L’Organisation des Nations unies vient de fêter ses 70 ans. Faut-il lui souhaiter une mort prochaine, ou bien une longue vie ?
Une leçon de poutinisme
Relisons ce qu’a dit Vladimir Poutine dans son discours important de Sotchi le 24 octobre 2014, sur le thème « Ordre mondial : de nouvelles règles ou un jeu sans règles ? » :
« Aujourd’hui, le monde est plein de contradictions. Nous devons être francs en nous demandant mutuellement si nous avons un filet de sécurité fiable et bien en place. Malheureusement, il n’y a aucune garantie et aucune certitude que le système actuel de sécurité mondiale et régionale soit en mesure de nous protéger des bouleversements. Ce système a été sérieusement affaibli, fragmenté et déformé. Les organisations internationales et régionales de coopération politique, économique, et culturelle traversent également des temps difficiles.
Oui, un grand nombre des mécanismes actuels visant à assurer l’ordre mondial ont été créés il y a très longtemps, y compris et surtout dans la période suivant immédiatement la Seconde Guerre mondiale. Permettez-moi de souligner que la solidité du système créé à l’époque reposait non seulement sur l’équilibre des forces et les droits des pays vainqueurs, mais aussi sur le fait que les “pères fondateurs” de ce système se respectaient mutuellement, n’essayaient pas de mettre la pression sur les autres, mais tentaient de parvenir à des accords.
L’essentiel est que ce système doit se développer, et malgré ses diverses lacunes, il doit au moins être capable de maintenir les problèmes mondiaux actuels dans certaines limites et de réguler l’intensité de la concurrence naturelle entre les nations.
Je suis convaincu que nous ne pouvons pas prendre ce mécanisme de freins et contrepoids que nous avons construit au cours des dernières décennies, parfois avec les plus grands efforts et difficultés, et tout simplement le détruire sans rien reconstruire à sa place. Sinon, nous serions laissés sans instruments autres que la force brute [1]. »
Il est clair que Poutine estime indispensable d’avoir un « système de sécurité mondiale et régionale » qui serve de « filet de sécurité fiable et bien en place ». Il a besoin d’ « organisations internationales et régionales de coopération politique, économique, et culturelle », et la seule chose qu’il déplore est leur affaiblissement. Bref, il prône un Ordre Mondial, avec ou sans majuscules. On comprend qu’il pense en tout premier lieu à l’ONU, avec son Assemblée générale et son Conseil de sécurité. Il n’y a pas de langue de bois dans ce discours : Poutine ne minimise pas l’état d’impuissance dans lequel est tombé l’ONU. Cela donne d’autant plus de poids à son appel à sauver l’ONU.
Malgré ses défauts et ses défaillances, l’ONU reste un rempart, ou tout au moins un obstacle, à l’unilatéralisme impérial de la nation qui possède près de la moitié des armes du monde, et des bases militaires sur tous les continents. En attendant que Jésus revienne avec ses anges (au Vatican ?), nous avons besoin de l’ONU.
Le droit international ou la loi du plus fort
Le « principe de subsidiarité », qui est le guide le plus sûr pour réfléchir à l’ordre social, énonce que chaque niveau de responsabilité doit être confié au plus petit niveau d’organisation sociale capable de l’assumer. Donc les relations entre les nations, et elles seulement, doivent être confiées à des organismes supranationaux. Le but évident est d’empêcher que les relations entre les nations dégénèrent en guerres, et d’arbitrer, lorsque guerres il y a, pour les limiter et les encadrer. Plus généralement, le but est de dire et de faire respecter, autant que possible, le droit international, qui inclut le droit de la guerre. Si l’on est contre par principe tout ce qui ressemble à un ordre mondial, alors on est contre la notion même de droit international. Sans droit international, sur quelle base condamner Israël, par exemple ? Seules les Résolutions de l’ONU permettent d’affirmer haut et fort qu’Israël viole le droit international. Certes, ces Résolutions ne sont pas appliquées, mais elles ont le mérite d’exister. Sans l’ONU, qui aura autorité pour déclarer Israël coupable de crimes de guerre, comme l’a fait le rapport Goldstone après l’Opération Plomb durci sur Gaza (décembre 2008-janvier 2009) ? Certes, le pouvoir d’intimidation et de corruption des sionistes est tel que le juge Goldstone condamna son propre rapport en 2011. Mais tout cela prouve au moins qu’il y a, au sein de l’ONU, un potentiel de vérité formidable. Si un jour Israël se trouve forcé de rendre les territoires occupés, ce ne pourra être que sous la pression d’une ONU enfin redevenue elle-même.
