D’illustres médecins ont montré l’exemple d’une praxis fondée, tant sur une éthique irréprochable, que sur des résultats thérapeutiques probants. Il s’agit d’un croisement de compétences rares, motivé par la capacité à se mettre au service des personnes qui souffrent, ni pour sa propre gloire, ni non plus pour « faire avancer la science », mais bien pour aider chacun à retrouver sainement le chemin de la santé. Il serait très intéressant de se demander aujourd’hui, qui, et sur quels critères, peut se revendiquer du titre de maître dans l’art de guérir. Car ce n’est pas le discours qui fait défaut, ce sont les moyens de l’appliquer, la réalité de la formation, la réalité de terrain, et surtout les résultats.
La part oubliée de la médecine
Longtemps, le médecin s’est démarqué des autres métiers par sa mission honorable, valorisée et valorisante. Sa formation et son esprit étaient ceux de l’humaniste. Porter secours, aider, soulager, faisait partie, non seulement des motivations premières de l’étudiant en médecine, mais de sa formation. Le sentiment d’identité et d’unité corporative autour d’une conception morale constituaient une forme « d’éthique médicale avant la lettre » de la médecine française [1]. Le cursus a bien changé depuis !
« Qu’est-ce qui peut conduire des jeunes de 18 ans à vouloir être médecin, aujourd’hui ? Si vous les interrogez, ils vous diront spontanément qu’ils envisagent de choisir ce métier pour s’occuper des autres et les soigner. Cet élan généreux n’est pas sans refléter, souvent, une forme de naïveté et d’illusion sur les exigences et les contraintes d’une activité médicale ; ce sera pour une large part l’enjeu de leur formation initiale que de les leur faire découvrir et accepter. » [2] (Père Deverre SJ)
La vocation est la part oubliée de l’enseignement médical. Le mode de sélection est diamétralement opposé à un positionnement humaniste. Ces notions n’y sont plus enseignées, et l’étudiant les découvre sur le tas, parfois à ses dépens. Cela est si vrai, que « Les étudiants comprennent [… pendant les trois dernières années d’études], que la médecine, tout en exigeant une grande rigueur intellectuelle et de solides connaissances, n’est pas une science exacte et qu’il y a souvent lieu de considérer d’autres dimensions, notamment sociale et éthique… » [3]
La morale du médecin comme garant de l’avenir du patient
Pourtant, dès lors que l’on s’inscrit dans une vision globale et à long terme de l’être humain, il existe bel et bien un lien entre éthique et efficacité thérapeutique. Il était courant de parler autrefois des devoirs moraux primordiaux du médecin. Le docteur Raymond Villey, en définit trois [4]. La compétence professionnelle bien sûr, quoi qu’il faudrait être capable de mieux la cerner puisque la disparition du symptôme – voué la plupart du temps à réapparaître dans les maladies chroniques – n’est pas suffisante. La prudence et le sens des responsabilités ensuite, qui justifient à eux seuls la nuance précédemment émise, puisque certains effets à long terme sont pires que le mal. Et pour finir, la disponibilité et le dévouement, qualités qui semblent aujourd’hui être incompatibles avec le mode d’organisation de la société moderne. Le court-termisme, la course à l’innovation, le besoin de résultats anti-symptomatiques immédiats sont une pente dangereuse, non seulement pour l’individu mais pour l’humanité entière. Nous avons en effet mis le petit doigt dans un engrenage, qui, avec les thérapies géniques, montrent son visage le plus inquiétant.
Contradiction entre discours et réalité de terrain
L’état des lieux est fait depuis longtemps. Les insuffisances et les critiques de la médecine contemporaine sont connues et ont été maintes fois analysées. La médecine s’est fait phagocyter par la technique. Médecins et malades sont assujettis à la technoscience et à la compartimentation des spécialités médicales. Pour pouvoir fonctionner tel qu’il est organisé, le modèle médical officiel doit transformer l’individu d’abord en « norme » , puisque les analyses biomédicales ont remplacé la clinique. Puis en « objet » qu’il faut administrer. Les mesures quantitatives à l’origine de l’Evidence-Based Medicine (EBM) ne permettent tout simplement pas de faire émerger « le sujet » unique qu’est une personne malade. Ainsi, la médecine porte les stigmates de son évolution déshumanisante. Mais il faut se raccrocher à l’idée qu’il existe une solution à tous les problèmes ! Le mécénat va y répondre à sa manière pour quelques privilégiés, comme il le ferait dans le domaine artistique. Pour la beauté du geste, parce que l’on croit à l’art, et qu’il est peu accessible pour le commun des mortels.
