D’un point de vue juridique, le capital d’une entreprise représente les capitaux propres mis à disposition de façon permanente par ses actionnaires sous forme d’apport en espèces ou en nature. Divisé en parts sociales, c’est-à-dire en actions, il matérialise la possession d’une société par ses actionnaires. Bien que cette définition soit la plus répandue et la plus communément admise, elle est trop réductrice et ne permet pas d’appréhender la fonction sociale et économique du capital.
Car le capital, c’est aussi l’ensemble des facteurs de production permettant à l’entreprise de générer un revenu, et ceux-ci sont protéiformes : on parle de capital physique, technique, intellectuel et aussi humain. L’hétérogénéité de ces ressources par leurs complémentarités et leurs synergies constitue la véritable richesse d’une entreprise. Les revenus, appelés profits, doivent permettre à l‘entreprise d’investir pour maintenir ses capacités productives et croître.
L’économiste autrichien Eugen von Böhm-Bawerk définissait l’investissement comme un détour de production, c’est-à-dire le fait de consacrer une partie des ressources de l’entreprise au développement et à l’amélioration des facteurs de production. Friedrich Hayek, un autre économiste autrichien, pensait que plus ce détour était long, meilleur était le résultat, le plus important étant que le capital puisse être maintenu intact en le reconstituant perpétuellement via l’investissement. Dans un cercle vertueux, l’État, via la juste taxation des revenus du capital, investit dans l’éducation de la population et dans les infrastructures, tous deux nécessaires à un environnement favorable pour les entreprises.
Dans les années 70, la science économique a vécu une véritable révolution sous la houlette de Milton Friedman, brillant intellectuel juif américain [1], et de son courant de pensée « l’école de Chicago » du nom de l’établissement où il enseigna. Ardent défenseur de la concurrence et du rôle du marché, Friedman signa une tribune restée célèbre dans le New York Times du 13 septembre 1970 [2] où il redéfinit ce que doit être le rôle social d’une entreprise.
Lutter contre le chômage, augmenter les bas salaires, protéger l’environnement, lutter contre les discriminations, etc., toutes ces actions sociales bénéfiques pour la société ne peuvent se concevoir pour Friedman au niveau de l’entreprise. En effet, selon lui, du fait de son hétérogénéité, il n’existe pas de conscience sociale propre au monde des affaires (business). Selon lui la responsabilité sociale ne peut se concevoir qu’au niveau de l’individu. Or s’il est vrai qu’une entreprise peut être considérée comme un individu d’un point de vue juridique, telle une personne morale, sa responsabilité ne peut être que limitée, artificielle, car c’est ce que Friedman appelle une fiction légale (legal fiction) et elle ne saurait être mise au même plan qu’une personne physique. Un cadre dirigeant dans sa vie privée peut bien entendu avoir des actions sociales bénéfiques pour la société, cependant, dans l’entreprise il n’est qu’un agent au service de celle-ci. La seule responsabilité qui l’incombe est celle qu’il doit envers les actionnaires et l’unique préoccupation de ces derniers est la rentabilité et la productivité de l’entreprise.
Ce préambule permet à Friedman d’affirmer que toute action qui se détournerait de l’objectif de profit ne pourrait se faire qu’au détriment des actionnaires ainsi que de l’ensemble des acteurs de l’entreprise : fournisseurs, salariés, associés, etc. En effet, tous se verraient impactés négativement dans leurs revenus. Les consommateurs, eux, subiraient une perte de pouvoir d’achat du fait de la hausse des prix induite par une baisse de la productivité des entreprises. Une telle affirmation est possible pour Friedman car il évolue dans un paradigme de concurrence pure et parfaite. Le profit de l’entreprise ne peut être que juste et équilibré car soumis aux pressions du marché.
Ainsi, toute action sociale au sein de l’entreprise peut être comparée à une taxe qui viendrait s’appliquer aux différents acteurs de l’entreprise et à ses clients. En agissant ainsi, les cadres de l’entreprise sortent de leur rôle en se substituant à l’État, qui seul est habilité à prélever les richesses pour les redistribuer. En outre, à son niveau, l’individu ou l’entreprise n’est pas en mesure de savoir quelles sont les priorités sociales d’une communauté. Ce qui permet à Friedman de conclure qu’en plus d’être injustes ces actions sont inefficaces.
Une fois la primauté des actionnaires solidement ancrée, l’École de Chicago s’est attelée à s’assurer que les cadres dirigeants de l’entreprise soient bien en adéquation avec cette nouvelle doctrine. C’est ainsi qu’en 1976 deux universitaires, Michael Jansen et William Meckling, deux disciples de Friedman, publient leurs travaux sur la théorie de l’agence [3]. Il existe ce qu’ils appellent un « coût d’agence » entre les actionnaires et les équipes de direction. Il existe le risque que les équipes dirigeantes aient des motivations divergentes de celles des actionnaires. Afin d’y remédier, il convient de mettre en place des incitations afin de s’assurer que « l’agent », c’est-à-dire le cadre dirigeant, travaille exclusivement pour l’intérêt des actionnaires. Ces travaux théoriques connurent un très grand succès et justifièrent les politiques de rémunération « moderne » des équipes de direction. Ainsi naquirent les bonus, stock options et parts variables indexées sur le cours de bourse de l’entreprise.
