« Bien qu’elle présente des points communs avec le mouvement des contrôleurs aériens aux Etats-Unis, durement réprimé en 1981 par Ronald Reagan dans le cadre de son offensive antisyndicale, c’est la grève des mineurs qui symbolise aujourd’hui encore la défaite du monde du travail face à l’émergence du système néolibéral. Durant une année entière, la fermeture des mines de charbon oppose l’organisation ouvrière la plus puissante du pays à un gouvernement conservateur décidé à casser les syndicats pour imposer un nouvel ordre social et économique.
Le conflit dégénère rapidement. Alors que la production d’électricité repose toujours à 80 % sur l’exploitation du charbon, le premier ministre, Margaret Thatcher, désigne les mineurs en grève comme les « ennemis de l’intérieur » et mobilise contre eux toute la panoplie répressive de l’Etat. Une police équipée de moyens militaires prend d’assaut les piquets de grève et métamorphose les houillères en territoires occupés. On recensera 20 000 blessés et 11 000 personnes arrêtées, dont plus de 200 incarcérées. Sur les piquets de grève, 6 mineurs mourront, et, au cours d’extractions de charbon opérées clandestinement durant l’hiver, 3 adolescents seront tués.
Parallèlement, la justice déclare la grève hors la loi et prononce la dissolution de l’Union nationale des ouvriers de la mine (NUM), placée sous la tutelle d’un administrateur judiciaire. Les services de police harcèlent les syndicalistes et s’emploient à discréditer leur dirigeant, Arthur Scargill. Les grands médias s’accordent en général à présenter la grève comme une insurrection antidémocratique menée par un démagogue. » (Le Monde diplomatique)
Cela ne vous rappelle rien ?
1983-1984 est une année charnière en Europe : le néolibéralisme, sous l’impulsion de la paire Thatcher-Reagan, envahit les pays occidentaux qui résistaient encore au Marché. La France est visée : le pouvoir socialiste, s’il a réussi à relancer la consommation, n’a pas réussi à relancer l’économie et à absorber le chômage. Le Marché, en embuscade, récupère la barre du pays. Pierre Mauroy, fils d’un instituteur et d’une mère catholique pratiquante, le dernier socialiste authentique de notre histoire, est remplacé par Laurent Fabius, énarque et fils de millionnaire juif converti au catholicisme pendant la guerre mondiale. De l’autre côté de la Manche, les expériences ratées des conservateurs dans les années 70 n’ont pas poussé les Anglais dans les bras des travaillistes, qui ont dirigé le pays pendant quasiment les trois décennies d’après-guerre : ils ont voté pour la Dame de fer, Margaret Thatcher qui prendra ce surnom plus tard, on comprendra vite pourquoi, surtout les pauvres et les mineurs.
Sa mission est simple : détruire la gauche sociale britannique, imposer un libéralisme à outrance, achever la vieille industrie et la remplacer par une économie ultrafinanciarisée, et tant pis pour les chômeurs. Faisant croire à un grand retour du nationalisme économique, elle ouvrira en réalité son pays aux prédateurs internationaux, les Japonais se jetant sur l’industrie automobile locale pour n’en faire qu’une bouchée. La droite des affaires, c’est la fin réelle de la souveraineté, on le voit avec Macron et l’affaire, la tragique affaire Alstom. En onze ans seulement, Thatcher va réformer l’Angleterre à coups de plans sociaux ou plutôt asociaux gigantesques, réduire le syndicalisme ouvrier à sa plus simple expression, et écraser les révoltes dans les vieilles cités ouvrières, celle du centre et du nord du pays.
La répression fera 3 morts, 20 000 blessés et 11 000 arrestations. Le mouvement ouvrier britannique, pourtant précurseur en Europe, ne s’en remettra pas. Le Labour gagnera peut-être des élections par la suite, mais il ne retrouvera jamais sa base ouvrière, littéralement déchiquetée par le thatchérisme. Il deviendra un parti d’employés principalement et de classes intermédiaires, sur le modèle du PS en France. La révolte, car le peuple ouvrier ne se laissera pas faire, sera matée dans le sang, et ce n’est pas une simple expression, à l’image des émeutes ouvrières américaines du début du XXe siècle.
