« Depuis vingt ans, chaque victoire de la Gauche correspond obligatoirement à une défaite du Socialisme. » (Jean-Claude Michéa, « Pour en finir avec le 21ème siècle », préface à Christopher Lasch, La culture du narcissisme, p.18)
Rares sont les penseurs qui savent nous rappeler que la Gauche, la vraie, ne se ramène pas inexorablement aux pitreries géométriques des sociaux-démocrates. Michéa est de ceux-là. A l’occasion de la sortie ce 5 octobre de son nouvel essai, Le complexe d’Orphée – la gauche, les gens ordinaires et la religion du Progrès, une petite synthèse thématique de ses ouvrages jusque-là publiés. S’il est encore besoin de le présenter.
Autodéfini « socialiste » du 19ème siècle, Michéa se veut un démocrate radical, distinct du démocratisme représentatif qu’il voit comme une oligarchie libérale. Disciple intellectuel d’Orwell dont il a fortement contribué à réactualiser la pensée, il aspire comme lui à une société socialiste, « dans laquelle chacun pourrait vivre décemment d’une activité ayant un sens humain. » (1)
Sa cible privilégiée est par conséquent la modernité libérale, radicalité sans précédent, a-morale. Loin de l’intelligence de Smith et Constant, par une « dialectique descendante de l’idéologie libérale » (2) le déclin de son autocritique et du simple bon sens, la théorie libérale est devenue système et s’est dogmatisée. D’après Michéa, la situation catastrophique vers laquelle nous nous acheminons, loin d’être une dérive, est l’aboutissement le plus logique des implications de la philosophie libérale. Dissection d’un idéologie qui n’en finit plus de crever en entraînant tout sur son passage.
Une radicalité sans précédent
Genèse d’une philosophie nouvelle
D’après Michéa, la crise de la conscience européenne remonte au 17ème siècle, séquelle de longues guerres civiles et religieuses, que les innovations tactiques et techniques poussèrent à un niveau d’intensité alors inconnu. Il découlait de ce traumatisme originel (3) la nécessité absolue de réfléchir à un système alternatif. Celui-ci devait éviter que les hommes ne se massacrent à nouveau, et que n’advienne une fois de plus cette guerre de tous contre tous tant crainte par Hobbes. Pour assurer Paix, Prospérité et Bonheur (4), l’énergie de l’homme serait réorientée dans une guerre de substitution, contre la nature – le travail et l’industrie via la maîtrise croissante de la technique.
L’Économie politique comme « science » de même que l’idée moderne de Croissance virent le jour. Le jeune idéal des sciences expérimentales de la nature, joua également son rôle. Le modèle newtonien de la physique sociale poussait à orienter la recherche de la mise en adéquation des lois de la mécanique humaine sur les lois de la nature. La société était désormais vue comme une machine, capable de s’auto-réguler par le Marché. Celui-ci devait assurer la pacification de la société, avec le postulat mandevillien bien connu selon lequel les vices privés font la vertu publique.
Pour rendre possible ce « laisser faire, laisser passer » énoncé par l’intendant Gournay, l’économie devait être « désenchâssée » (Polanyi) de la société traditionnelle, qui n’en faisait pas un fait social total. Dans L’Empire du moindre mal, Michéa nous rappelle à ce propos que le capitalisme portait en lui les innovations nécessaires à son assise dès le 2ème siècle, dans l’Empire romain. Mais, nous précise-t-il, « les conditions politiques et culturelles […] faisaient défaut. » (5) Avec l’avènement de la modernité libérale, au contraire, et l’achèvement de sa métaphysique au milieu du 18ème siècle, les activités marchandes cessèrent d’être méprisées. L’homme devait pouvoir disposer de la liberté personnelle suffisante pour s’épanouir, ses libertés garanties par le Droit.
Les conditions furent réunies avec la Révolution française et la destruction des anciens référents de l’autorité symbolique. Les Droits de l’homme, désormais, étaient destinés à assurer la sécurité dans la jouissance privée. Mais i le libéralisme est radicalement nouveau en tant que doctrine politique, nous rappelle Michéa, l’humanité a quant à elle connu plusieurs modernités.
Le passage de l’une à l’autre suppose la combinaison de deux éléments, apprend-on dans La double pensée : a) avoir conscience des transformations historiques, qui impliquent une rupture avec le passé ; b) les valoriser, donc les vivre et les voir comme un progrès. (6) Et distinguer, suivant cette précision, la logique marchande de la logique libérale, spécifiquement moderne. Pour autant, cet héritage des Lumières – et plus précisément du Scottish Enlightment (7) –, précise Michéa, n’est pas un humanisme lui-même reçu de la Renaissance.