« Le programme Médecine-Humanités, c’est une idée brillante. C’est une idée qui propose à des étudiants en médecine, de différentes facultés médicales, de compléter leur parcours de formation par des études en lettres. En philo, en histoire, en histoire de l’art, en littérature, en cinéma, en sociologie, en économie, en droit, voyez… L’idée, c’est de ne pas s’enfermer dans la vision scientiste qui a été celle de la médecine depuis des décennies, pour ne pas dire des siècles. Les sciences ont très puissamment contribué au progrès médical, pour le dire vite. Mais elles ne sont pas sans lien non plus dans cette situation que nous vivons quelques fois, dans lesquelles, comme patients, on se retrouve quelque fois face à des professionnels de santé, ou des médecins, ou leurs machines, avec le sentiment d’être un organe, plus qu’une personne, une maladie plus qu’un malade. Donc il y a un risque tout de même, dans ce qu’est devenue la médecine. Un risque de déshumanisation, un risque d’une médecine tellement technicisée qu’elle en oublie la personne humaine. Le programme Médecine-Humanités a compris cela et vise à créer une réponse. » Olivier Brault, directeur de la fondation Bettencourt Schueller.
En tout et pour tout, cinq postes pour le programme Médecine-Humanités de la fondation Bettencourt Schueller. Une goutte d’eau élitiste, qui a le mérite de mettre le doigt sur un immense problème général. Mais le mécontentement déborde, et il faut bien y répondre à une plus vaste échelle. On peut voir dans l’évolution du discours du monde médical la preuve qu’il a tout à la fois entendu les critiques et constaté les dégâts. Mais il est difficile de rectifier le tir sans engager de profondes transformations ; et celles qui seraient nécessaires menacent la survie et la permanence du système. Les bonnes volontés tout comme les agents de communication, chacun pour des motifs différents, en sont réduits à des rafistolages conceptuels. La promotion de la médecine 4P lors du séminaire « La médecine confrontée aux limites » du département Éthique Biomédicale du Collège des Bernardins est un bon exemple de cette tentative.
« Alors que notre médecine conventionnelle segmentait les malades en différents appareils corporels et psychiques, on voit désormais s’amorcer le tournant de la médecine 4P : personnalisée, préventive, prédictive et participative. "Personnalisée", car cette médecine tient compte du profil génétique et épigénétique de l’individu. "Préventive", car elle prend en considération les problèmes de santé en se concentrant sur le mieux-être et non sur la maladie. "Prédictive", elle l’est par l’adaptation des traitements les plus appropriés pour le patient. "Participative", enfin, car les patients sont incités à être coresponsables en ce qui concerne leurs santés et leurs modalités de prises en soins. » [5]
Cela fait bien en le lisant ; l’intention est peut-être même sincère. Mais il s’agit d’un habillage sémantique pour un quotidien qui ne bougera pas d’un iota. Les ajustements sont impossibles à faire dans le fonctionnement actuel du système de soins, à moins de tricher sur la signification des mots et sur la réalité de leur traduction en acte. La médecine est toujours aussi segmentée. Personnaliser n’est pas individualiser. La prévention n’est pas ce qu’on en dit. La médecine prédictive est hypothétique. La médecine dite participative est menteuse – puisque le malade a très peu de choix, et souvent aucune écoute – et à double tranchant quant il s’agit de le faire participer en lui faisant mettre la main au porte-monnaie ; ou de lui faire endosser une responsabilité « psychologique » sur la genèse de son problème de santé, quand le cas est trop compliqué. Et surtout, la médecine est toujours un marché florissant, comme le démontre l’évolution de la littérature sur l’épigénétique.