L’Assemblée générale des Nations unies est aussi une tribune mondiale sans équivalent, où peuvent s’exprimer toutes les nations : pour prendre un seul exemple, le chef d’État iranien Mahmoud Ahmadinejad évoqua devant cette Assemblée le 24 septembre 2010, la possibilité que « quelques éléments à l’intérieur du gouvernement américain [aient] orchestré l’attentat [du 11 septembre 2001] pour inverser le déclin de l’économie américaine et son emprise sur le Moyen-Orient de manière à sauver le régime sioniste [2] ».
Qui veut la mort de l’ONU ?
Qui veut la mort de l’ONU ? Poutine le dit sans ambages dans son discours du lundi 28 septembre 2015 devant l’Assemblée Générale de l’ONU :
« Nous savons tous qu’à la fin de la Guerre froide, il n’y a plus eu qu’un centre de domination. Ceux qui se trouvaient au sommet ont pensé qu’il ne fallait plus tenir compte de l’ONU, que l’organisation ne mettait que des bâtons dans les roues. Des rumeurs ont surgi : l’organisation était devenue obsolète et avait rempli sa mission originale. Mais si l’ONU disparaît, cela peut conduire à l’effondrement de l’architecture mondiale et du droit international. C’est la raison du plus fort et l’égoïsme qui vont primer. Il y aura moins de libertés, plus d’États indépendants mais des protectorats gérés de l’extérieur. L’État, c’est la liberté de chacun ». Vladimir Poutine est très clair sur les principes à adopter : « Respecter ce qui se fait dans le cadre de l’ONU et rejeter le reste. Nous devons aider la Libye, l’Irak et les autorités légitimes en Syrie. Nous devons créer une sécurité indivisible [3]. »
Qui veut la mort de l’ONU aujourd’hui ? Les néoconservateurs, en première ligne. C’est-à-dire à la fois les impérialistes étatsuniens et les sionistes, devenus pratiquement indissociables. L’ONU est pour eux un obstacle, même s’il n’est pas insurmontable comme l’a montré la Guerre d’Irak de 2003, déclarée illégale par l’ONU (sous l’influence de la France, souvenons-nous). John Bolton, que le président Bush Jr. nomma ambassadeur à l’ONU en 2005, pour punir celle-ci de s’être opposée à l’intervention en Irak, avait déclaré en 1994 :
« Les Nations unies n’existent pas. La seule chose qui existe, c’est la communauté internationale, qui ne peut être menée que par la seule superpuissance restante, c’est-à-dire les États-Unis [4]. »
Dès 1962, Ben Gourion avait exprimé très clairement que le programme sioniste incluait la disparition de l’ONU et son remplacement par un nouvel ordre mondial centré à Jérusalem. D’ici 1987, prophétisait-il :
« Toutes les armées seront abolies, et il n’y aura plus de guerres. À Jérusalem, les Nations Unies (de vraies Nations Unies) construiront un sanctuaire aux prophètes pour servir à l’union fédérale de tous les continents ; ce sera le siège de la Cour Suprême de l’Humanité, où seront réglés tous les conflits entre les continents fédérés, comme l’a prophétisé Isaïe [5]. »
Lors du Sommet de Jérusalem qui s’est tenu du 11 au 14 octobre 2003 dans le lieu symbolique de l’hôtel King David, une alliance fut scellée entre sionistes juifs et chrétiens autour d’un projet faisant d’Israël, selon les termes de la « Déclaration de Jérusalem » signée par les participants, « la clé de l’harmonie des civilisations », en remplacement des Nations unies, devenues « une confédération tribalisée détournée par les dictatures du tiers monde ». « L’importance spirituelle et historique de Jérusalem lui confère une autorité spéciale pour devenir le centre de l’unité du monde. [...] Nous croyons que l’un des objectifs de la renaissance divinement inspirée d’Israël est d’en faire le centre d’une nouvelle unité des nations, qui conduira à une ère de paix et de prospérité, annoncée par les prophètes. » Trois ministres israéliens en exercice, dont Benjamin Netanyahou, se sont exprimés à ce sommet, ainsi que l’invité d’honneur Richard Perle, signataire du PNAC [6]. Qui veut la mort de l’ONU veut la loi du plus fort, et nous savons qui est, aujourd’hui, le plus fort militairement. Qui veut la mort de l’ONU fait le jeu du sionisme. Qui veut la mort de l’ONU prépare un Nouvel Ordre mondial de la Terreur.
