Que s’est-il passé en Syrie ?
Un article de Youssef Hindi en exclusivité pour le site E&R !
Sommaire
- La longue guerre contre la Syrie
- Sanctions économiques : affaiblir avant de détruire
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La chute de l’État syrien est multi-causale. Mais au moment où je rédige ces lignes, il est impossible de dresser un tableau complet et précis sur l’effondrement rapide de l’État baasiste. Plusieurs hypothèses sont avancées ici et là : deal entre la Russie et les États-Unis qui aurait consisté à échanger la Syrie contre l’Ukraine ; deal entre l’Iran et les États-Unis qui se serait traduit par l’abandon du Hezbollah et de Bachar el-Assad en échange de la levée des sanctions économiques contre Téhéran, etc.
Aucun élément tangible ne vient appuyer ces hypothèses aujourd’hui. Par contre, de nombreux éléments concrets et des tendances lourdes permettent de comprendre partiellement la chute de l’État syrien. Et c’est à ceux-là que je me tiendrai ici.
La longue guerre contre la Syrie
Avant d’aborder l’actualité brûlante, il convient de revenir brièvement sur les commanditaires et les instruments (terroristes) de la guerre contre la Syrie.
Israël et son lobby aux États-Unis ont commencé leur campagne anti-syrienne dès 1996 [1]. À la mi-avril 2003, alors que le régime de Saddam Hussein vient tout juste de tomber, les dirigeants israéliens commencent à inciter les États-Unis à s’attaquer à l’État syrien [2].
Dans un entretien accordé le 15 avril 2003 au journal Yedioth Aharonoth, le Premier ministre israélien Ariel Sharon expliquait que Bachar el-Assad était un « homme dangereux, incapable de jugement sain ». C’est ce que les Israéliens disaient déjà de Saddam Hussein, qui aurait, avec la complicité de Damas, dissimulé des armes de destruction massive en territoire syrien juste avant le début des hostilités. Sharon se mit à appeler les États-Unis à exercer une « très forte pression » sur la Syrie pour l’obliger à mettre fin à son soutien au Hamas et au Jihad islamique ; au Liban, à expulser les gardiens de la révolution islamique d’Iran de la plaine de la Bekaa ; à cesser de coopérer avec l’Iran ; il fallait obliger le Hezbollah à se retirer de la frontière israélo-libanaise et le remplacer par l’armée libanaise, et éliminer ses missiles à courte portée visant le territoire israélien [3]. En somme, Sharon exigeait que sautent au Levant tous les verrous empêchant Israël de s’étendre. Un diplomate israélien a même critiqué les revendications osées de Sharon, l’invitant à être plus discret sur les relations entre Damas et Washington [4].
Le ministre de la Défense Shaul Mofaz a déclaré à Ma’ariv le 14 avril 2003 :
« Nous avons une longue liste d’exigences à l’égard des Syriens, et il nous semble approprié qu’elles soient transmises par l’intermédiaire des Américains. » [5]
Comme Sharon, le ministre de la Défense demandait à ce que la Syrie rompe ses liens avec le Hamas et le Jihad islamique et que soit démantelé le Hezbollah [6].
Deux semaines plus tard, le conseiller pour la Sécurité nationale du gouvernement Sharon, Ephraïm Halevy, se rendait à Washington pour pousser les dirigeants américains à prendre « des décisions décisives » contre la Syrie. Selon lui, la Syrie détiendrait des armes de destruction massive, et elles seraient aux mains d’un Assad « irresponsable » et « insolent » [7].
Cette politique de défiance vis-à-vis de la Syrie promue aux États-Unis par les israéliens, n’était ni du goût de l’administration américaine, ni de la CIA et du département d’État ; ces deux derniers en particulier, ont souligné que cette politique d’affrontement avec la Syrie était une erreur stratégique. Mais Israël et le lobby pro-israélien ont convaincu l’administration Bush de les suivre sur cette voie [8]. Ils ont utilisé le même argument que précédemment avec l’Irak, à savoir que la Syrie était une dangereuse menace pour Israël, mais aussi pour les États-Unis [9].
Après la chute de Saddam, les Israéliens déclarèrent que la Syrie était au moins aussi dangereuse que l’Irak. Le stratège israélien Yossi Alpher, livrant le point de vue de l’État hébreu sur la Syrie, expliquait que « la Syrie avait un fort pouvoir de nuisance, beaucoup plus fort que celui de l’Irak ».
