leur tête, Jean-Baptiste d’Etemare, à qui Jésus-Christ - en personne - s’était adressé alors qu’il disait la messe en 1712, et qui eut la bonté de répondre directement à la question suivante : pourquoi Dieu a-t-il permis la victoire de ses ennemis, la destruction de Port-Royal ? Bon prince, Jésus répondit qu’il avait voulu jeter un nuage sur les vérités pour éprouver ses serviteurs.
Fort de cette réponse subtile, d’Etemare créa une théorie alambiquée permettant de tout expliquer, le figurisme, qui postulait que les épreuves vécues par le peuple de la bible étaient les « figures » de ce qui allait se passer dans ce siècle. La bulle honnie [1] n’était qu’une de ces épreuves, elle annonçait bien des succès et merveilles, notamment l’imminente conversion des juifs !
Un certain Vaillant s’était tellement torturé de privations diverses, qu’il devint fou et finit par se prendre pour le prophète Elie en personne. Il se rendit à Metz pour s’y présenter comme tel aux juifs qui le mirent à la porte avec leur pied au cul !
On voit sur quels délires se fondait cette opposition organisée, fervente, riche et même très riche (la « boîte à Perrette » se chargeait de cumuler dons et legs et constituait un trésor de guerre pharamineux), qui eut bientôt son journal clandestin : les Nouvelles ecclésiastiques.
Outre la conviction que l’homme était irrémédiablement attiré vers le mal à part quelques élus touchés par la grâce divine - eux-mêmes -, les jansénistes avaient celle que les gens de robe étaient habilités à juger des affaires d’Eglise. Etre juge ou avocat donnait le droit de se mêler de sacrements ou de vérités ecclésiastiques, de juger d’un bref du pape ou du mandement d’un évêque, de dire le bien ou le mal mieux que le Vatican. Le jansénisme revendiquait l’ingérence des laïcs dans les affaires religieuses.
Les autorités n’entendaient pas les laisser faire, il fallait que la bulle soit respectée. Le 24 mars 1730, Fleury ordonna que tous les ecclésiastiques, curés, bénéficiaires ou autres recevraient la constitution Unigenitus telle quelle, faute de quoi ils perdraient tous leurs bénéfices qui seraient déclarés vacants. Là était bien la prérogative royale, mais le Parlement, sans surprise, refusa l’enregistrement.
Il existait un moyen pour le roi, de forcer l’enregistrement quand les magistrats rechignaient. Ceux-ci ne tenaient leur pouvoir que de la délégation que le roi leur en avait faite. Cette délégation était annulée quand Sa Majesté, en personne, venait au Parlement, au cours de ce qu’on appelait un Lit de Justice, que le roi vint tenir le 3 avril 1730 : la bulle Unigenitus était désormais, non seulement loi de l’Eglise, mais également loi de l’Etat.
Restait aux jansénistes à démontrer que Dieu était de leur côté. Il fallait pour cela un miracle.
Fils d’un conseiller au Parlement de Paris, le diacre Pâris était un ascète qui vivait dans le quartier du Val de Grâce. Sans cesse en représentation, « les yeux baissés, la tête penchée, il entrait dans l’église mais sans s’avancer au-delà de la place du publicain qu’il savait avoir été longtemps celle des pénitents publics. »
Horrifié par le scandale que représentait la bulle (le pape, opposé à La Vérité !) il s’imposa, pour apaiser la colère divine, une vie de privations, macérations et souffrances dont il finit par mourir, âgé de 37 ans, le 1er mai 1727.
Or, au mois de novembre de la même année, une femme s’affirma guérie d’une paralysie générale après s’être rendue sur sa tombe au cimetière de Saint-Médard. La guérison était tellement prodigieuse que le parti prit sur lui d’en publier le récit, assorti de tous les certificats médicaux et témoignages nécessaires.
Furieux, le nouvel archevêque, Monseigneur de Vintimille, après en avoir appelé à la médecine qui avait conclu à l’hystérie de la dame, publia un mandement par lequel il désavouait le miracle et interdisait le culte du diacre.
Ce fut peine perdue, car l’affaire fut prise en main par les avocats jansénistes qui poussèrent la miraculée à faire une requête d’appel comme d’abus [2] . Le Parlement la reçut, et la reconnaissance du miracle devint l’affaire des juges laïcs : c’était un camouflet pour l’Eglise.
Le premier miracle fut bientôt suivi par d’autres, dont on pouvait voir la réalité sous la forme de convulsions qui secouaient les adeptes venus se recueillir sur la tombe du diacre. Il ne fit bientôt pas bon avoir deux sous de raison dans le quartier de Saint-Médard. Pour avoir ironisé sur ce qui apparaissait comme des simagrées, deux ecclésiastiques durent prendre la fuite de peur d’être écharpés par la foule.
