Leitmotiv, rengaine ou argument phare dégainé immédiatement dès lors que l’on critique les résultats de la médecine contemporaine : « L’espérance de vie a doublé depuis le début du XIXe siècle ». Fichtre ! Passer de 45 à 90 ans, ce n’est pas rien. C’est dire à quel point nous devrions être en meilleure santé aujourd’hui qu’au XIXe siècle. Ainsi, après des siècles d’obscurantisme, nous serions enfin sortis d’affaire... Sauf que, derrière l’exactitude froide des chiffres se cache une réalité clinique peu enviable. On dirait bien que le manque de précision des concepts sert de cache-misère à ce qui reste un formidable échec pour nos systèmes de soin.
Espérance de vie « à la naissance »
L’espérance de vie à la naissance évalue la durée de vie moyenne d’une génération fictive. On sait que c’est surtout la forte mortalité infantile qui a impacté pendant très longtemps l’espérance de vie à la naissance. Il y a un progrès indéniable puisque les nouveaux-nés ne meurent plus. Mais il est en revanche malhonnête d’attribuer la cause de cette hausse aux seuls progrès de la médecine, comme on l’entend si souvent. Pour s’en rendre compte, rien n’est plus clair qu’un exemple.
Imaginons un groupe fictif de trois personnes : si l’un meurt à la naissance, l’autre à 65 ans et le dernier à 85, l’espérance de vie est de 50 ans pour l’ensemble du groupe. Ce qui en fait un indice peu éclairant pour les conditions de vie et de santé de ce groupe. Mais considérons malgré tout ce chiffre qui s’est considérablement allongé. Qui peut réellement prétendre attribuer cette augmentation aux progrès médicaux ? C’est oublier le facteur nutritionnel, de meilleures conditions d’hygiène, l’accès à l’eau potable ou aux soins pour les plus démunis, et bien d’autres critères encore.
« Ce serait une erreur grave que d’expliquer ces transformations des taux de mortalité globaux par un progrès global de l’efficacité de l’acte médical. La différence entre l’espérance de vie des générations successives apparaît sous l’Ancien Régime sans qu’il y ait pour autant de progrès thérapeutiques notoires à cette époque. Elle s’amplifie avec la révolution pasteurienne et elle s’évanouit bien avant la récente apparition de l’arsenal du médecin contemporain ». Ivan Illich, Némésis médicale, 1975
Une espérance de vie basse s’explique également par les guerres meurtrières du passé, responsables parfois de drastiques réductions de la population, entraînant désorganisation, pillages, famines, peurs et incertitudes en tout genre, le tout propice à la prolifération d’éventuelles épidémies. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de retourner à la guerre de Trente Ans qui a décimé l’Europe au XVIIe siècle pour avoir des exemples d’abaissement de l’espérance de vie. Une étude publiée dans la revue médicale The Lancet Global Health en 2016 rapportait que le récent conflit syrien avait réduit l’espérance de vie de six années chez les hommes (69 ans en moyenne en 2013 contre 75 ans en 2010) et cinq années chez les femmes (75 ans en 2013 contre 80 ans en 2010) [1]. Ceci illustre que la bête mesure de l’espérance de vie n’est pas apte à traduire correctement l’état de santé d’une population, ni de l’efficacité de la médecine. Elle traduit surtout des accidents de parcours historiques dans la vie des nations, des épreuves sociétales pour leur population, ainsi que leur gestion par le politique. Ce qui n’a rien à voir avec l’art médical et ses éventuels progrès.
Le mirage de la longévité
Il est désormais difficile de distinguer science, technologie et médecine dans leur course en avant pour vaincre les maladies et repousser la mort. Que cela soit fort discutable dans le fond n’est pas la question : l’iconographie habituelle nous les présente en blouse blanche, se tenant par la main pour nous venir en aide. Non seulement, on va mieux guérir de nos maladies – si toutefois on devait encore tomber malade – mais nous vivrons augmentés ! Le courant transhumaniste s’appuie ainsi sur la foi en la science et en ses futurs progrès pour parier sur la nette augmentation de la longévité des humains. Dans la mesure ou la longévité se définit comme la durée de vie pour laquelle nous sommes programmés en tant qu’espèce biologique, l’augmentation de l’homme sous-entend donc sa reprogrammation.