On le voit, la lutte des classes n’est pas terminée, elle prend d’autres formes. Le nombre d’ouvriers a logiquement décru dans les pays occidentalisés en déclin industriel, la machinisation, la mondialisation, la robotisation sont passées par là. Les effectifs fondent d’année en année, bouleversant les vieux équilibres politiques. Le PCF ne pèse aujourd’hui plus rien en France, le PS non plus, mais la gauche de la gauche de Mélenchon a récupéré les lambeaux de ces deux grands partis, perdant toutefois les ouvriers partis en masse vers le FN, un FN synonyme de protection nationale tous azimuts : sociale, économique et ethnique.
La technique utilisée par les tenants du marché et leurs employés serviles pour réduire la puissance ouvrière et gagner la lutte des classes a été double : d’abord affaiblir des syndicats, qui en France, rappelons-le, ne représentent qu’une partie infime des employés et sont financés à 70 % par l’État, le tout grâce à une intense campagne médiatique visant à faire passer ces organisations pour des freins à la croissance, aux réformes, bref, à la modernisation du pays, et seconde technique, précariser le travail par la mondialisation (les usines qui s’en vont en Asie) et à la financiarisation de l’économie par la dictature des actionnaires. Parallèlement, les ouvriers et petits employés étaient cruellement raillés dans les médias dominants : chez nous ils avaient cette image de beaufs donnée par Cabu et les Deschiens, chez nos voisins britanniques c’étaient les chavs, ces prolos déracinés aux goûts de chiottes qui faisaient la joie des vanneurs spécialistes du mépris de classe. Il y a même eu des émissions de télé basée sur le chav bashing. Le prolo, pourtant victime des grands prédateurs économiques dépouilleurs de protection sociale, était présenté comme un pauvre type qui n’avait plus aucune utilité et qui en plus était, de par son retard intellectuel et culturel, responsable de son sort.
Des comédiens multimillionnaires ayant étudié dans le privé se déguisent en chavs pour nous distraire dans des séries populaires comme Little Britain. Les journaux britanniques traquent les histoires sordides sur la « vie parmi les “chavs” », puis les présentent comme si elles étaient représentatives du quotidien de ces communautés. Des sites Internet comme ChavScum permettent au mépris de classe de s’exprimer en toute liberté. À croire que les pauvres sont le seul groupe de la société dont on peut dire à peu près tout et n’importe quoi. (Owen Jones, Le Monde diplomatique)
Peu à peu, la classe moyenne s’imposera (elle pèse 70 % des effectifs en Angleterre) et effacera des médias et de l’histoire la classe ouvrière, trop peu malléable au goût des puissants. Elle fournira les effectifs des nouveaux partis et des nouveaux syndicats, moins révolutionnaires, plus enclins à discuter avec le pouvoir, quitte à établir des pactes de non-agression secrets sur le dos des militants contre espèces sonnantes et trébuchantes (voir l’affaire de l’IUMM, le riche syndicat de la métallurgie en France). Les beaufs chez nous, les chavs en face, appartenaient au passé, à un passé révolutionnaire et dangereux.
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes néolibéral lorsque survint la crise des Gilets jaunes, résurgence inattendue d’une France oubliée dans les cartons et les tiroirs des politiciens... Alors que l’individualisme qui fonde le néolibéralisme – chacun pour soi et tous contre tous, et que le meilleur gagne et écrase le faible – était en train de gagner, voilà que les Français ressortent leurs désirs collectifs, leur utopie anti-profit et leur ADN insurrectionnel.