Le Washington Post a rapporté à la mi-avril 2003 que Sharon et Mofaz s’employaient à attiser la campagne contre la Syrie en abreuvant les États-Unis de rapports secrets sur les agissements du président Bachar el-Assad [10] et la dissimulation sur son sol d’armes irakiennes [11].
Au lendemain de l’attaque étasunienne contre l’Irak, en avril 2003, l’influent néoconservateur Paul Wolfowitz a déclaré qu’« un changement de régime était indispensable en Syrie », et Richard Perle, lui aussi néoconservateur très influent, dit à un journaliste, en avril 2003 que « nous pourrions délivrer un message très bref, message de cinq petits mots aux autres régimes hostiles en Orient : "C’est votre tour maintenant". » [12]
Parallèlement, les réseaux des Frères musulmans se mettent en branle contre la Syrie.
En août 2002, la Fraternité syrienne, tentant de se positionner en tant que leader de l’opposition, a tenu une conférence à Londres sous le slogan « La Syrie pour tout son peuple », et a appelé à un nouveau système politique « pluraliste » [13].
En juin 2006, le Front de salut national, une coalition regroupant les Frères musulmans (jusqu’à leur retrait en 2009) et des forces laïques, a organisé une autre conférence de l’opposition à Londres, à laquelle ont participé cinquante exilés syriens appelant à un changement de régime [14].
« Les activités de l’opposition en Syrie étaient clairement organisées depuis Londres et étaient apparemment tolérées par les autorités britanniques » [15], explique Mark Curtis, historien et journaliste d’investigation britannique.
Le dirigeant des Frères musulmans syriens, Ali Sadreddine Bayanouni, qui s’est installé à Londres en 2000 après avoir passé vingt ans en Jordanie, a déclaré en 2005 :
« Nous avons des membres en Syrie, mais nous évitons de donner à ces activités une structure identifiable. » [16]
Alors que les grands médias occidentaux nous parlaient de manifestations pacifiques en Syrie, des actes terroristes étaient passés sous silence. Dans un ouvrage rigoureusement documenté, Guerre en Syrie (Sigest, 2015), François Belliot a analysé les mensonges des médias occidentaux sur la crise syrienne ; il a notamment rapporté les exactions commises par les « manifestants pacifiques » :
Le 17 avril 2011, huit membres des forces de sécurité sont égorgés dans une petite commune de la banlieue de Deraa.
Le 19 avril 2011, plusieurs officiers sont sauvagement massacrés. Trois enfants d’un général syrien sont achevés au sabre.
Le 8 mai 2011, dix policiers sont égorgés à Homs.
Le 7 juin 2011, 120 militaires et policiers sont attaqués dans leur caserne à Jisr el- Choughour à la frontière turco-syrienne et décapités après avoir été tués. Al Jazeera et la BBC ont parlé de 120 manifestants pacifistes tués par les forces de sécurité.
Le 21 juillet 2011, 13 soldats ont été tués et 100 autres blessés lors d’affrontement avec des groupes armés dans la ville de Homs.
Le 2 avril 2011, Nidal Jannoud (de confession alaouite), gardien du club des officiers de la ville de Banyas, se fait arrêter par des hommes armés. Il est lynché, le visage lacéré, puis criblé de balles. Le tout est filmé. Les vingt auteurs sont arrêtés. On apprendra ensuite que l’un des participants au lynchage était un des meneurs d’une manifestation « pacifique » appelant à la chute du régime.
Six jours plus tard, 9 soldats syriens sont tués lors d’une embuscade tendue par un groupe armé. [17]
Certains des combattants libyens qui rejoignent l’insurrection syrienne « auraient été entraînés par les forces britanniques, françaises ou américaines en Libye pour combattre Khadafi » [18]. Certains rejoindront bientôt Daech ainsi que la filiale d’Al-Qaïda, Al-Nosra, qui deviendra rapidement l’un des groupes d’opposition les plus puissants à Assad. Un homme appelé Abu Saleh a déclaré au Washington Post qu’en 2012, lui et un groupe d’autres Libyens qui avaient reçu une formation par les Occidentaux en Libye ont quitté leur pays pour la Turquie, puis ont traversé la Syrie ; il a d’abord combattu pour l’Armée syrienne libre (ASL), puis est passé à al-Nosra, et voulait rejoindre Daech. « Certains des Syriens formés par les forces occidentales ont rejoint Daech et d’autres Jabhat al-Nosra », a déclaré Saleh [19].