Il s’agit, au contraire, d’une « anthropologie pessimiste et désespérée ». (8) Par ailleurs, la modernité n’est pas forcément libérale, comme l’ont montré les totalitarismes du 20ème siècle. Même si, pour lui, parmi les multiples voies qui pouvaient être empruntées, le libéralisme tel que nous le connaissons constitue l’aboutissement le plus cohérent de sa logique philosophique initiale.
Implications philosophiques : du Vrai et du Bien vers le Droit et le Juste
Les premiers libéraux attribuaient la responsabilité des guerres civiles à l’idéologie, la prétention à détenir et incarner le Bien. Toute métaphysique devait alors être écartée. Le Vrai et le Bien s’effaçaient devant le Droit et le Juste. De transcendante, l’autorité devenait immanente et toute référence au symbolisme était bannie, sous peine de réactiver les guerres tant craintes. Le gouvernement scientifique suppose donc logiquement une neutralité axiologique préalable à sa praxis. Le libéralisme pour ce faire inauguré en rompant avec le monde concret. Postulant une ontologie construite de toutes pièces, il est un processus sans sujet. D’où l’introduction de sa (fausse) neutralité.
Par le système mécanique dit des checks and balances, la main invisible du Marché est censée maintenir l’équilibre économique. Par ailleurs, l’originalité de la pensée libérale aura été, à en croire Michéa, de chercher à créer un homme nouveau. Mais dans l’esprit des théoriciens et des Lumières, il s’agissait seulement de faire appel aux penchants naturels de l’homme, limités peu ou prou à deux finalités : la seule recherche de la poursuite de son intérêt bien compris d’une part, et l’idée d’instinct de conservation d’autre part. Dans une société-machine, l’harmonie sociale, en suivant ces principes, était supposée s’atteindre naturellement.
L’État libéral était donc obligé d’être « a-moral », de refuser de postuler le Bien. Le refus de toute métaphysique était la condition sine qua non de toute pacification. D’où le passage du dogmatico-finalisme au pragmatico-gestionnaire, pour reprendre les syntagmes de Michéa (9). Eviter de renouer avec la guerre de tous contre tous ne se ferait qu’à cette condition. Moraliser et fixer une limite, comme il est rappelé dans L’Empire du moindre mal, serait arbitraire. Pire, cela serait idéologique, car ce n’est qu’en se référant à des constructions normatives antérieures et moralement justifiées que l’on pourrait disposer de ce qu’il convient d’interdire et d’autoriser.
Mais cela signifierait d’accepter, comme le notait déjà Orwell, de renouer avec une conception du bien et du mal en politique. (10) L’État libéral ne peut s’y résoudre, sous peine de contradictions. Il se contente d’ajuster juridiquement les libertés concurrentes, où la seule exigence est de ne pas nuire à autrui. Toute conception de la vie bonne, toute considération morale ou religieuse sont privatisées. Ainsi, le gouvernement des hommes passe à l’administration des choses, dirigé par des experts gestionnaires. On se contente d’équilibrer les contraires non pour une société bonne, mais pour la moins mauvaise possible ; la société du moindre mal.
Le vrai visage du libéralisme
Michéa estime insensé de parler aujourd’hui de trahison du libéralisme – de même qu’il qualifie d’être « hybride » et oxymorique tout libéral-conservateur – alors que nous assistons, au contraire, à la manifestation aboutie du libéralisme réellement existant. Ce système porte en lui ses contradictions internes dès le départ. Les deux libéralismes prétendus opposés découlent en fait d’un seul et même projet initial. Son cœur est en outre la neutralité axiologique (prétention non-idéologique), « principe d’unité ultime de tous les libéralismes effectivement existants » (11).
Il est un relativisme intégral. Pourtant, l’État libéral suppose un fonctionnement exclusivement calculateur et procédural, une mathématisation constante pour maintenir le point d’équilibre. De plus, l’homme est censé s’y comporter rationnellement en acceptant de se plier aux postulats anthropologiques de la philosophie libérale. Il lui faut donc agir rationnellement et chercher à maximiser son utilité dans son intérêt égoïste bien compris. Il doit en outre accepter les règles de la concurrence libre et non faussée sans y introduire de conceptions morales. Toute critique de sa part serait forcément partisane et donc à exclure.
