On associe souvent la gastronomie moléculaire avec l’exercice de style qui a le plus participé à son essor : La déconstruction culinaire. Ce terme est né en 1995 dans la cuisine du chef catalan Ferran Adria.
Le principe consiste à prendre les principaux ingrédients d’un plat traditionnel pour les retravailler séparément en changeant les techniques, les textures, les formes ou même les températures pour ensuite les restructurer de façon « artistique » dans l’assiette.
Les grands chefs eux-mêmes entretiennent cet amalgame depuis quelques années en rejetant le terme de « cuisine moléculaire », lui préférant celui de gastronomie « déconstructive » (ou « techno-émotionnelle »).
Essayons de comprendre pourquoi.
Que cache le terme « gastronomie déconstructive » ?
Le discours culinaire des cuisiniers déconstructeurs tend à réfuter le terme « cuisine moléculaire » pour mettre en avant celui de « gastronomie déconstructive » qui est – selon eux – plus approprié au « mouvement avant-gardiste » qu’ils représentent.
La déconstruction culinaire n’étant qu’un exercice de style, comme a pu l’être avant la variation autour d’un même thème, celle-ci ne nécessite donc pas obligatoirement l’utilisation de produits de cuisine moléculaires. En effet il est tout à fait possible (voir souhaitable) de faire de la déconstruction de plats de façon dite « traditionnelle » (c’est-à-dire sans l’utilisation de produits chimiques).
Pourtant, ce qui relie aujourd’hui nos grands chefs déconstructeurs – avant la déconstruction elle-même – c’est bien évidemment l’utilisation de ces produits. D’ailleurs certains d’entre eux, comme Ferran Adria, qui ont déjà abandonné cet exercice passé de mode n’ont pour autant pas arrêté d’utiliser ces produits. Il a même, depuis, lancé sa propre marque [1].
Il faut savoir que le terme gastronomie « déconstructive » vient en partie du philosophe français Jacques Derrida, alors que le terme « gastronomie moléculaire » vient quant à lui du chimiste français Hervé This. Pourquoi, alors, utiliser un terme philosophique plutôt que scientifique pour définir une cuisine justement dite scientifique ?
Dans l’esprit collectif, le scientifique en blouse blanche renvoie plus à l’industrie agroalimentaire qu’aux produits du terroir. Or, tout le discours culinaire des grands chefs (déconstructeurs ou pas) est entièrement basé sur ce dernier. On pourrait même dire que le premier est la négation du second mais que pourtant le terroir est nécessaire à la fois à l’industrie agroalimentaire et aux grands chefs, en termes de discours et d’image.
Il est très intéressant de constater que certains des grands déconstructeurs ont travaillé main dans la main avec des groupes de gastronomie moléculaire comme l’INRA et TTZ-Bremerhaven (alors qu’ils réfutent pourtant ce terme), des fabricants de saveurs (Cosmos Aromática), un fabricant d’hydrocolloïdes (Iberaguar) avec la participation de l’école française de gastronomie FERRANDI.
Ce programme, du nom d’INICON – subventionné par l’Union européenne – dont le but est « d’introduire des technologies innovantes dans la gastronomie moderne pour la modernisation de la cuisine » et qui n’est qu’un programme parmi tant d’autres (la collaboration entre les grands chefs, l’industrie agroalimentaire et l’industrie chimique se généralisant de plus en plus), nous permet de mieux saisir pourquoi il est important pour eux de se situer philosophiquement – en nous emmenant vers un débat sur l’art – et non pas scientifiquement dans la bataille du discours [2].
La cuisine moléculaire comme libéralisme culturel
Comme l’explique Jean-Claude Michéa, le libéralisme culturel – qui ne cesse de faire appel à la transgression – n’est pas à opposer au libéralisme économique, puisque le premier sert à faire avancer le second.
Dans ce cas présent, c’est l’« avant-gardisme artistique » des chefs adeptes de la cuisine moléculaire qui permet à l’industrie agroalimentaire et chimique d’introduire des « technologies innovantes » dans un secteur jugé encore « trop » conservateur.
Toutes critiques de ces produits étant forcement comparées à un obscurantisme [3], nous sommes sommés de vivre ce « progressisme » comme un apport civilisationnel de nos grands chefs. L’éventuelle inquiétude envers l’introduction de produits tels que la sphérification, les carraghénanes, les gommes, les méthylcelluloses ainsi que des produits « naturels » à base d’algues [4] et de leurs probables conséquences ne pouvant rappeler que les heures les plus sombres, comme celles des polémiques autour de l’invention du chemin de fer (rien que ça !)
Au moins, de ce point de vue, le grand chef « avant-gardiste » est encore bien plus utile au système que le grand chef réactionnaire. D’où sa surmédiatisation, et sa mise en opposition permanente avec ses confrères plus dans la tradition, ces dernières années, dans les médias anglo-saxons.