La question de l’armement
Ceux qui condamnent l’ONU fustigent davantage encore la Société des Nations fondée à la fin de la Première Guerre mondiale. Mais c’est précisément l’échec de cette organisation mondiale qui est responsable de la Seconde Guerre mondiale. Le Pacte de la Société des Nations, signé le 28 juin 1919, mettait l’accent sur la nécessité d’un désarmement général et prévoyait sa mise en œuvre par un Conseil du Désarmement, dans son article 8 :
« Les membres de la Société reconnaissent que le maintien de la paix exige la réduction des armements nationaux au minimum compatible avec la sécurité nationale et avec l’exécution des obligations internationales imposée par une action commune. Le Conseil, tenant compte de la situation géographique et des conditions spéciales de chaque État, prépare les plans de cette réduction, en vu de l’examen et de la décision des divers gouvernements. »
C’est dans cette optique internationale, « en vue de rendre possible la préparation d’une limitation générale des armements de toutes les nations », que le Traité de Versailles interdisait à l’Allemagne de se réarmer. Le Sénat américain refusa de ratifier l’adhésion à cette Société des Nations qu’avait rêvée Woodrow Wilson, et aucun pays ne montra l’exemple d’une réduction de son armement. Lorsque, prenant acte de cette hypocrisie, Hitler se retirera de la Conférence du Désarmement et de la Société des Nations en octobre 1933 et engagera la remilitarisation de l’Allemagne, il sera approuvé par 95% des Allemands par plébiscite [7].
On l’oublie trop : la question de la guerre est celle de l’armement. Aujourd’hui plus que jamais, depuis que la Première Guerre mondiale, cette boucherie mécanisée, a déshonoré ce qui était resté jusque-là, dans une certaine mesure, « lutte d’énergie, de bravoure, de constance, de prudence, d’industrie même » (Pierre-Joseph Proudhon, La Guerre et la paix). L’abolition des armes de destruction massive (nucléaires, chimiques, bactériologiques) et des armes d’agression militaire en général est un objectif aujourd’hui un peu oublié, mais pourtant le plus urgent sur le plan mondial. Seule une organisation supranationale, sous la guidance énergique de quelques chefs d’État vertueux, sera capable de le mettre en application, en luttant contre la puissance démoniaque du complexe militaro-industriel.
Une leçon de kennedisme
Bien que cela soit peu connu, c’était précisément la mission la plus importante que s’était donnée le président John Kennedy : engager l’ONU vers une politique de désarmement nucléaire et, à plus long terme, de désarmement total des armées de guerre. Le 25 septembre 1961, après moins d’un an au pouvoir, Kennedy déclarait à la tribune des Nations Unies :
« Aujourd’hui, chaque habitant de cette planète doit contempler le jour où cette planète ne sera peut-être plus habitable. Chaque homme, femme et enfant vit sous une épée de Damoclès nucléaire accrochée à de fragiles fils qui peuvent être coupés à tout moment par accident ou erreur, ou par folie. Ces armes de guerre doivent être abolies avant qu’elles ne nous abolissent. […] Il est donc dans notre intention de lancer un défi à l’Union soviétique, non pas pour une course à l’armement, mais pour une course à la paix — pour avancer ensemble, pas à pas, étape par étape, jusqu’à l’accomplissement du désarmement général et complet. »
Le programme qu’il esquissait dans ce discours ne s’arrêtait pas au désarmement nucléaire :
« Il accomplirait sous les yeux d’une organisation internationale du désarmement, une réduction drastique des forces, nucléaires et conventionnelle, jusqu’à l’abolition de toutes les armées et de toutes les armes, sauf celles nécessaires pour assurer l’ordre intérieur et celles pour une nouvelle Force de paix des Nations unies [8]. »
C’est ce discours qui inspira à Nikita Khrouchtchev sa première lettre privée à Kennedy, qui allait enclencher une correspondance secrète entre les deux hommes. En 1963, Kennedy engagea énergiquement son pays dans la direction du désarmement. Le 6 mai, il adressa une directive (NSAM-239) intitulée « U.S. Disarmament Proposals » à toutes les administrations, militaires et civiles, pour les inviter à coopérer avec la nouvelle Arms Control and Disarmament Agency en faisant des propositions ayant pour objectif : « general and complete disarmament ». Cette expression, qui revient comme un leitmotiv dans ce document, sera reprise dans son fameux Peace Speech du 10 juin 1963, prononcé à l’American University de Washington, et traduit intégralement dans la Pravda. Le 19 novembre 1963, après avoir signé le premier traité de limitation des essais nucléaires avec l’Union soviétique, Kennedy déclara qu’« il avait l’intention d’être le premier président des États-Unis à visiter le Kremlin, dès que lui et Khrouchtchev auraient atteint un autre accord de contrôle de l’armement [9] ». Le 20 septembre 1963, Kennedy exprimait sa fierté et son espoir devant l’Assemblée des Nations unies :
« Il y a deux ans, j’ai déclaré devant cette assemblée que les États-Unis avaient proposé et étaient prêts à signer un traité limité d’interdiction des essais. Aujourd’hui, ce traité est signé. Il ne mettra pas fin à la guerre. Il ne supprimera pas les conflits fondamentaux. Il n’assurera pas la liberté à tous. Mais il peut être un levier, et l’on rapporte qu’Archimède, en expliquant le principe du levier, déclara à ses amis : “Donnez-moi un endroit où prendre position, et je déplacerai le monde.” Mes chers co-habitants de cette planète, prenons position ici dans cette assemblée des nations. Et voyons si, en notre temps, nous pouvons déplacer le monde vers une paix juste et durable. »
Si Michaels Collins Piper a raison (et je le crois), alors c’est pour avoir trop cru en ce projet, qui impliquait d’empêcher Israël de se doter de la bombe atomique, que Kennedy a été assassiné.