A titre d’exemple, Michéa cite l’analyse anticapitaliste de Bob Kennedy au sujet du PIB, indicateur biaisé car prenant en compte les catastrophes naturelles, les agressions et soins de santé qui en découlent, les dégradations de matériels, etc.. Rien au contraire n’y mesure la stabilité des mariages, le bien-être général ou la qualité environnementale. Mais les externalités, d’un point de vue libéral, sont « non mesurables » et « idéologiques », ce qui exclut de tels raisonnements des calculs économiques. (12)
Au-delà des clivages apparents, l’unité dialectique fondamentale
En menant cette analyse, Michéa s’attache à démonter une fausse antinomie. La vulgate contemporaine veut que deux libéralismes soient distincts ; un bon et un mauvais. Le bon, défendu par la Gauche, est le libéralisme politico-culturel, qu’il définit comme « l’avancée illimitée des droits et la libéralisation permanente des mœurs. » (13) Le mauvais, attribué à la Droite, est le libéralisme économique, dit aussi de Marché. Or, une étude plus poussée démontre au contraire que ces deux libéralismes se sont développés parallèlement. Bref, l’un est la condition de l’autre au sein d’un seul et même projet. Dans L’enseignement de l’ignorance – et ses conditions modernes, Michéa s’interrogeait déjà sur cette fausse antinomie.
Comment se fait-il que les principales mesures régressives en matière scolaire soient le fait de gouvernements de Gauche, pourtant les parangons du Progrès ? Tout rapport à l’autorité, bafoué, était soutenu par la Gauche. La culture dite « bourgeoise », en réalité classique, avait été évacuée par mai 68 comme objet d’une domination de classe. La critique officielle de Bourdieu – entre autres – l’avait réduite à un simple capital symbolique, donc de domination, donc synonyme de l’ordre ancien tant honni. Dans Impasse Adam Smith, Michéa explique ce fait par la nature même de la Gauche.
Le clivage avec la Droite était, initialement, la transposition hexagonale de l’opposition Tories / Whigs en Angleterre. Les premiers, conservateurs, étaient partisans d’un ordre autoritaire, organique et hiérarchisé, dans une société agraire et théologico-militaire ; les seconds, progressistes, étaient favorables à l’économie de marché et à l’émancipation de l’individu, et partisans de la révolution industrielle et scientifique.
La Gauche historique française s’est inscrite dans cette continuité, en cherchant à représenter le parti du Mouvement, du Changement. Une politique réellement de Gauche cohérente avec elle-même ne peut donc pas être anti-libérale. Prôner un anticapitalisme de Gauche ou d’Extrême-Gauche est donc, pour Michéa, une contradiction dans les termes. Et chercher à renouer avec une gauche « vraiment de gauche » ne peut pas être opéré sous un angle antilibéral, contraire à ses postulats. Plus synonyme de Progrès que de Peuple, nous rappelle-t-il, la Gauche n’est véritablement redevenue elle-même qu’en se séparant du Socialisme des classes populaires, « contraire de l’individualisme absolu » (14).
Précisons que Michéa prend comme synonymes projet libéral, économie et capitalisme. En outre, il remarque que malgré les critiques réciproques, les gouvernements appliquent des mesures qu’ils reprochent à l’opposition. La Droite applique les mesures libéralo-culturelles de la Gauche (promotion de la lutte contre toutes les discriminations, destruction de l’autorité à l’école, légalisation de modèles familiaux alternatifs), tandis que la Gauche privatise, cherche à dynamiser la Croissance, et n’hésite pas à déclarer (dixit Allègre, à l’époque ministre de l’Éducation) que l’École est « le plus grand marché du 21ème siècle ». (15) La Gauche, par son programme d’épuration libérale du Droit, voit sa fin ultime dans le droit de tous sur tout.
Mais puisque le dogmatisme libéral récuse tout paradigme alternatif, il lui est impossible de saisir ne serait-ce que l’essence de ses contradictions. L’antithèse entre Progrès et Progressisme lui reste absconse. Toute modernisation, tant technologique que juridique, lui apparaît comme révolutionnaire et anticapitaliste. Logiquement, avec le mythe du Progrès, le 21ème siècle sera pour le Progressiste, l’homme « de gauche », nécessairement radieux. (16)
L’unité dialectique fondamentale du libéralisme, ce « tableau à double entrée » (17), est donc manifeste. La logique – le progrès tant économique que juridique – est la même. La loi de l’offre et de la demande répond à l’équilibre des pouvoirs, le tout par auto-régulation. Le programme de domination illimitée de la nature est le corrélat de la Raison technico-scientifique. De nos jours, les partis de droite et de gauche sont, pour Michéa, une alternance unique, qui s’unifie lorsqu’un conflit pratique apparaît (traité de Lisbonne de 2008 malgré le vote du 29 mai 2005, 98% des textes votés en commun par PS & UMP au Parlement européen). Par conséquent, résume Michéa, le clivage droite / gauche offre aux classes populaires le choix entre bonnet blanc et blanc bonnet.
