En déclarant lors de sa dernière allocution qu’en plus d’une nouvelle baisse des taux d’intérêt, la Banque centrale européenne (BCE) allait procéder dorénavant à des rachats d’actifs [1], son président Mario Draghi a franchi un nouveau palier dans la manipulation monétaire. Il a en effet ouvert la boîte de Pandore des assouplissements quantitatifs (quantitative easing).
Jusqu’à présent la BCE s’était toujours refusée à ce type de politique « non-conventionnelle » qui serait contraire aux traités européens et dont la simple évocation déclenchait la fureur de Berlin. Mais la menace de déflation [2] répétée sans cesse dans les médias et le ralentissement économique qui n’épargne plus les pays du nord de l’Europe ont, semble-t-il, convaincu les Allemands de céder. Bien qu’on puisse se réjouir que Berlin lâche du lest après avoir largement profité de l’euro, on peut s’interroger sur la pertinence d’utiliser le seul levier monétaire via des injections de liquidités pour relancer la croissance en Europe.
On a pu observer que les politiques de taux zéro et d’assouplissement quantitatif menés depuis plusieurs années aux États-Unis et au Japon n’ont pas relancé l’économie. Bien au contraire, elles ont hypothéqué toute chance de relance durable et, plus grave, l’inflation qu’elles ont générée a considérablement accru les inégalités en fragilisant les petites entreprises et les classes populaires.
Les États-Unis et le Japon ont traversé une grave crise financière produite par l’éclatement d’une bulle financière et immobilière. Les uns en 2008 [3], l’autre au début des années 90 [4]. Dans les deux cas la cause en fut une frénésie de crédits de la part d’un secteur bancaire dangereusement dérégulé. Le bilan des banques se retrouva criblé de créances irrécouvrables mettant gravement en péril leur équilibre et l’économie de leur pays. La menace d’une spirale déflationniste, dévastatrice dans des économies où les banques fonctionnent sur le modèle des réserves fractionnaires [5], obligea les banques centrales à intervenir. La réponse fut la mise en place d’un large programme de monétisation de la dette, appelé assouplissement quantitatif. Concrètement, les banques centrales rachètent les créances toxiques en faisant marcher la planche à billets. L’objectif est de stériliser ces actifs pourris qui gangrènent le bilan des banques et paralysent leur capacité de crédit. En théorie, les banques, dont le bilan a été ainsi blanchi et qui disposent d’une capacité de crédit renouvelée, sont censées se remettre à prêter généreusement à l’économie réelle. Mais en pratique, c’est une toute autre histoire.
Au-delà du fait qu’il est extrêmement choquant que les banquiers ne soient jamais sanctionnés pour leurs erreurs et leurs pratiques [6], cette politique a été un échec [7]. La raison de cet échec est évidente. Les acteurs de l’économie réelle, qu’ils soient particuliers ou entreprises, n’ont pas de perspectives économiques favorables : les carnets de commande sont vides, les augmentations de salaire sont quasi inexistantes [8] et la part de la population active est en dangereuse diminution [9]. Sans projet, les acteurs n’ont aucune raison d’emprunter pour investir ou consommer. De plus ils sont souvent d’ores et déjà largement endettés. Ainsi depuis 2008 les prêts aux petites entreprises étasuniennes ont baissé de 18 % [10]. Les ménages, eux, privilégient le désendettement [11]. On ne fait pas boire un âne qui n’a plus soif. Les politiques de relance monétaire sont impuissantes face à des économies surendettées et sans moteur de croissance.
Faute de demande de crédit de l’économie réelle, ces conditions optimales d’emprunt ne servent que la spéculation. Ainsi les opérateurs de marché empruntent pour investir dans les obligations de pays étrangers et ainsi profitent du différentiel de taux d’intérêt (carry trade) [12]. Les fonds de pension empruntent pour investir dans les matières premières (gaz, pétrole, céréales, cacao etc) [13] ou les actions [14] et ainsi profitent de l’écart de rendement entre ceux-ci et les taux d’intérêts auxquels ils se financent. Les spéculateurs immobiliers empruntent pour racheter des parcs de bureaux ou de logements dans les centres-villes. Tous sont assurés d’être gagnants. Non seulement leur emprunt ne leur coûte rien, mais mieux, toute cette création de monnaie née de leur emprunt stimule fortement la demande qui pousse à la hausse les prix des actifs achetés.