Début 2012, l’opération secrète s’est intensifiée. Lors d’une conférence à Riyad en mars, l’administration Obama a donné son feu vert à de nouvelles livraisons d’armes saoudiennes à l’opposition. Dans le même temps, des agents de la CIA en Turquie acheminaient vers la Syrie des fusils automatiques, des lance-grenades, des munitions et des armes antichars payés par l’Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar, en collaboration avec les Frères musulmans syriens.
« La faction des Frères musulmans, interdite, basée à Hama, a adopté une ligne résolument sectaire à l’égard des Alaouites, non seulement en qualifiant le gouvernement baasiste de "régime apostat" et en cherchant à le renverser par la violence, mais aussi en se montrant prête à tuer les Alaouites, simplement parce qu’ils n’étaient pas considérés comme de vrais croyants musulmans… La Turquie et le Qatar, qui ont tous deux soutenu les dirigeants Frères musulmans en exil, ont commencé à fournir des armes aux groupes les plus attachés à un point de vue sectaire anti-chiite et anti-alaouite. L’un des principaux bénéficiaires des fonds et des armes turcs a été Ahrar al-Sham, qui partageait avec le Front al-Nosra d’Al-Qaïda la vision sunnite sectaire de la minorité alaouite… Un autre favori des alliés américains était Jaish al-Islam, l’organisation salafiste de la banlieue de Damas dont l’ancien chef Zahran Alloush parlait ouvertement de nettoyer Damas des chiites et des alaouites, qu’il considérait tous deux comme des "Majous" – le terme injurieux utilisé pour désigner les non-Arabes préislamiques originaires d’Iran.
S’il y avait un doute sur le fait que le sectarisme anti-alaouite du passé constitue toujours une part importante de la pensée de l’opposition armée, il aurait dû être éliminé après ce qui s’est passé pendant la "Grande bataille d’Alep". La nouvelle franchise d’Al-Qaïda, Jabhat Fateh al Sham, qui a planifié et mené cette offensive pour percer les lignes du gouvernement syrien autour d’Alep, l’a baptisée du nom d’Ibrahim al-Yousef, l’officier des Frères musulmans qui avait assassiné de sang- froid des recrues alaouites à l’école d’artillerie d’Alep en 1979. » [20]
En août 2012, un rapport de la Defense Intelligence Agency [21] américaine a averti que « les événements prennent une direction clairement sectaire » et que « les salafistes, les Frères musulmans et AQI [Al-Qaïda en Irak] » étaient « les principales forces à l’origine de l’insurrection ».
La « ligne de rat » d’armes livrées de Libye à la Syrie via le sud de la Turquie a été autorisée suite à un accord secret entre l’administration américaine et le président turc Erdoğan, dans lequel la Grande-Bretagne était également impliquée. Le journaliste américain Seymour Hersh, qui a révélé cette affaire, a noté que l’accord impliquait un financement de la Turquie, de l’Arabie saoudite et du Qatar mais que « la CIA, avec le soutien du MI6, était responsable de l’acheminement des armes des arsenaux de Kadhafi vers la Syrie » [22].
Un certain nombre d’organisations de façade ont été créées en Libye et des soldats américains à la retraite ont été embauchés pour gérer les achats et le transport, dans une opération dirigée par le directeur de la CIA, David Petraeus. Seymour Hersh a fait remarquer que l’opération n’avait pas été divulguée aux comités du renseignement du Congrès, comme le prévoit la loi américaine. Ainsi « l’implication du MI6 a permis à la CIA de contourner la loi en qualifiant la mission d’opération de liaison » [23].
Sanctions économiques : affaiblir avant de détruire
Comme dans le cas irakien, l’offensive finale contre l’État syrien est lancée après des années de mise sous sanctions économiques et d’embargo.
Des séries de sanctions économiques imposées pendant vingt ans par les États-Unis à la Syrie se sont ajoutées au dépeçage du pays et au vol pur et simple de son pétrole.
