Chère Bérengère Viennot,
Vous ne ciblez pas n’importe quel livre de santé pour écrire votre article. Le livre de Jen Gunter, une gynécologue canadienne, est parfait pour le rôle. Il est drôle – selon vos propres critères –, écrit par une féministe qui estime que « l’ignorance des femmes au sujet de leur propre appareil génital est avant tout la conséquence d’un système social dominé par les hommes ». Il est surtout critique envers la médecine naturelle – bien que non définie – puisque « Jen Gunter ne rigole pas avec la nécessité absolue de se débarrasser des remèdes de bonnes femmes, avec l’importance des vaccins ou avec l’inutilité de l’homéopathie ». Bref, un bon casting.
Malheureusement, votre argumentation, reprise sans doute du livre, laisse à désirer. Pour commencer, le patriarcat a empêché les femmes « d’étudier et donc de devenir des scientifiques. L’appareil génital féminin n’a de la sorte quasiment jamais été un objet d’étude… les sages-femmes, elles aussi des femmes, devaient faire avec ce qu’elles avaient en matière de bagage scientifique – très léger ».
Chère Bérengère, il n’est pas nécessaire d’étudier « scientifiquement » l’appareil génital féminin pour savoir s’en servir, – n’y voyez là cependant aucun conseil détourné qui vous serait adressé personnellement –, pas plus qu’il n’est nécessaire de connaître le nombre Pi pour faire tourner une roue. Heureusement qu’on n’a pas attendu l’émergence de la science moderne, ni même de connaître l’anatomie grâce à la dissection, pour aider les femmes à accoucher. Ou pour soigner les populations. Il faut que vous sachiez, Bérengère, que malgré le haut degré de technicité et son apparence de scientificité, notre système de soin occidental n’a pas créé plus de santé. Il vous faudrait être plus nuancée, et vous hisser à une vision plus dialectique des choses. Par exemple, vous ne parlez pas de la notion d’iatrogénie. Lisez donc les articles de la section Santé qui sont truffés de références pouvant vous permettre d’approfondir le sujet.
Quant à « la persistance de certains remèdes "de bonnes femmes", qu’il convient absolument d’identifier et d’éradiquer », je vous suggère d’aller voir au delà des apparences entre le « chimique » que vous parez de toutes les qualités du progrès technique et le « naturel » obscurantiste. Observez plutôt les énormes enjeux de la balance entre chimique brevetable et naturel non rentable. « Enfin, ça ne PEUT PAS fonctionner », écrivez-vous énervée à propos d’un principe actif naturel. Qu’en savez-vous ? Vous vous souvenez : la Terre non plus ne POUVAIT PAS tourner ! L’histoire de la science nous montre qu’elle n’a cessé de repousser les limites de ce qu’elle pensait possible. Mieux vaut se garder de confondre les limites de son cerveau avec celles de la science, qui, elle, sera toujours capable de nous surprendre.
Sachez également, vous qui opposez fièrement science et croyance, que l’organisation de la science contemporaine a démontré maintes fois son allégeance aux dogmes en vigueur. Elle désigne régulièrement ses hérétiques du jour, ceux qui lui font l’affront de remettre en question la « vérité » scientifique du moment. Je vous renvoie à la notion de « dogme central » en génétique qui a tenu le haut du pavé pendant longtemps. « Confondre science et croyance est toujours une recette vouée au désastre » nous dites-vous. Nous sommes d’accord avec vous, et c’est bien ce que vous venez de nous démontrer à vos dépens et sans le vouloir.
Vous citez une seule publication qui s’appuie sur seulement 281 patients cancéreux ayant choisi une médecine alternative. C’est un début ! Mais c’est aussi un petit jeu classique auquel on peut s’adonner longtemps, pour faire sérieux auprès du grand public qui n’y voit que du feu. Dialoguer à coup de publications scientifiques est tout à fait possible, puisqu’on trouve des publications sur tout et sur tous les sujets, capable de démontrer tout et son contraire. Mais toutes les études ne se valent pas : il existe des critères qualitatifs que vous semblez ignorer.
Ensuite, pour discréditer les médias alternatifs (nous nous disons média de réinformation), vous citez votre fils s’écriant quand il était très petit « Si, c’est vrai, puisque c’est marqué sur Internet ! ». Mais finalement, Bérengère, vous ne faites pas mieux puisque vous nous faites comprendre en substance que c’est vrai parce que, sans autre forme de preuve ni d’argumentation, … c’est marqué dans Slate !
Vous nous aviez réservé le meilleur pour la fin : « Que de grands groupes fassent primer le profit sur la bienfaisance ne signifie pas pour autant que les médicaments qu’ils produisent sont néfastes ou inutiles ». Si Bérengère, absolument, c’est bien ce que cela veut dire. 80 % des médicaments sont inutiles. Lisez le professeur Philippe Even, c’est un classique désormais [1].
Jusque là, vous nous donniez envie de vous éclairer, de vous former pour que vous soyez moins naïve. Mais la suite vous enlève le bénéfice du doute. Vous nous apprenez que « nous avons choisi de vivre dans une économie capitaliste où l’offre et la demande régulent le marché, souvent au détriment des plus faibles ». Que pensez-vous que les Gilets jaunes auraient à vous dire sur leur prétendu choix ? Vous enchaînez : « Mais nous avons aussi pallié cette injustice en créant des mécanismes de compensation…En conséquence, nous avons accès à des médicaments pour nous soigner, et les labos se font un fric monstrueux sur le dos de nos maladies. C’est gagnant-gagnant ». Heu… non Bérengère, ce n’est pas du tout ce qu’on peut appeler un contrat gagnant/gagnant. Réduire les coûts, introduire la flexibilité du travail – ou réduire drastiquement les effectifs – dans le secteur de la santé, refourguer du médicament à quelqu’un qui n’en a pas besoin, jouer de son influence pour raccourcir le temps d’une AMM (Autorisation de mise sur le marché), le tout pour augmenter les marges des actionnaires, sont autant de dérives d’un mode de fonctionnement libéral, en contradiction totale avec la notion d’intérêt général.
Vous terminez votre chapitre sur le fait que « l’idée de déplorer que ces entreprises s’engraissent aux dépens de l’État, c’est de la politique ». C’est vrai, parler de ces sujets sérieusement, c’est faire de la politique. Mais vous avez raison, laissez donc ça à ceux qui maîtrisent le sujet !
En résumé, Bérengère, vous avez récupéré une des innombrables et redondantes parutions « santé » de la presse féminine, pour ne faire que pointer des a priori et des éléments de propagande, sans citer de référence scientifique sérieuse, sans discernement ni vue d’ensemble. Mais être dédaigneuse, acerbe ou ironique ne suffit pas. Pour paraphraser votre conclusion, lorsqu’une journaliste féministe parle chiffons, décoration d’intérieur ou technique de séduction, cela peut prêter à (sou)rire. Quand elle parle de santé ou de politique sans rien y connaître, c’est soudain beaucoup moins drôle.