Or il y a deux précisions à faire.
D’une part, une espérance de vie basse n’est pas le reflet de la longévité. En réalité, on a vécu très vieux à toutes les époques. Passé le cap délicat de la naissance et des premières années, on pouvait vivre en effet très longtemps.
Et d’autre part, contrairement au battage médiatique autour du transhumanisme, il semble bien y avoir une limite maximale à la longévité. Indépendamment de possibles interventions génétiques ou pharmaceutiques, la durée maximale de vie des êtres humains serait bel et bien fixe. C’est la conclusion d’une étude américaine sur les « supercentenaires », c’est-à-dire les personnes au-delà de 110 ans, dans quatre pays : France, Japon, Royaume-Uni et États-Unis. Cette étude de 2016 parue dans la revue Nature montre que l’âge maximum au décès avait augmenté rapidement entre 1970 et 1990, pour atteindre un plateau en 1995, puis commencé à baisser légèrement chaque année entre 1995 et 2006. L’augmentation de la survie chez les personnes âgées de plus de 100 ans baisse depuis 1980. Conclusion de l’étude : « Nos résultats suggèrent fortement que la durée de vie maximale des humains est fixe, et soumise à des contraintes naturelles » [2].
La qualité de la médecine n’est donc pas directement liée à l’espérance de vie, pas plus qu’elle n’impacterait de façon significative la longévité, c’est-à-dire l’âge maximal au décès. Si nous voulons évaluer correctement l’état de santé d’une population, et par là même l’efficacité de sa médecine, il nous faut donc avoir recours à des critères plus avertis.
Une vie sans qualité
C’est ce besoin de critères spécifiques qui a fait émerger un autre indicateur : l’espérance de vie sans incapacité (EVSI), adopté aujourd’hui par la Commission Européenne et l’OCDE. « En bonne santé » signifie sans limitation irréversible d’activité dans la vie quotidienne, ni incapacités. En termes clairs, il s’agit de critères simples comme la capacité de se déplacer, de gérer son quotidien de façon autonome, faire ses courses et sa cuisine, bref de mener une vie libre et agréable, sans trop de douleur ni de contraintes biomécaniques ou physiologiques. L’EVSI a l’avantage de présenter un tableau plus clinique, plus phénoménologique de la qualité de vie. Le critère essentiel qui manquait était bien celui de la QUALITÉ.
Or, contre toute attente, dans nos pays développés et très fortement médicalisés, l’espérance de vie en « bonne santé » est en déclin. Déjà en 2013, en France, elle ne représente plus que 74 % de la vie des femmes, contre 77 % en 2004 [3]. En d’autres termes, si les femmes nées aujourd’hui ont une espérance de vie plus longue qu’auparavant, elles souffriront d’incapacités pour plus longtemps encore ! Ce qui concrètement peut se traduire par l’obligation d’être placée en Ephad plus tôt et pour plus longtemps, avec la perspective d’accélérer leur dépendance, d’avaler de plus en plus de médicaments et de se faire vacciner à tour de bras. Manifestement, selon la formule consacrée, la vie moderne enlève de la vie aux années... Dit autrement, vivre plus vieux ne signifie pas forcément mieux vivre. C’est en tout cas l’idée développée par le docteur Hiroshi Nakajima, qui a été directeur général de l’OMS de 1988 à 1998. L’ex-patron de l’OMS déclarait en 1997 :
« Sans qualité de la vie, une longévité accrue ne présente guère d’intérêt, l’espérance de vie en bonne santé est plus importante que l’espérance de vie. » Dr Hiroshi Nakajima
J’imagine déjà les grincheux tirant leur cartouche : il s’agit bien sûr de l’effet du vieillissement de la population ! Malheureusement, l’argument ne tient pas non plus. En effet, ce ne sont pas les personnes très âgées qui souffrent de ce phénomène, mais les générations suivantes, celles nées entre 1945 et 1964. Ceux que l’on appelés les baby boomers, sont justement ceux qui ont profité le plus des progrès sociaux et médicaux [4], et qui devraient donc être les champions de la bonne santé. Et c’est tout le contraire : de la quantité oui, mais sans qualité...
