La majeure partie de la diplomatie sioniste se déroule en secret, par la corruption et le chantage. Mais, parfois, il est jugé approprié d’obtenir d’un gouvernement une déclaration officielle. Le plus célèbre de ces documents est la brève lettre écrite le 2 novembre 1917 par le ministre britannique des Affaires étrangères Lord Arthur Balfour et adressée à Lord Lionel Walter Rothschild, président de la Fédération sioniste de Grande-Bretagne.
Le Premier ministre britannique Lloyd George expliqua clairement, selon un rapport de la Palestine Royal Commission de 1937, la contrepartie de cette lettre :
« Les leaders sionistes nous ont donné la promesse ferme que, si les alliés s’engageaient à faciliter l’établissement d’un foyer national pour les juifs en Palestine, ils feraient de leur mieux pour rallier le sentiment et le soutien juifs à travers le monde en faveur de la cause des Alliés. Ils ont tenu parole. » [1]
Balfour pensait probablement que sa lettre, écrite avec réserve sur un papier sans entête, n’engageait pas à grand-chose. Mais les sionistes ont su capitaliser sur elle pour en faire la pierre angulaire de leur projet de colonisation de la Palestine. Lorsque le gouvernement britannique se montra par la suite réticent, en tentant de minimiser les termes de la déclaration Balfour, les sionistes trouvèrent leur champion dans le très ambitieux, peu scrupuleux et endetté Winston Churchill, dont les pensées, comme il le disait lui-même, étaient « à 99 % identiques » à celles de Chaïm Weizmann. Churchill a toujours affirmé que l’intention de la déclaration Balfour était que la Palestine devienne avec le temps « un État majoritairement juif » [2] (lire mon article Ce vieux sioniste de Churchill et la déclaration Balfour ).
On sait peu que des déclarations similaires à la déclaration Balfour ont été obtenues simultanément d’autres puissances européennes, et notamment de la France. La Grande-Bretagne, en effet, ne pouvait pas agir dans ce domaine sans accord de ses alliés. [3]
Dans une lettre datée du 4 juin 1917, le diplomate français Jules Cambon, alors secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, assure Nahum Sokolow, chef de l’Organisation sioniste mondiale depuis 1906, de la sympathie du gouvernement français pour le projet « de développer la colonisation israélite en Palestine », et cite avec approbation tacite l’idée que « ce serait faire œuvre de justice et de réparation que d’aider à la renaissance, par la protection des puissances alliées, de la nationalité juive, sur cette terre d’où le peuple d’Israël a été chassé il y a tant de siècles. » Le triomphe de la cause sioniste, conclue Cambon, « est lié à celui des alliés ».
Cette « déclaration Cambon », non seulement anticipait la déclaration Balfour, mais ouvrit la voie à celle-ci. De retour à Londres, Sokolow, dont le rôle dans le triomphe du sioniste est méconnu, déposa la lettre Cambon au Foreign Office, où elle stimula un esprit de compétition. En janvier et février 1918, il retourna à Paris, cette fois dans le but d’obtenir une déclaration publique française en faveur de la déclaration Balfour. Un bel exemple de diplomatie profonde transnationale.
Durant la Seconde Guerre mondiale, Weizmann et Churchill conspirèrent ensemble pour entraîner les États-Unis dans la guerre, en renouvelant la stratégie de la déclaration Balfour.
Dans une lettre à Churchill datée du 10 septembre 1941, Weizmann écrivit :
« J’ai passé des mois en Amérique, à voyager d’un bout à l’autre du pays. […] Il n’y a qu’un seul groupe ethnique important prêt à se tenir, unanimement, aux côtés de la Grande-Bretagne et pour une politique de mobilisation pour elle : les cinq millions de juifs américains. […] Il a été largement reconnu par les hommes d’État britanniques que ce sont les juifs qui, dans la dernière guerre, ont effectivement aidé à faire pencher la balance en Amérique en faveur de la Grande-Bretagne. Ils sont prêts à le faire – et peuvent le faire – à nouveau. » [4]
Dès son arrivée au poste de Premier ministre en mai 1940, Churchill avait chargé Arthur Greenwood, du cabinet de guerre, de rédiger un document promettant aux élites juives, en cas de victoire britannique, non seulement la Palestine, mais un rôle de premier plan dans le « ouvel ordre mondial », en compensation des « torts subits par le peuple juif ». Bien que peu connu, ce document a, selon les termes du rabbin Stephen Wise (un des plus ardents sionistes américains depuis l’époque de Herzl), « des implications plus larges et de plus grande portée » que la déclaration Balfour. Cette « promesse de Greenwood » (the Greenwood Pledge) et a été rédigée il y a exactement 80 ans, et publiée par le New York Times dans son édition du 6 octobre 1940, sous le titre extraordinaire « Nouvel Ordre mondial promis aux juifs » (reproduction ici et ici).