Consacrées par des prix Nobel d’économie et enseignées dans toutes les grandes universités, les théories des « Chicago Boys » vont connaître un grand succès académique et devenir la doxa de toute une nouvelle génération de cadres dirigeants. Cette évolution de la science économique constitue une révolution dans le sens où la propriété et la responsabilité dans la gestion de l’entreprise ont été totalement dissociées de la notion de production pour ne devenir qu’un droit sur les rendements futurs. Ce qui est traduit par le cours de bourse. L’investissement permettant de régénérer le capital et lui permettre de croître sur le long terme n’est plus la priorité, bien au contraire.
En 1985, le prix Nobel d’économie vient récompenser Franco Modigliani pour ses travaux, en association avec Merton Miller, sur la structure du capital des entreprises [4]. Le théorème qui en découle stipule que sous certaines hypothèses d’efficience des marchés, d’absence de taxe et de coûts, la valeur d’une entreprise n’est pas affectée par la manière dont elle est financée, que ce soit par des capitaux propres ou par de la dette. Mieux, dans un monde avec taxes, la dette permet de maximiser la valorisation du fait de la déductibilité fiscale qu’elle permet. La politique de dividendes versés, elle non plus, n’a pas d’impact dans la mesure où les investisseurs sont à même d’apprécier la meilleure décision entre le versement de dividendes et l’investissement.
D’apparence anodine et malgré des hypothèses non vérifiées dans la réalité, ce théorème va révolutionner la finance d’entreprise et ainsi élever la logique de l’actionnaire-roi un cran plus haut. En effet, il va servir de justification théorique à la substitution systématique du capital par la dette. Phénomène encouragé par la politique de baisse des taux des banques centrales depuis le milieu des années 80.
C’est ainsi que de nouvelles pratiques de gestion apparaissent, telles que les opérations dites LBO (leveraged buyout), qui permettent de racheter à crédit une entreprise en gageant celle-ci au remboursement de l’emprunt. Une minorité de dirigeants crée une holding qui s’endette lourdement auprès des banques pour racheter des grosses entreprises. Leurs revenus sont reversés à la holding qui peut ainsi rembourser l’emprunt. Les revenus servent à enrichir les dirigeants en leur permettant de devenir propriétaires de l’entreprise. La dette contractée engendre pour l’entreprise des remboursements réguliers, constants, obligatoires et prioritaires sur toute autre créance et investissement, à la grande différence des capitaux propres. C’est une perte de flexibilité et de liberté pour l’entreprise qui est prise au piège dans une logique de court terme. Cependant ces opérations ont connu un véritable boom d’abord aux États-Unis puis dans le monde. Le fonds d’investissement KKR [5] s’est fait une spécialité de ce genre d’opération, amassant des milliards. En France, Patrick Drahi, président de la holding Altice, a racheté des fleurons des télécoms comme SFR et Numéricable de cette façon [6].
Le LBO expliqué par la CGT :
Dans la même veine, à partir des années 80, les politiques de rachat d’actions (corporate buyback) vont se répandre. Afin de profiter de l’opportunité des taux d’emprunt bas pratiqués par les banques centrales, les actionnaires font pression sur les dirigeants afin que l’entreprise s’endette pour racheter ses propres actions. Cette politique de rachat d’actions présente plusieurs avantages : elle permet de rémunérer directement les actionnaires et elle diminue le nombre d’actions en circulation, ce qui accroît artificiellement le rendement du capital.
Une étude du Harvard Business Review [7] calcula que dans la décennie 2002-2012, les 449 entreprises listées sur le célèbre indice S&P 500 avaient utilisé 54% de leurs revenus, un total de 2,4 trilliards de dollars, pour racheter leurs propres actions. 70% d’entre elles ont eu recours à la dette pour cela. C’est ainsi que Hewlett-Packard a dépensé le double de ses revenus en rachats d’actions, d’autres comme Microsoft, Cisco ou Intel sont même allés au-delà !
Enfin, l’endettement peut également permettre à des investisseurs de racheter des entreprises entières et ensuite de les revendre à la découpe au plus offrant. Les joyaux de l’entreprise sont ainsi vendus, ce qui augmente les revenus sur le court terme et gonfle le cours de bourse. Des prédateurs financiers comme Bill Ackman [8] ou Carl Icahn [9], deux investisseurs juifs new-yorkais à succès, s’en sont fait une spécialité récoltant là aussi des milliards.
C’est ainsi que le théorème de « Modigliani & Miller », dans la continuité des travaux des « Chicago Boys », a permis l’émergence d’un capitalisme dit de la terre brûlée, extractif, où le capital de l’entreprise, via l’emprunt et des montages financiers complexes, est vidé de sa substance. Converti en cash, c’est-à-dire « liquidifié », il est ensuite reversé au seul bénéfice des actionnaires et d’une minorité de dirigeants jusqu’à son extinction. Les hedge funds sont devenus les nouveaux emblèmes de ce capitalisme nouveau où l’ingénierie financière a remplacé l’ingénierie industrielle. Cette « cannibalisation » du capital par la banque et la finance constitue une évolution majeure dans l’histoire du capitalisme et sans doute est-elle une des manifestations de l’avènement de son stade final tant prophétisé par Marx [10].
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