Rappelons que les sanctions contre la Syrie ont été mises en place par l’administration de George W. Bush dès 2004 [24], sept ans avant le début de la guerre ; c’est-à-dire durant la période où le lobby pro-israélien poussait Washington à faire tomber l’État syrien.
« Le 11 mai 2004, le président Bush a signé le décret 13338 mettant en œuvre la première salve de sanctions contre le gouvernement syrien. Dans le sillage du discours de Bush sur l’Axe du mal à la fin de 2002 et au milieu de la campagne diplomatique et militaire américaine contre les mécanismes de la terreur, la Syrie a été décrétée contre-productive pour les intérêts américains dans la région et étiquetée comme un État soutenant le terrorisme.
Dans sa justification constitutionnelle des sanctions contre la Syrie, Bush a souligné les nombreuses façons dont les politiques du gouvernement syrien constituaient une menace pour les intérêts et la sécurité des États-Unis :
La poursuite présumée de fabrication par la Syrie d’armes de destruction massive
L’occupation militaire continue du Liban
Les efforts du régime Assad pour entraver la stabilisation de l’Irak
L’aide apportée à des organisations armées telles que le Hezbollah et le Hamas. » [25]
En 2011, une nouvelle vague de sanctions a été adopté par l’Union européenne (mai 2011) et par les États-Unis (août 2011) : embargo sur le secteur pétrolier, gel des actifs financiers d’un certain nombre de personnalités ainsi que ceux de l’État syrien, interdiction de toute exportation de biens et services originaires du territoire des États-Unis ou issus d’entreprises ou de personnes américaines à destination de la Syrie [26].
En novembre 2011, la Ligue arabe annonce le gel des actifs financiers de l’État syrien et la fin des échanges financiers avec la Banque centrale de Syrie. La Turquie annonce également en novembre 2011 le gel des actifs financiers de l’État syrien [27].
Le Canada, l’Australie et la Suisse mettent aussi en place des sanctions économiques et financières contre la Syrie.
Alors que l’armée syrienne, avec l’aide de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah, a vaincu Daech et les autres groupes terroristes repoussés à Idlib, les États-Unis mettent en place de nouvelles sanctions contre la Syrie, et ce dans un contexte où l’État syrien est privé de ses ressources pétrolières que pillent Washington. En effet, en décembre 2019, les États-Unis annoncent de nouvelles sanctions contre la Syrie et les entreprises tierces commerçant avec la Syrie, à travers la loi « César » (Caesar Syria Civilian Protection Act) qui entre en vigueur le 17 juin 2020 [28].
C’est dans ce contexte où l’État et la société syrienne sont exsangues que la Turquie d’Erdoğan viole les accords d’Astana (2017) et de Sotchi (2018). Ces accords ont été conclus entre la Russie, la Turquie (soutenant les groupes terroristes armées dont HTS au pouvoir actuellement en Syrie) et l’Iran pour éviter des confrontations directes, de coopérer afin de faire cesser les hostilités à Idlib en créant une zone démilitarisée [29].
L’offensive de Hayat Tahrir al-Sham (ATS) appuyée par la Turquie démarre quasi- simultanément avec l’attaque israélienne contre le Hezbollah. Ce qui me permet d’affirmer que ces deux attaques étaient coordonnées et avaient pour objectif d’éliminer le Hezbollah (du moins l’empêcher de venir en aide à Assad) et l’État syrien simultanément.
L’armée syrienne, qui se bat depuis 2011 contre les organisations terroristes en Syrie, ne livre aucun combat cette fois. Les généraux syriens donnent l’ordre aux soldats de battre en retraite livrant ainsi le pays à HTS. Au moment où je rédige ces lignes, nous n’avons pas d’informations précises et documentées sur ces événements, mais tout laisse à penser que les généraux syriens ont été préalablement achetés pour permettre une conquête sans résistance.
Au début de la conquête, quand les troupes terroristes arrivaient à Alep, les Russes et les Iraniens ont mené des frappes contre HTS. Ce qui donne à croire qu’ils n’étaient peut-être pas impliqués dans un deal consistant à laisser tomber Assad. Les frappes russes et iraniennes ont cessé lorsque Moscou et Téhéran ont constaté que l’armée syrienne ne livrait pas combat.
Il demeure toutefois de nombreux questionnements et zones d’ombre dont l’éclaircissement pourrait nous faire revoir une partie de notre analyse. Le temps nous le dira.