Jour sans fin pour le marché médical
En 2003, à l’époque où s’achevait le séquençage du génome humain – ce projet pharaonique qui a laissé bien des questions sans réponses –, la revue Science publiait un grand article sur l’épigénétique débutante. Un beau symbole illustrant le dicton populaire selon lequel lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre ailleurs. Car le projet n’avait pas été à la hauteur des espérances, et 90 % de l’ADN avait été qualifié de « poubelle » par les scientifiques. En revanche, si on en avait fini avec la dictature des gènes, il existait désormais grâce à l’épigénétique un champ d’étude tout fait passionnant sur les changements héritables et réversibles transmis en dehors des gènes. Ainsi cette nouvelle discipline mettait un coup de projecteur formidable sur l’environnement et le mode de vie. Tout n’était donc pas induit ni programmé, et l’on disposait de leviers efficaces pour améliorer sa santé. Une floraison d’études voyaient le jour, depuis l’impact des restrictions alimentaires des aïeuls sur leur descendance, jusqu’au rôle de l’attention et du maternage accordés aux petits, en passant par les effets de l’activité physique sur les gènes. C’était là un vecteur pédagogique idéal pour un programme de santé publique d’envergure, qui aurait réuni des domaines aussi différents que l’alimentation, l’éviction des polluants, la valorisation des rapports humains bienveillants, ou la lutte contre les écrans et la sédentarité. Que de possibilités gratuites ! Vingt ans plus tard, le discours s’est décalé. On parle de « profil épigénétique », ce qui est une façon de poser une étiquette de plus. Cette évolution peut s’analyser comme l’art de transformer une marge de manœuvre en données numérisables et exploitables. Dans la littérature, l’épigénétique est passée d’un espoir à une menace : « Il est désormais largement admis que des anomalies épigénétiques contribuent au développement et à la progression de maladies humaines, en particulier de cancers », nous apprend l’INSERM [6]. Plus que la rénovation du style de vie, on met en avant une énième catégorie de produits, les « épimédicaments », dont on nous apprend par ailleurs qu’ils « manquent encore de spécificité d’action, ce qui les rend rapidement toxiques pour l’organisme des patients ». Mais rassurons-nous, « de nombreux autres épimédicaments sont en cours de développement » [7]. Ainsi la boucle est bouclée : nous sommes revenus bien vite à une logique médicamenteuse, quoi que recyclée à la sauce épigénétique.
Un système verrouillé
Ceci tend à démontrer que la superstructure de notre système de soins est incompatible avec toute remise en question cohérente, pragmatique et efficace. La cheville ouvrière du système – médecins, infirmières, kinés ou psychologues – n’a aucune autonomie. Ils sont de simples rouages, et la hiérarchie veille à la conformité des éléments. Cela commence dès le week-end d’intégration, se poursuit pendant les études et se parachève à l’hôpital, comme en témoigne cette étudiante anonyme :
« La médecine est un milieu très hiérarchisé, et c’est encore plus marqué dans les CHU qui accueillent tous les niveaux hiérarchiques. Les externes sont sous la responsabilité d’un interne, puis du chef de clinique, puis du praticien hospitalier, puis du professeur d’université chef de service. La face claire de cette organisation est une réelle culture de la formation entre pairs et du compagnonnage, qui est particulièrement importante dans un métier qui s’apprend avant tout en pratiquant et en rencontrant de multiples situations différentes. La face sombre est une véritable culture de la brutalité et de l’humiliation dont je n’avais pas du tout mesuré l’ampleur, et à laquelle j’allais me confronter très vite. » [8].
Le bizutage n’est que la partie folklorique de la mise au pas. Les futurs médecins sont formatés. Ceux en début de carrière sont voués à grimper dans la hiérarchie et la faire subir aux autres, s’ils ne veulent pas la subir eux-mêmes. Il est très difficile de développer une pensée médicale personnelle au sein du système. Quand les œillères sont intenables, les plus courageux renoncent et partent, que ce soit d’une façon volontaire ou par la manière forte, comme cela a été le cas des « soignants suspendus » ayant refusé le vaccin. Pour échapper à un tiraillement intérieur quasi schizophrénique, d’autres jettent l’éponge et se reconvertissent [9].
