Lors de sa dernière allocution avant ses vacances estivales, le Premier ministre Manuel Valls avait averti que la rentrée risquerait d’être difficile. En cause, une situation économique qui se dégrade, mais surtout, un risque de plus en plus prononcé de déflation sur l’économie française [1]. Cette déclaration faisait suite à une interview de François Hollande dans le journal Le Monde pointant les mêmes risques déflationnistes et implorant l’Allemagne et la Banque centrale européenne (BCE) de faire preuve de plus de souplesse.
L’exécutif tient à préparer les esprits, et la stratégie de communication semble toute choisie : haro sur la déflation ! S’ensuit dans les médias une ribambelle d’ « experts » qui emboitent le pas : la déflation serait dévastatrice pour l’économie française, elle l’entraînerait inexorablement dans un cercle vicieux générant, entre autres, un effondrement de la consommation et donc de la croissance ainsi qu’une explosion des déficits publics [2]. En apparence toutes les raisons d’en avoir peur et de l’éviter à tout prix comme la peste. Cependant, comme souvent en économie, les choses sont moins binaires que ce qu’on veut nous faire croire. Si la déflation est une menace, cela tient surtout à la façon dont notre monnaie est régie par le cartel bancaire français et au poids que celui-ci occupe dans notre économie. Tentative d’explication.
La déflation est une appréciation en valeur de la monnaie, résultant d’une diminution de la masse monétaire dans l’économie. La masse monétaire correspond à l’ensemble des pièces, billets et dépôts en banque disponibles pour commercer entre les particuliers, les entreprises et l’État. Si cette masse monétaire diminue, les prix de chaque bien et service produit par notre économie, à quantités égales, baissent, afin d’être en adéquation avec le nouveau volume de monnaie. La déflation c’est donc l’exact opposé de l’inflation.
À première vue la déflation semble être une bonne chose. Pour les épargnants c’est une récompense à leur vertu. Les consommateurs, eux, voient les prix baisser, ce qui augmente leur pouvoir d’achat. L’argument trop souvent avancé consistant à prévoir un effondrement de la consommation consécutif au report des achats de la part des consommateurs ne tient pas. En effet les consommateurs ne vont pas s’arrêter de consommer des biens qui répondent à leur besoin primaire : manger, boire, se loger et se chauffer. Et en ce qui concerne les autres produits de consommation moins essentielles, telles que l’électroménager, la haute technologie ou l’informatique par exemple, les prix chutent depuis de nombreuses années sous l’effet conjugué des délocalisations et du progrès technique, sans que cela engendre une chute des ventes, bien au contraire.
Cependant, il existe bien une catégorie pour laquelle la déflation est dévastatrice : ce sont les débiteurs. En effet, tout ceux qui ont souscrit un crédit voient le poids de leur intérêt devenir proportionnellement plus important par rapport à leur revenu réel. Cela concerne les particuliers, les entreprises et surtout l’État, bref tout le monde.
Dans nos économies « modernes », le nombre de débiteurs et le montant des dettes contractées, qu’elles soient publiques ou privées, atteignent des proportions considérables [3]. Ainsi une déflation trop prononcée engendrera de ce fait un fort ralentissement de l’économie. Les acteurs économiques se retrouvant étouffés par le poids de leur dette, les poussant soit à la faillite, soit à demander un rééchelonnement de leur dette. La menace déflationniste est caractéristique d’une économie qui avantage les débiteurs au détriment des créditeurs.
Plus préoccupant, la monnaie, qui jadis était adossée à l’or et l’argent, repose aujourd’hui principalement sur ces dettes contractées par les banques auprès des débiteurs. C’est ce que l’on nomme « l’argent dette » ou création monétaire ex nihilo [4]. Par un simple jeu d’écriture, les banques créent de la monnaie à chaque fois qu’elles octroient un crédit. L’unique garantie de la monnaie ainsi créée est la promesse que chaque emprunteur va rembourser son crédit, lors de la signature de son contrat. Sa valeur repose donc sur le travail et la production future de chacun d’eux.
Le moins que l’on puisse dire est que cet « argent dette », les grandes banques françaises en ont fait grand usage ces dernières années, notamment depuis la vague de dérégulation du secteur bancaire entamée en 1984 avec la loi Delors-Fabius, qui s’est poursuivie par la suite au gré des majorités [5]. Depuis, la seule contrainte à l’octroi de crédit est l’obligation pour les banques de respecter un ratio de solvabilité, appelé ratio Cooke, égal à 8 % de leurs capitaux propres. Ce qui veut dire qu’en théorie, en simplifiant, pour 1 euro de capitaux propres, elles peuvent distribuer 12,5 euros de crédit, et dans la pratique ce ratio peut être bien plus élevé pour certaines banques. C’est ce qu’on appelle le système des réserves fractionnaires. Il a permis aux banques de faire jouer à plein l’effet de levier et ainsi d’inonder l’économie de crédits et donc de monnaie [6].
La forte augmentation de la monnaie disponible par le biais des réserves fractionnaires nous conduit au paradoxe suivant : aujourd’hui, dans la plupart des pays occidentaux, ce ne sont plus les dépôts qui font les crédits, mais bien l’inverse, la souscription de crédit est indispensable à l’alimentation des dépôts [7]. La masse monétaire de l’économie française est dépendante de la production de crédits par les banques.