La crise des Gilets jaunes vue d’en haut :
La crise des Gilets jaunes vue d’en bas :
Dans le bras de fer qui oppose depuis un an la Macronie à la France jaune, la France rebelle (pas les rebelles de pacotille que la télé essaye de nous vendre), Macron reprend exactement les techniques de Thatcher : répression et pourrissement. Répression policière insensée et pourrissement de la situation, le locataire de l’Élysée n’ayant aucunement l’intention de freiner la destruction programmée par ses sponsors des services publics et de l’État-providence pour les beaux yeux d’une bande d’éclopés et d’éborgnés. Seul compte l’avis du MEDEF et des grandes banques, du CAC 40 et des fonds de pension qui financent ce régime pourri, le reste n’a aucune importance. Les beaufs peuvent crever, les paysans se pendre. Nos élites politiques ne s’occupent plus des gens ni du pays : elles sont trop occupées à se remplir les poches, à squatter des postes de pouvoir parasitaires et à trahir pour les grands intérêts transnationaux, européistes ou mondialistes.
Peu importe aujourd’hui que l’économie britannique se porte plus mal qu’avant, que ses indices de production soient en baisse, l’essentiel est que la City aille bien, que les milliardaires de tous les pays affluent et que banques et assurances placent leurs milliards à l’extérieur du pays. Pendant ce temps, des milliers de citoyens crèvent en attendant des soins dans des hôpitaux abandonnés par la puissance publique, les trains ne sont plus sûrs et des octogénaires sont obligés de travailler. La baisse drastique des impôts sur les hauts revenus et les sociétés n’a pas profité au peuple, ça n’a pas ruisselé comme le promettaient les politiques-escrocs relayés par les économistes-escrocs.
Et malgré l’échec patent pour le petit peuple anglais de l’expérience thatchérienne, échec qui se voit dans les écoles, les transports de régions entières qui se sont tiers-mondisées (à l’américaine), Macron fait la même chose en France avec 30 ans de décalage. Déjà, les premiers signes de la Destruction sont visibles, il suffit d’aller faire un tour aux urgences un samedi soir... Le laboratoire britannique est là, sous nos yeux, pour nous avertir d’un futur repoussant, anti-solidaire, peu ensoleillé, ou alors du soleil pour une poignée et le brouillard pour tous. Le néolibéralisme s’attaque à la santé d’un pays, le vide se son énergie et le jette pour passer au suivant.
Tout le monde peut le voir avec ses yeux, la production de pauvreté, elle, augmente sans cesse. Ce processus intolérable est permis parce qu’il y a eu au préalable le déchirement et la disparition des grands collectifs, qui semblent se reformer aujourd’hui sous la menace. Mais est-ce une résurgence, un dernier sursaut, ou le début d’une vraie fronde ? La France veut-elle ressembler à Glasgow, la ville qui a souffert du thatchérisme comme aucune autre ? La capitale écossaise a vu l’espérance de vie de ses hommes chuter en dessous des 73 ans, la plus faible du Royaume-Uni. Mieux, dans les quartiers défavorisés, elle descend sous les 67 ans, contre plus de 80 dans les quartiers plus riches. Là où il y avait des usines employant des milliers d’ouvriers, il n’y a plus rien, et la drogue est devenu l’ultime recours : 5000 overdoses mortelles à l’héroïne en 10 ans.
La France veut-elle devenir un pays de chômeurs et de rentiers, qui se regardent en chiens de faïence avec des bataillons de flics au milieu ? En cela, la révolte des Gilets jaunes est exemplaire : c’est le front avancé du combat social, là où tout se joue. Le déchirement de la nation est en jeu, avec d’un côté ceux qui sont protégés par leur emploi, leur niveau culturel et les forces de l’ordre, et de l’autre ceux qui ne sont plus protégés du tout. À ces derniers la précarité sur tous les plans : boulot, santé, logement...