Revenir aux fondamentaux
Pourquoi a-t-on besoin d’un médecin ? Quelle est sa raison d’être ? Guérir, bon sang ! C’est sur cette réflexion de bon sens que débute l’Organon, l’ouvrage testament du fondateur de l’homéopathie. N’en déplaise à ses détracteurs, le livre le plus connu de Samuel Hahnemann est d’une rigueur inattaquable. Construit autour d’aphorismes s’articulant et se complétant entre eux, il constitue une véritable démonstration rationnelle, preuves à l’appui, de l’art et la manière de guérir. La raison d’être du médecin, nous dit Hahnemann, n’est ni d’expliquer, ni de créer des systèmes, ni d’utiliser des mots savants, mais bien de guérir. Cette apparente lapalissade pointe du doigt l’insuffisance de la médecine contemporaine, qui sait très bien expliquer en effet, mais qui ne prétend plus être en mesure de guérir les maladies chroniques. Pour Samuel Hahnemann, guérir signifie rétablir la santé des personnes malades, c’est-à-dire les ramener à un état antérieur, dans la mesure où la santé et son corollaire la maladie, possèdent un sens et des strates. Rétablir la santé n’est pas tout à fait la même chose que de faire disparaître des symptômes locaux. Supprimer une douleur inflammatoire par un Volta-X ou un Ibu-Y, prendre un antiacide pour éviter du reflux n’est pas la même chose que guérir l’inflammation ou le reflux. C’est s’opposer à eux par une action contraire. Pourquoi pas si cela fonctionne ? Mais hélas, cela ne fonctionne pas toujours. Et lorsque cela fonctionne et que le symptôme disparaît, c’est dans la très grande majorité des cas, pour mieux revenir. Traduction : les symptômes se feront de plus en plus forts et de plus en plus rapprochés, comme nous le constatons aisément autour de nous. C’est ainsi que la médecine officielle en est réduite à promettre aux malades de les accompagner dans leur maladie.
Maladies chroniques : guérir ou accompagner ?
La maladie chronique est un concept fourre-tout qui a d’ailleurs évolué avec le temps. « Selon l’Organisation mondiale de la santé, les maladies chroniques sont des affections de longue durée qui, en règle générale, évoluent lentement. Pour les Centers for disease control and prevention (CDC) aux États-Unis, les maladies chroniques sont définies comme des affections non transmissibles, de longue durée, qui ne guérissent pas spontanément une fois acquises, et sont rarement curables. » [10] Pour autant, « toutes les maladies chroniques ne sont pas incurables » nous dit la Haute Autorité de santé, et « certaines d’entre elles, dans les premiers stades, n’entraînent que des contraintes légères » [11]. On se console comme on peut ! Il faut se rappeler que pour Esculape, l’action du médecin devait être « cito, tuto, jucunde », c’est-à-dire rapide, sûre et plaisante. Or une action rapide sur un temps limité exclut la chronicité. Et une action « sûre et plaisante » interdit un quelconque effet secondaire, c’est-à-dire l’apparition d’un trouble qui n’existait pas avant. Et qui serait donc le prix à payer d’une guérison « partielle ». Ainsi, si l’aphorisme d’Hippocrate « Primum non nocere » n’est pas respecté, on ne peut pas parler de guérison. On ne peut pas se contenter d’articulations moins douloureuses quand la digestion est encore perturbée. Pire encore, si elle le devient par l’action du médecin sur les articulations. Or, si la guérison est incomplète, alors ce n’est pas une véritable guérison. De ce point de vue, la médecine officielle est honnête dans son absence de prétention à la guérison.
Conclusion
Les dérives de la médecine sont ressenties par tous, puisque personne n’échappe à la densité, aux besoins, et aux cris de son propre corps. Un passage obligé par l’hôpital, à l’occasion de problèmes de santé plus ou moins graves, est souvent une expérience édifiante. Bien sûr, un bon carnet d’adresses ou des moyens financiers peuvent toujours adoucir la condition de malade. Mais ils sont incapables de supprimer la peur ; incapables d’étouffer le rappel en nous de la grande fragilité du vivant. S’il y a des récidives, c’est que nous ne sommes pas encore guéris. Quelle anxiété de devoir abandonner l’idée de la guérison ! Et quelle misère d’en être réduit à n’espérer qu’une rémission. La médecine contemporaine aide les malades en les suivant, en les soulageant, en les opérant – ce qui les sauve souvent. Il faut apprécier cette compétence. Mais elle n’extirpe pas la maladie. Être capable de guérir – en ayant pris le temps de bien définir le mot – est la compétence médicale ultime. Seul celui qui sait guérir est maître dans l’art de guérir. Ce qui en définitive fait bien peu de monde, c’est le moins qu’on puisse dire.