Les progrès de la médecine... sociale
Vanter les progrès de la médecine grâce au concept d’espérance de vie et de longévité potentielle est un raccourci bien pratique. Pour les syndicats, il s’agit notamment de justifier l’augmentation de l’âge du départ à la retraite [5]. Car les inégalités d’espérance de vie sans incapacité se retrouvent entre hommes et femmes comme nous venons de le voir, mais également entre milieux sociaux. Ainsi, les cadres bénéficient non seulement d’une espérance de vie totale plus longue que les ouvriers, mais ces derniers vivent en moyenne plus d’années avec des incapacités et en situations de dépendance. C’est ce qu’on a appelé « la double peine des ouvriers ». Malheureusement, il ne s’agit pas seulement de la période de la retraite puisque les incapacités surviennent bien avant 65 ans. Cela signifie que les inégalités selon la profession sont aussi très marquées avant d’atteindre l’âge de la retraite. On ne prête qu’aux riches.
Ainsi, si l’état de santé est dépendant de la notion de progrès, les progrès sociaux sont certainement à mettre au premier plan ! Ce n’est pas nouveau. Hippocrate avait déjà postulé au Ve siècle avant J.-C. la relation entre l’état de santé d’un peuple et les conditions matérielles de son existence. Il s’est éloigné des approches magiques héritées de l’Égypte pour faire de la médecine une discipline compréhensible, rationnelle et maîtrisable par l’homme : elle a des causes qui peuvent être prises en compte et corrigées pour recouvrer la santé. Il s’est attaché à comprendre la maladie, en observant le malade dans son milieu et non plus en évoquant le pouvoir de forces occultes adverses. Il a approfondit l’influence sur la santé de l’hygiène de vie, des facteurs environnementaux et de la façon de s’alimenter.
De nombreux travaux scientifiques contemporains sont arrivés à la même conclusion : les conditions de logement et de travail, les carences ou subcarences alimentaires, le manque d’hygiène, ou le manque de cohésion sociale ont été identifiés comme les éléments du cadre de vie susceptibles de causer des maladies. Il existe bien une relation forte entre l’intensité de ces facteurs de risques et le niveau de pauvreté. Ce qui fait des inégalités de santé une des manifestations les plus visibles des inégalités économiques. Historiquement, pourtant, ces données essentielles vont bientôt passer de mode, au profit de la théorie des germes. Les causes sociales des disparités de santé s’éclipsent discrètement derrière la chasse aux pathogènes, la prophylaxie et les progrès de la médecine curative. Ainsi, la politique d’amélioration de l’état de santé des différentes couches de population, n’a pas à « remettre en cause l’ordre qui présidait à l’organisation sociale ni les disparités sur lesquelles celui-ci reposait » [6].
La santé perdue
Entre l’imprécision du calcul de l’espérance de vie et la course irréaliste à une longévité infinie, entre justification de l’augmentation de l’âge à la retraite et idéalisation de l’efficacité de notre système de soin, les vivants que nous sommes se heurtent à des difficultés bien réelles. Celles de nos douleurs, de notre degré de fatigue, de nos pathologies chroniques, de nos réductions de performances et de nos polymédications : nous naviguons à vue à la recherche de notre santé perdue. À chacun de voir, pour soi et autour de soi, si les progrès techniques sont vraiment des progrès humains. Bien souvent, le recul de l’âge au décès signifie augmentation de la période de vie en mauvaise santé, avec son cortège de polypathologies chroniques, son niveau d’incapacité et donc de dépendance.
Une santé digne de ce nom se mesure aussi par nos ressentis : notre énergie le matin, la disponibilité de notre corps, notre motivation, notre joie de vivre, sans parler de notre capacité à garder le cap et l’espoir. Cette santé-là existe, et elle n’a rien à voir avec la réduction de votre taux de cholestérol par des statines, ou l’espoir de ne pas trop tomber malade grâce ou à cause des vaccins !
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