Le double discours culinaire
En France, des cuisiniers moléculaires « vertueux », tels que Pierre Gagnaire et Thierry Marx, qui collaborent tous deux avec Hervé This par l’intermédiaire de l’INRA, nous expliquent que l’on ne doit voir aucune volonté cachée de qui que ce soit (et surtout pas des lobbies, qui comme chacun sait ne servent que les intérêts de l’humanité) derrière l’engouement soudain pour la cuisine moléculaire, autre que l’amour de la gastronomie, pour que celle-ci continue d’évoluer vers de meilleurs cieux…
Bref, il serait intéressant que ces deux messieurs nous expliquent ce qu’ils pensent de la cuisine « note à note » d’Hervé This, qu’il définit comme la cuisine du futur et l’étape après la cuisine moléculaire, dont il fut l’un des créateurs avec Nicholas Kurti. La cuisine note à note est une cuisine qui a pour but à moyen terme de n’utiliser non pas des aliments existants, mais uniquement des composés (naturels ou synthétiques). À ce stade, l’utilisation d’aliments est encore parfois nécessaire… à son grand désarroi !
Lors d’une conférence donnée pour l’Euroscience Open Forum [5] en juillet 2012 à Dublin, à l’aide notamment du chef pâtissier de la Maison Blanche, Bill Yosses, les participants ont eu la possibilité de gouter des plats tels que des soufflés au citron et des gâteaux au chocolat fabriqués seulement à partir de composés chimiques.
Bill Yosses estime pour sa part que « créer de la fausse nourriture à partir de composés aidera à améliorer la qualité de la nourriture, mais aussi sa disponibilité ». Admirez sa réponse, lorsqu’un journaliste lui demande si ses expérimentations sont au menu de la Maison Blanche. Celui-ci sourit et répond que « la famille présidentielle recherche plutôt des recettes traditionnelles avec lesquelles les gens sont familiers ». Hervé This, quand à lui, nous régale de perles comme : « Donc vous n’avez pas de légumes, pas de fruits, pas de viandes, pas de poissons, rien à part des composés. Et vous devez créer une forme, une couleur, un goût, une fraicheur, une aigreur et une astringence, tout. » Il a aussi assimilé les méthodes de cuisine traditionnelle telles que le cassage d’œufs et l’utilisation de vrais ingrédients à « vivre au moyen âge » [6].
Durant cette conférence très instructive, on apprend que This a confié la création du premier plat de la cuisine note à note à son cher ami Pierre Gagnaire en 2009 à Hong Kong. Et qu’un dîner a été organisé dans la fameuse école Cordon Bleu en 2010, avec Nicolas Bernardé aux desserts, pour présenter cette nouvelle cuisine.
Il a d’ailleurs été assez clair sur le fait que les grands chefs de demain auront la responsabilité de développer cette nouvelle cuisine comme ils l’ont fait avant avec la cuisine moléculaire et que les récalcitrants seront de toute façon un jour remplacés par la nouvelle garde désireuse d’être à l’avant-garde.
Même si ce dernier se défend de tout lien et de tout financement par d’éventuels groupes (alors qu’il déclarait le contraire en 2002 [7], gageons que les industries agroalimentaire et chimique sauront quoi faire de ces avancées techniques et culturelles [8].
Cette conférence est une preuve manifeste du double discours des personnalités culinaires qui gravitent dans l’espace médiatique. Puisque Gagnaire et Marx (mais d’autres aussi) connaissent bien This et sa bande, soit ils nous mentent quand ils prétendent que le monde de la gastronomie moléculaire est un monde sain dans lequel seuls les « obscurantistes » y voient des choses qui n’existent pas, soit ils sont sincères dans leur démarche et seulement naïfs. Mais au vu de ce genre de déclaration, ils serait temps que ces derniers fassent le choix entre la solidarité clanique et l’intégrité professionnelle.
Puisque le discours culinaire des grands chefs interfère de plus en plus dans nos pratiques alimentaires par l’intermédiaire des médias, nous devrions refuser de voir celui-ci évoluer sur le thème de l’art, en discutant de l’avant et de l’arrière-garde, car ce discours, très peu politique, sert en partie à cacher une réalité plus morbide, à savoir qu’aujourd’hui la plupart de l’élite culinaire collabore, de près ou de loin, consciemment ou inconsciemment, avec des grands groupes industriels et des chimistes zélés contre les artisans, les petits producteurs et même les petits restaurateurs, alors que ce même discours culinaire place pourtant ces derniers au cœur de leurs préoccupations. Nous devrions aussi, par conséquent, exiger des grands chefs qu’ils nous expliquent pourquoi ils aident à détruire d’une main ce qu’ils prétendent défendre de l’autre.
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