Arthur Greenwood était membre du cabinet de guerre britannique de Churchill, et il ne fait aucun doute qu’il a agi sur instruction de Churchill. Comme l’indique l’article, les représentants juifs considèrent que sa déclaration engage le gouvernement britannique.
Le récipiendaire de ce document, Stephen Wise, fut l’un des plus ardents sionistes américains depuis l’époque de Herzl. Proche de Louis Brandeis, Felix Frankfurter et Samuel Untermeyer, il fonda la New York Federation of Zionist Societies en 1897, ébauche de la Zionist Organization of America dont il deviendra président. En 1917 il participa à l’effort pour convaincre le président Wilson d’approuver la déclaration Balfour. En 1936, il cofonda le Congrès juif mondial, destiné à liguer les juifs du monde contre Hitler.
Voici la traduction de l’article du New York Times incluant le texte complet de la « déclaration Greenwood » :
Nouvel Ordre mondial promis aux juifs
Arthur Greenwood du cabinet de guerre britannique envoie ici un message d’assurance
Dans la première déclaration publique sur la question juive depuis le déclenchement de la guerre, Arthur Greenwood, membre sans portefeuille du cabinet de guerre britannique, a assuré aux juifs des États-Unis que lorsque la victoire serait obtenue, un effort serait fait pour fonder un Nouvel Ordre mondial fondé sur les idéaux de « justice et de paix ».
M. Greenwood, qui est le chef adjoint du parti travailliste britannique, a déclaré que dans le nouveau monde, « la conscience de l’humanité civilisée exigerait que les torts subis par le peuple juif dans tant de pays soient réparés ». Il a ajouté qu’après la guerre, une occasion serait donnée aux juifs partout dans le monde d’apporter une « contribution distinctive et constructive » à la reconstruction du monde. Le message a été délivré la semaine dernière au Dr Stephen S. Wise, président du comité exécutif du Congrès juif mondial, par le rabbin Maurice L. Perzweig, président de la section britannique du congrès. Le rabbin Perizweig est arrivé d’Angleterre lundi soir.
En comparant la déclaration avec la déclaration Balfour de 1917, D. Wise a déclaré qu’en un sens elle avait « des implications plus larges et plus étendues », car elle traitait du statut des juifs dans le monde. Il a dit que le message de M. Greenwood pouvait être interprété comme une déclaration de la ferme intention de l’Angleterre d’aider à redresser les torts que les juifs ont subis et continuent de subir aujourd’hui à cause du « désordre et de l’anarchie » d’Hitler. M. Greenwood, envoyant aux juifs d’Amérique un message « d’encouragement et de chaleureux vœux », a écrit : « Le sort tragique des victimes juives de la tyrannie nazie nous a, comme vous le savez, plongé dans une profonde émotion. Le discours d’hommes d’État responsables au Parlement et à la Société des nations au cours des sept dernières années a reflété l’horreur avec laquelle le peuple de ce pays a vu la rechute nazie dans la barbarie.
« Le gouvernement britannique a cherché à améliorer quelque peu le sort des juifs persécutés tant en Allemagne même que dans les pays infectés par la doctrine nazie de la haine raciale. Aujourd’hui, la même puissance sinistre qui a foulé aux pieds les minorités de ses propres défenseurs, par la fraude et la force, a temporairement volé leur indépendance à de nombreux petits peuples, a défié le dernier bastion de la liberté en Europe.
« Lorsque nous aurons remporté la victoire, comme nous le ferons assurément, les nations auront l’occasion d’établir un Nouvel Ordre mondial fondé sur les idéaux de justice et de paix. Dans un tel monde, nous espérons que la conscience de l’humanité civilisée demandera que les torts subis par le peuple juif dans tant de pays soient réparés. »
« Dans la reconstruction de la société civilisée après la guerre, il devrait y avoir et il y aura une réelle opportunité pour les juifs partout dans le monde d’apporter une contribution distinctive et constructive ; et tous les hommes de bonne volonté doivent assurément espérer que dans la nouvelle Europe, le peuple juif, quel que soit le pays où il vit, aura la liberté et la pleine égalité devant la loi avec tout autre citoyen. »
Dans une interview à l’hôtel Astor, le rabbin Perlzweig a déclaré qu’il était certain que M. Greenwood « parle pour l’Angleterre ». Il y a une prise de conscience claire, a-t-il ajouté, que la liberté et l’émancipation du peuple juif sont liées à l’émancipation et à la liberté des peuples du monde entier. Le message, a fait remarquer le rabbin Perlzweig, a fait l’objet d’une sérieuse considération de la part du gouvernement britannique. « C’est une déclaration au nom du monde entier », a-t-il observé. « Ici, le gouvernement britannique exprime clairement ce qu’il espère avoir lieu après avoir gagné la guerre. »