L’impossible neutralité pratique
Dans les faits même, la neutralité n’est pas respectée. Sur certains sujets comme l’avortement, l’État libéral n’hésite pas à prendre parti. (18) De même, les contraintes économiques sont prises dans un but politique, comme pour des recherches technologiques opérées pour limiter la durée de vie des appareils électroménagers à sept ans. (19) Idem quant à l’interventionnisme. Pour que le Marché soit tel qu’il est supposé être, l’État doit intervenir. Le néolibéralisme demande donc la mise en place par l’État, des conditions politiques, morales et culturelles du libre-échange. Parfois même, jusqu’à s’accommoder provisoirement d’une dictature.
C’est ce que rappelle Michéa en mentionnant le soutien d’Hayek au régime de Pinochet. (20) Cette demande faite pour contribuer au bon fonctionnement de « l’ordre spontané » du Marché est une contradiction. La « schizophrénie constitutive » de l’homme nouveau l’est tout autant. Axiologiquement neutre, l’homme doit devenir un simple consommateur, un « mutant », « dépourvu de tout principe moral comme de tout sens de l’honneur. » (21) Pourtant ici encore, l’État libéral doit intervenir pour forcer juridiquement l’homme à être comme il est supposé se comporter naturellement – « il faut souffrir pour être moderne » (22), note cyniquement Michéa dans Orwell, anarchiste tory.
Ce domaine recouvre les contradictions aux conséquences sociales les plus désastreuses. La neutralité axiologique de l’État libéral se refuse à tout montage normatif arbitraire. La liberté n’a pour limite que celle des autres. Mais pour définir clairement cette limite, il est pourtant nécessaire d’introduire des jugements de valeur. Faute de quoi, la liberté se résume au droit d’avoir des droits.
Le jugement critique est mis à l’index, en particulier lorsque sa dénonciation provient de minorités qui, nous dit Michéa, organisent les rapports de force. Évolutifs, changeants, ces rapports poussent l’État libéral à perpétuellement changer son fusil d’épaule, en fonction de l’opinion, « cette créature ambigüe des instituts de sondage et du lobbying associatif. » (23)
Dans le cas où la consommation des drogues se banaliserait, par exemple, l’axiomatique libérale impliquerait de la légaliser. (24) A supposer, toutefois, que la visibilité médiatique puisse être assurée – ce qui explique, d’après lui, que les paysans puissent être insultés sans susciter d’émoi particulier. (25)
(1) Michéa (J.-.C), La double pensée – retour sur la question libérale, p.28.
(2) Ibid., p.214.
(3) Michéa (J.-C.), La double pensée, p.61.
(4) Michéa (J.-C.), L’enseignement de l’ignorance – et ses conditions modernes, p.21.
(5) Michéa (J.-C), L’empire du moindre mal – essai sur la civilisation libérale, p.71. Voir également, du même auteur, Orwell éducateur, pp.79-80.
(6) La double pensée, pp.198-199.
(7) « (…) l’une des formes les plus créatrices de la Philosophie européenne des Lumières, [avec laquelle] les postulats majeurs de l’utopie capitaliste ont été définis avec la plus grande cohérence. », Michéa (J.-C.), Orwell éducateur, p.37.
(8) La double pensée, p.87.
(9) L’empire du moindre mal, p.97.
(10) Orwell (G.), Essais, articles, lettres volume III, 30, « Recension : The Road to Serfdom, de F. A. Hayek, The Mirror of the Past, de K. Zilliacus », p.155.
(11) La double pensée, p.212.
(12) L’empire du moindre mal, scolie [F] du chapitre IV, « Tractatus juridico-economicus », pp.114-115.
(13) Ibid., p.14.
(14) Michéa (J.-C.), Impasse Adam Smith – brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, p.48.
(15) Ibid., p.29.
(16) Michéa (J.-C.), « Pour en finir avec le 21ème siècle », in Lasch (C.), La culture du narcissisme, préface, p.10.
(17) La double pensée, p.13.
(18) Ibid., p.228.
(19) Orwell éducateur, pp.63-64.
(20) La double pensée, p.64. Voir aussi ibid., p.118.
(21) Ibid., p.269.
(22) Orwell, anarchiste tory, p.74.
(23) La double pensée, p.41.
(24) Ibid., p.150.
(25) Ibid., p.243n.