Un abbé janséniste, nommé Bécheran, avait une jambe plus courte que l’autre, et venait deux fois par jour implorer la miséricorde divine au tombeau. On ôtait son rabat, ses boutons de manche et ses jarretières, on le couchait sur le dos le long de la tombe et on lui lisait des psaumes dans le silence recueilli de la foule. Quand les convulsions venaient, il devenait tout blanc, écumait et se mettait à se tordre dans tous les sens, jusqu’à faire des bonds.
Miracle ! Miracle ! disaient les témoins, qui ne voyaient pas grand-chose, à part un hurluberlu en proie à des spasmes violents et entouré d’une foule en dévotion. De mémoire de chrétien, on n’avait pas connaissance de miracle aussi bruyant ni aussi long à se réaliser : les jambes de Bécheran avaient désespérément la même longueur.
Mais n’était-ce pas là, justement, la preuve que Dieu voulait encore éprouver ses enfants ? Ne sait-on pas, de longue main, que les voies du Seigneur sont impénétrables ?
Bientôt d’autres « miracles » se produisirent, des femmes furent à leur tour prises de convulsions, on s’y pressa comme au spectacle.
Au milieu de toutes ces cabrioles douteuses et affriolantes (combien de seins ou de cuisses furent dénudés par ces secousses [3] !) eut lieu un jour un véritable prodige : une veuve d’une soixantaine d’années, Gabrielle Gauthier, décida de se jouer des crédules en contrefaisant l’estropiée. Elle arriva en boitant bas, réclama qu’on lui fasse place et se coucha sur le tombeau en attendant que Dieu se manifeste. Or, au bout de quelques minutes, elle commença à geindre, à tordre la bouche, à pleurer et bientôt à crier et à demander miséricorde. La pauvre avoua à la foule qu’elle était venue pour se moquer, mais que Dieu la punissait en lui donnant l’infirmité qu’elle avait feinte. Quatre mille personnes scandant « Miracle ! Miracle » la convoyèrent jusqu’à l’hôtel-Dieu où la malheureuse demanda après son confesseur, un nommé Chaulin, réputé moliniste [4]. La veuve le supplia d’intercéder auprès de Notre-seigneur pour sa guérison. Le prêtre voulut que ce remord d’impiété soit déclaré publiquement : on fit quérir un notaire et, en présence de vingt-six témoins qui signèrent, elle déclara qu’avant cela elle se portait comme un charme, qu’elle s’était rendue au cimetière par dérision, et qu’elle demandait pardon à Dieu, humblement.
Cette histoire était bien embarrassante. Car enfin, faire semblant d’être malade pour ensuite faire croire qu’on est guéri, les cours des miracles qui avaient fleuri au siècle précédent connaissaient l’astuce. Mais l’inverse était troublant.
Les jansénistes jubilaient.
Jusqu’à ce qu’on apprenne que le fameux curé et tous les témoins appelés au chevet étaient de la secte, que l’épisode de la tombe avait été rapporté sans que nul ne puisse en attester personnellement, et que personne, enfin, ne pouvait dire si la dame n’était pas estropiée avec la bouche de travers depuis de nombreuses années…
La secte ne s’embarrassait guère de scrupules pour abuser le public.
En attendant, les convulsions attiraient de plus en plus de monde, on raconta même dans le quartier que des adolescents étaient payés pour s’entraîner à convulsionner.
Les rapports de la police, eux, sont formels : tout cela n’était que simulacres, les patients arrêtaient leurs convulsions quand ils voulaient.
Le détail de toutes ces singeries était rapporté, religieusement, par les Nouvelles ecclésiastiques. Ce journal militant était, comme toute publication, soumis à une autorisation d’imprimer dont tous ces éminents juristes se passaient bien. De plus, l’archevêque avait publié un mandement le condamnant comme séditieux et diffamatoire. Mais ni le roi ni l’Eglise n’avaient les moyens d’arrêter cette publication, imprimée au nez et à la barbe des autorités, dans au moins une trentaine d’imprimeries clandestines [5].
La corporation des imprimeurs se fit complice de ces manquements à la loi couverts par ceux qui étaient censés les poursuivre. Le premier ouvrier imprimeur qui aurait dénoncé le système n’aurait pu retrouver du travail ou que ce soit en France.