Comme Kennedy, appelons de nos vœux un ordre mondial fondé sur le désarmement général. Et donc, soyons ONUsiens. Il n’est pas improbable que Poutine, qui a montré l’exemple en incitant la Syrie à livrer ses armes chimiques, soit un jour l’artisan de ce rêve de Kennedy. Il suffirait qu’il ait, aux USA, un interlocuteur présidentiel moins vendu aux puissances d’argent que ses prédécesseurs, c’est-à-dire plus indépendant.
Quel Nouvel Ordre mondial ?
Comme Poutine, souhaitons un Nouvel Ordre mondial qui ne soit pas fondé sur l’agonie de l’ONU que veulent les néoconservateurs, mais sur sa guérison et son renforcement, et sur l’interdiction des armes inhumaines, drones compris. Un « Nouvel Ordre mondial » ? Et pourquoi pas ? Je ne pense pas qu’il soit de bonne stratégie de faire de cette expression un repoussoir. Je soupçonne même que la diabolisation de ce slogan creux, sa stigmatisation comme s’il s’agissait d’un code de reconnaissance de tous les méchants de la terre, ait été lancée par l’opposition contrôlée, avec cette grande gueule d’Alex Jones en tête, pour servir d’écran de fumée.
Pour se convaincre que la désignation du Nouvel Ordre mondial comme ennemi ultime est une façon de tourner autour du pot, de noyer le poisson, d’appâter le complotiste primaire, il suffit de visionner avec un minimum de sens critique le documentaire L’Empire invisible produit par Alex Jones en 2010 [10]. De façon prévisible, il fait grand usage de deux fameux discours de George Bush Sr. devant le Congrès américain, le 11 septembre 1990 et le 6 mars 1991, où le Président évoque « une véritable perspective de nouvel ordre mondial ». Ce qu’il occulte, c’est que Bush utilise cette expression pour souligner sa confiance dans la mission de l’ONU, appelant de ses vœux est « un monde dans lequel les Nations unies, libérées de l’impasse de la guerre froide, sont en mesure de réaliser la vision historique de leurs fondateurs ». Bush, qui en succédant à Reagan a nettoyé l’administration d’une bonne partie des néoconservateurs (qu’il nommait « the crazies » [les fous, NDLR]), s’engage par ce discours à s’en tenir au mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU de libérer l’Irak, et donc à résister à la pression des néoconservateurs d’envahir l’Irak et renverser Saddam.
C’est dans le camp néoconservateur anti-Bush que voit alors le jour la « doctrine Wolfowitz », dans un rapport secret « fuité » au New York Times (Defense Planning Guidance), qui prône l’unilatéralisme et l’hégémonisme américain : « Notre premier objectif, dit cette doctrine, est d’empêcher l’émergence d’un nouveau rival » et d’imposer « le sentiment que l’ordre mondial dépend en dernier recours des États-Unis ». Le rôle de l’ONU est implicitement dénigré, car les Américains ne peuvent pas « permettre que nos intérêts stratégiques dépendent seulement de mécanismes internationaux qui peuvent être bloqués par des pays dont les intérêts peuvent être très différents des nôtre ». Ce rapport, qui deviendra la doctrine officielle sous Bush fils en 2001, défend la nécessité de la guerre préemptive « afin de décourager des compétiteurs potentiels d’aspirer à un rôle régional ou global plus grand [11]. » Voilà le Nouvel Ordre mondial que souhaitent les néoconservateurs (dont le vrai nom est « crypto-sionistes ») ; c’est le contraire que celui que prônaient les conservateurs authentiques qui ont soufflé à George Bush Sr. son discours du 6 mars 1991, pour limiter les dégâts de la première Guerre du Golfe.
La vraie question est bien celle que pose Vladimir Poutine :
« Ordre mondial : de nouvelles règles ou un jeu sans règles ? »