Cette politique monétaire ultra-accommodante génère donc une inflation qui ne profite qu’aux riches propriétaires d’actifs financiers et immobiliers, au détriment des autres qui ne possèdent rien et qui n’ont que leur force de travail à fournir. En effet, ces derniers voient leur pouvoir d’achat rogné par l’augmentation des prix des biens qui sont l’objet de la spéculation du secteur financier [15].
Ainsi le loyer, la nourriture ou l’énergie occupent-ils une place toujours plus importante dans le budget des ménages, les contraignant à réduire tous les autres postes de dépenses. Cette politique accroît donc les inégalités dans le sens où, via le mécanisme invisible et sournois de l’inflation, elle opère un transfert de richesse des classes moyennes et populaires vers les classes les plus riches. Cet appauvrissement de la majorité de la population engendre mécaniquement une baisse de la consommation. Dans une économie comme les États-Unis où la consommation compte pour les 2/3 de la croissance, on comprend que cette situation est totalement contre-productive voire suicidaire [16].
Les petites et moyennes entreprises, elles, voient leurs bénéfices rongés par l’augmentation de leurs coûts pour exactement les mêmes raisons. Ceci réduit leur rentabilité et limite leur capacité d’investissement. Quant aux multinationales qui disposent d’excédent de trésorerie, elles l’investissent dans des produits financiers plus rentables au lieu d’investir et de créer des emplois. Les taux bas encouragent également les financements d’opérations de fusions et acquisitions [17] ou les rachats d’actions auprès des actionnaires [18]. En bref, le phénomène de financiarisation déjà très prégnant dans nos économies est ainsi accentué et poussé jusqu’à l’absurde.
Bien que cette politique s’avère contre-productrice pour relancer l’économie, les banques centrales étasuniennes et japonaises s’entêtent. La raison est qu’elles n’ont pas le choix, étant totalement prises au piège de cette politique désastreuse.
D’après la théorie économique libérale, les taux d’intérêts sont censés représenter le coût de l’argent qui est fonction de l’offre et la demande de monnaie, elle-même fonction de la demande de biens et services. En manipulant les taux d’intérêts, les banques centrales créent des distorsions dans les prix, dès lors ceux-ci ne jouent plus leur rôle informationnel d’indicateur de valeur et de rareté. Sans prix fiables, les marchés perdent toute utilité comme facteur d’allocation optimale des ressources ; ils sont complètement faussés. Ainsi des pans entiers de l’économie, qui en temps normaux auraient déjà connu la faillite, sont totalement dépendants des politiques interventionnistes des banques centrales pour survivre. Et plus les jours passent plus le phénomène s’étend, rendant encore plus indispensable les injections de liquidités. Cette manipulation des taux s’apparente donc à une subvention déguisée d’une partie de l’économie par la dette au plus grand bonheur du secteur financier en charge de l’administrer moyennant de grasses rémunérations.
Il est étonnant que la Commission européenne, si prompte à imposer ses dogmes libéraux aux États par des directives toujours plus brutales, ne trouve rien à redire à la politique de la BCE. Mais l’ultra-libéralisme bruxellois ressemble de plus en plus à un libéralisme biaisé. Il détruit l’État-nation, en détricotant ses lois, ses réglementations et ses frontières, pour mieux y laisser pénétrer les grandes multinationales et les puissances d’argent que la BCE subventionne par sa politique monétaire. Nous sommes ici bien loin de l’idéal libéral d’un marché libre et non-faussé, pourtant érigé en modèle par les défenseurs de l’Union européenne. Cela ressemble plus au fonctionnement d’un régime ploutocratique dirigé par une oligarchie qui fait fi des traités signés, des constitutions des États et surtout de la démocratie.
Cette nouvelle escalade dans la soumission des peuples via les manipulations monétaires ne fait que souligner l’urgence pour la France de se réapproprier le contrôle de sa monnaie, outil indispensable à sa souveraineté, afin que celle-ci soit remise au service de son économie et de son peuple.