Le rédacteur de la feuille, l’avocat Louis-Adrien Le Paige, mettait en scène un public fictif qu’il prenait à témoin, (« Tout Paris est surpris et indigné », lisait-on, ou « la capitale retentit d’un cri universel d’allégresse »), et faisait le récit circonstancié de toutes les merveilles que Dieu permettait pour le triomphe de la Vérité.
Or, les merveilles tournaient mal. Pour aider les convulsionnaires, on leur donnait des tapes, puis des gifles, puis des coups (on appelait ça des « secours »), jusqu’à en venir à les torturer. Les convulsions étaient devenues un spectacle auquel se pressait un public amateur de cruautés, comme on va voir aujourd’hui un film d’horreur.
Quand le cardinal de Fleury fit fermer le cimetière et disperser les adeptes, il ne fit malheureusement que déplacer le problème. Les convulsions et les « secours » continuèrent, des années durant, dans des domiciles privés au cours de séances où l’atroce le disputa bientôt à l’abominable, que le pointilleux Le Paige relatait dans les détails : une mademoiselle Prud’homme mangea des charbons allumés pour prouver que l’Eglise serait enflammée par un feu étranger. Une jeune convulsionnaire but des breuvages composés d’excréments d’homme, de cheval et de vache, d’urine, de fiel, de jus de fumier, de suie de cheminée, de cheveux, de crachats, de rognures d’ongles, d’ordures d’oreilles… Au milieu de ces horreurs se trouve l’histoire de Françoise Robillard.
Attention, atroce !
« Le corps de la sœur Françoise est ‘’ travaillé ‘’, au sens propre du terme, par les « ouvriers » de l’œuvre : il est labouré à coups de bêche de jardinier, il est frappé à coups de chaîne en fer et de marteaux d’artisans, il est griffé avec des cardes de perruquiers, il est balayé comme des ordures. On la promène dans un tonneau garni intérieurement de lames, de couteaux et de grands clous acérés. On lui tire la langue avec des tenailles afin de la lui marteler. On lui lance des flèches dans les côtes. Armés d’épées, plusieurs secouristes se jettent sur elle pour ferrailler ensemble : elle est le terrain de la bataille. Le 23 octobre 1759 [6], on lui fait faire un voyage au calvaire du mont Valérien pendant lequel elle est lapidée, au grand émoi des passants, puis elle est enterrée vive au retour, elle est crucifiée. »
Tous les meneurs de l’ordre des avocats participèrent à « l’œuvre des convulsions. » Ils étaient environ vingt-cinq et connus pour leur éloquence et leurs prétentions en matière théologique. Le Paige, les comparait aux « Israélites en marche », et c’est par eux que fut peu à peu élaborée la théorie de la légitimité du Parlement comme représentant de la Nation.
La police ayant procédé à des arrestations, les avocats prirent fait et cause pour les convulsionnaires, ces nouveaux saints, et un jour, une arrestation de trop déclencha une grève des magistrats.
C’en était trop. Excédé, le jeune Louis XV promulgua une déclaration de discipline prohibant les cessations de service et décida de limiter l’usage des remontrances.
Malheureusement, pour que cette limitation soit effective il fallait qu’elle soit enregistrée, et elle devait l’être par les magistrats eux-mêmes.
Restait le Lit de Justice. Louis XV en personne (il avait alors vingt-deux ans) vint au mois de septembre 1732 inscrire dans les registres la déclaration de discipline qui prohibait les cessations de service et limitait les remontrances. Comme un seul homme, le Parlement se mit en grève, et le roi, hors de lui, l’exila à Pontoise : il n’y avait plus de justice sur le ressort de Paris.
Il était impossible de gouverner. D’une part parce que le roi devait la justice au peuple. Mais également parce que seul l’enregistrement rendait une décision royale exécutoire.
Voulant faire œuvre d’apaisement, Fleury fit revenir ces Messieurs en acceptant de revenir sur la limitation du droit de remontrance. Ils avaient gagné.
L’autorité royale était empêchée par cette classe, hier bourgeoise mais désormais ancrée dans la noblesse à part entière, et qui avait laissé une secte mortifère dirigée par des détraqués tenir le haut du pavé.
Les choses semblèrent s’apaiser. Les magistrats prirent officiellement des distances avec les convulsionnaires, dont les procès commencèrent. Ceux qui reconnaissaient avoir trompé le public étaient relaxés. Les autres étaient enfermés à l’Hôpital général et le calme revint.
En apparence au moins.
Et pas pour longtemps. Le pire était à venir.
(A suivre…)
Sources :
Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation, Le Jansénisme au XVIIIe siècle.
Edmond Barbier, Journal de la régence et du règne de Louis XV.
René Taveneaux : La vie quotidienne des jansénistes aux XVIIe et XVIIIe siècles