Cet effet de levier, bien que très lucratif pour les banques, s’avère d’une dangerosité mortelle pour l’économie. En effet, le bilan des banques ressemble à une pyramide inversée, ce qui les rend vulnérables au moindre retournement de l’économie et à une déflation même minime.
BNP Paribas, par exemple, dispose d’un encours de crédit d’un total s’élevant à peu près à 1900 milliards d’euros (l’équivalent du PIB français...) et dispose de fonds propres aux alentours de 90 milliards dans le meilleur des cas [8]. Ces chiffres nous donnent donc, au mieux, un effet de levier de 21, ce qui est assez loin du ratio Cooke évoqué plus haut. Dans le cas où seulement 5 % de ses emprunteurs font défaut, la première banque française se retrouverait avec un trou dans son bilan de 95 milliards, soit un montant supérieur à l’ensemble de ses capitaux propres... Autant dire que sans l’intervention du contribuable, elle se retrouverait balayée, emportant avec elle les dépôts de tous ses clients et de manière à peu près certaine l’ensemble de l’économie française [9].
De tels montants, s’expliquent par le caractère pro-cyclique du système. Tous les ingrédients sont réunis pour favoriser l’émergence de bulles.
Tout d’abord les banques sont des sociétés privées cotées en bourse ; leur rôle consiste à maximiser leurs bénéfices afin de verser de généreux dividendes à leurs actionnaires [10]. Le management des banques, via un système de bonus au résultat, est incité à se montrer agressif en termes de production de crédit, sans toujours être très regardant sur la qualité de la signature des emprunteurs. Ce phénomène est accentué par la possibilité qu’ont les banques via leur filiale de banque d’investissement de revendre ces prêts sur les marchés financiers sous la forme de produits dérivés. Cela leur confère des revenus supplémentaires et leur permet de sortir de leur bilan le risque associé à ces crédits [11].
Ensuite, la création monétaire engendrée par ces crédits crée une inflation qui s’autoalimente dans un cercle vicieux, qui finit généralement par l’éclatement de la bulle. En effet, afin de suivre l’évolution des prix, les montants des prêts ont tendance à augmenter, ce qui pousse de nouveau les prix à la hausse et ainsi de suite. L’exemple le plus frappant se situe dans l’immobilier, où nous avons assisté à une explosion des crédits aux particuliers. Les montants empruntés ont connu de fortes hausses, allongeant la durée donc le poids des intérêts, sans que les salaires des ménages suivent cette évolution [12]. L’éclatement de la bulle immobilière en Espagne est un cas d’école [13].
Enfin, les politiques monétaires des banques centrales, complaisantes envers le système bancaire, consistent depuis le début des années 2000 en des taux d’intérêts extrêmement bas [14]. Cela n’a fait qu’amplifier ce phénomène dans des proportions gigantesques, nous menant tout droit à la crise financière de 2008.
Le Président et le Premier Ministre ont donc de vraies raisons de s’inquiéter, cependant, ils ne semblent pas suivre le chemin qui permettrait de protéger l’économie française d’une telle menace. L’exécutif, par complicité, n’a pas la volonté politique pour attaquer ce problème de front. En atteste la réforme bancaire du gouvernement Ayrault [15], promesse du candidat Hollande pour mettre au pas les banques et qui n’a de réforme que le nom. Ainsi, tout laisse à penser que la menace de déflation n’est pour eux qu’un argument à disposition dans leur petit marchandage avec l’Allemagne et la BCE. Tout au plus une simple opération de communication qui leur permettra de se dédouaner devant les résultats économiques catastrophiques qui s’annoncent.
La déflation en soi n’est pas mauvaise ; au contraire, elle permet de purger l’excès de création monétaire née des bulles de crédit et ainsi permettre aux prix de revenir à leur niveau réel. C’est exactement la raison pour laquelle elle pointe le bout de son nez aujourd’hui en France. La création de monnaie faite par les banques ces dernières années ne correspond pas à la production de biens et services de l’économie française. Au bout d’un moment, l’ajustement est inévitable. Ainsi la déflation est un préalable obligatoire à un redémarrage sain de l’économie. C’est uniquement la configuration actuelle de notre système monétaire et bancaire qui en fait une menace d’effondrement de l’économie.
C’est une épée de Damoclès au dessus de la tête de chaque Français, un risque aux conséquences bien trop importantes pour ne pas envisager une réforme en profondeur. Celle-ci doit avoir comme préalable indispensable la remise en cause du système des réserves fractionnaires et de l’argent dette. Un prêt doit avoir des fondamentaux solides et donc se faire avec de l’argent à disposition : l’épargne. Cependant, une telle évolution implique plus qu’une réforme monétaire ; l’économie tout entière doit changer de modèle, les mentalités doivent évoluer. L’épargne doit redevenir une vertu et être encouragée, la spéculation proscrite. L’inflation ne doit plus être un objectif de politique monétaire comme aujourd’hui, mais un mal qu’il faut éradiquer afin que le système monétaire favorise les créditeurs par rapport aux débiteurs.