L’avantage du camp néolibéral dans cette guerre, c’est d’avoir produit une majorité de citoyens soit nantis soit peureux, alors que les perdants sont largement plus nombreux que les gagnants dans ce jeu économico-social. Mais sans solidarité, même les plus nombreux ne peuvent faire front, ils tombent les uns après les autres dans la précarité et il faut alors une force surhumaine pour se battre contre un ennemi plus fort, plus organisé et plus cruel.
Bonus : c’est quoi, le néolibéralisme ?
C’est une théorie économique qui privilégie le marché par rapport à l’État, et fondée sur la croyance qu’une telle économie va produire de la richesse (ce qui est vrai, mais sa redistribution est une autre histoire) et s’autoréguler (là, c’est carrément le contraire). Le néolibéralisme, adopté par le couple anglo-américain Thatcher-Reagan dans les années 80, s’inspire des idéologues Milton Friedman et Friedrich von Hayek pour qui l’État interventionniste ou Providence est un frein à l’activité et donc à l’enrichissement général. Les relais et défenseurs de ces politiques ont été les grandes institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale, bien nourries idéologiquement par les think tanks internationaux ou supranationaux que sont le groupe Bilderberg, par exemple, ou la Trilatérale, sans oublier les réseaux de pouvoir financiers qui agissent sous couverture. Leur credo : austérité monétaire, austérité budgétaire, privatisations à outrance, libre-échangisme mondial pour les travailleurs mais surtout pour les capitaux, qui peuvent alors faire de l’argent plus facilement et plus rapidement.
On le voit, avec le néolibéralisme, le Capital prend le pas sur le Travail puisque l’argent fait de l’argent et n’a donc plus besoin, fondamentalement, de travailleurs. Il faut bien sûr des employés pour faire tourner la Machine, mais le plein-emploi n’est plus un objectif. D’ailleurs, le chômage est une garantie de tranquillité sociale (pour les dominants) et une garantie de rentabilité pour les entreprises qui licencient et fonctionnent à flux tendus. L’argent génère plus de profit que le travailleur, le néolibéralisme peut donc s’en passer. On l’a vu par exemple avec Alcatel et son PDG Tchuruk qui voulait tout dématérialiser, devenir une entreprise sans salariés, car salarié égale coût, égale charges, égale syndicats, égale emmerdements.
Les tresseurs de lauriers du néolibéralisme déchanteront en 2008 avec la crise financière mondiale, précipitant le capitalisme dans une de ses plus grandes crises historiques, après celle de 1929. Aujourd’hui, après cette claque géante, les économistes audiovisuels qui relayent la parole des oligarques et des grands profiteurs (dans le sens premier du terme) parlent de réformer le néolibéralisme, de le rendre plus humain, à la Piketty (notre prochain dossier éco). Cela rappelle la grande réforme de l’emploi quand la RATP a décidé de virer ses poinçonneurs, qui ralentissaient les flux de voyageurs et qui coûtaient cher. Quelques décennies plus tard, le métro est devenu un lieu sale et violent à tous points de vue, un lieu néolibéralisé. Le néolibéralisme, s’il sait produire de la richesse à grande vitesse, ne peut s’appliquer partout.
Il arrive parfois que l’apogée d’une civilisation, d’une nation, d’une entreprise, annonce, non pas une période de stabilisation durable mais, à l’issue de multiples prémisses, un déclin accéléré. C’est bien ce qui se produit par suite de l’impact ruineux de deux conflits mondiaux, mais aussi, et surtout, du fait de la substitution au capitalisme territorialisé, c’est-à-dire politiquement régulé, du XIXe siècle, un nouveau modèle dérivé du libre-échange et fondé non plus sur une relation de marché classique : « marchandise-monnaie-marchandise », caractéristique de l’économie réelle, mais sur une relation nouvelle : « monnaie-marchandise-monnaie », propre à l’économie financière, dédiée aux investissements « internationalement mobiles » et trait distinctif du « capitalisme financier. » (André Yché)