L’article précédent était consacré à l’anthropologie de la Bible hébraïque : quel est l’enseignement fondamental des prêtres, prophètes et scribes hébreux sur la nature de l’homme ? Dans cet article, nous nous pencherons sur la théologie biblique : Quelle est l’origine et le caractère de ce dieu nommé Yahvé ? Dans quelle relation dialectique avec les religions antiques est-il apparu ? De quelle manière façonne-t-il le destin historique du peuple juif ? Dis-moi qui est ton dieu, je te dirai ce que tu veux. Comme précédemment, nous ne nous intéressons pas ici aux interprétations chrétiennes de l’Ancien Testament, mais uniquement à la lecture juive du Tanakh (désigné par la suite simplement comme « la Bible »). Libre à chacun, en effet, de l’interpréter comme bon lui semble. Encore faut-il connaître la lecture qu’en font majoritairement les Juifs, par qui et pour qui il fut écrit.
Le dieu jaloux
Nous avons déjà montré que Yahvé n’est pas un dieu de l’Autre Monde, notion inconnue du yahvisme. S’il se promène au jardin d’Éden (« Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour » Genèse 3,8), c’est que ce jardin est un lieu terrestre : l’Euphrate et le Tigre y prennent leur source (2,14). Yahvé est en réalité à peine un dieu au sens classique du terme : c’est en réalité un roi – donc un législateur –, dont la particularité avantageuse est d’être éternel, invisible, et audible uniquement par la voix des prêtres et prophètes. Par ailleurs, il est admis que, dans les strates les plus anciennes de la Bible, Yahvé se présente comme un dieu national et ethnique parmi d’autres. C’est indiscutablement le cas chez les prophètes pré-exiliques :
« Tous les peuples marchent au nom de leurs dieux, et nous, nous marchons au nom de Yahvé, notre dieu, pour toujours et à jamais » (Michée 4,5) [1].
Même dans l’Exode, de rédaction probablement plus tardive, Yahvé ne se présente pas à Moïse comme autre chose que « le dieu de tes ancêtres » (3,6). Il le charge d’annoncer aux Hébreux : « Yahvé, le dieu de vos pères, m’est apparu », afin qu’ils présentent une requête à Pharaon au nom de « Yahvé, le dieu des Hébreux » (3,16-18).
« Ainsi parle Yahvé, le dieu d’Israël : laisse partir mon peuple », demanderont donc Moïse et Aaron à Pharaon (5,1). « Qui est comme toi parmi les dieux, Yahvé ? » s’émerveilleront les Hébreux après le miracle de la mer Rouge (15,11) [2]. Et à Canaan, un chef hébreu pourra déclarer à son ennemi vaincu : « Ce que Kémosh, ton dieu, te fait posséder, ne le possèdes-tu pas ? Et ce que Yahvé, notre dieu, a mis comme possession devant nous, ne le posséderions-nous pas ? » (Juges 11,24) [3]. (J’ai aboli ici la distinction typographique faite dans les traductions modernes entre le « Dieu d’Israël » avec majuscule et les « dieux » de tout autre peuples, car elle est inexistante dans le texte hébreu ancien.)
À ce stade, Yahvé est un dieu ethnique ou national parmi d’autres, et non le créateur de l’Univers. La revendication de sa supériorité sur les autres dieux présuppose l’existence de ces derniers, par exemple lorsque Yahvé brise la statue du dieu des Philistins, Dagôn, et envoie à ces derniers une prolifération de rats et une épidémie de tumeurs (1Samuel 5-6). Si Yahvé interdit à son peuple de s’associer au culte de tout autre dieu, c’est justement parce que ces dieux ont une existence. La jalousie est la caractéristique marquante de Yahvé. « Yahvé a pour nom Jaloux » (Exode 34,14) [4]. C’est le sens du premier commandement donné à Moïse : Yahvé ne dit pas « je suis le seul dieu », mais : « Je suis Yahvé, ton dieu […]. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi » (Exode 20,2-3). On a donné le nom de « monolâtrie » à cette forme rare de polythéisme qui suppose l’existence d’une pluralité de dieux mais interdit leur culte à l’exception d’un seul. Comme toute jalousie, celle de Yahvé est possessive : « Je vous mettrai à part de tous ces peuples pour que vous soyez à moi » (Lévitique 20,26).
L’obsession de Yahvé est, en préservant son peuple de toute autre influence divine, d’en faire un « royaume de prêtres » dévoué à son culte (Exode 19,5-6). Il est constamment rappelé que l’impératif de l’endogamie a pour principale justification la préservation de commerce avec les autres dieux, ce qui suppose aussi l’existence de ces dieux. Dans le monde antique, prendre femme dans un autre peuple, c’est se lier à ses dieux (voir mon article Judéité, racisme et métissage [5]). S’il est interdit aux conquérants de Canaan de marier leurs enfants aux autochtones, c’est parce que « ton fils serait détourné de me suivre ; il servirait d’autres dieux » (Deutéronome 7,3-4). Se marier hors du peuple juif est assimilé à la prostitution (Nombres 25,1-2), et même pire, comme il est subtilement indiqué par la juxtaposition non anodine des versets suivants :
« Quiconque s’accouple avec une bête sera mis à mort. Qui sacrifie à d’autres dieux sera voué à l’anathème » (Exode 22,18-19).
Non content de l’exclusivité du culte, Yahvé exige en fait la destruction des cultes des peuples voisins :
« Vous abolirez tous les lieux où les peuples que vous dépossédez auront servi leurs dieux, sur les hautes montagnes, sur les collines, sous tout arbre verdoyant. Vous démolirez leurs autels, briserez leurs stèles ; leurs pieux sacrés, vous les brûlerez, les images sculptées de leurs dieux, vous les abattrez, et vous abolirez leur nom en ce lieu » (Deutéronome 12,2-3, aussi 7,5).
Yahvé n’était pas le seul dieu national à exhiber une telle rage théoclastique. Il partage ce trait avec le dieu national et conquérant des Assyriens, Assur, présenté dans les chroniques assyriennes comme le véritable roi de la cité-État du même nom, qui accorde la victoire et anéantit les dieux des peuples rebelles à sa domination, en profanant et rasant leurs temples et sanctuaires [6]. Comme Assur, Yahvé est un dieu militaire, porté à la bataille dans une arche mobile (1Samuel 4,4). Il a pour nom archaïque Yahvé Sabaot (« Yahvé des armées ») et pour surnom El Shaddaï, (« le dieu destructeur », de shadad, « détruire ») [7]. Il y a lieu de croire que le culte de Yahvé s’est développé dans une certaine rivalité mimétique avec celui d’Assur, durant l’affrontement entre Israël et l’Assyrie, qui a conduit à l’anéantissement du premier en -720.
Yahvé est possédé par l’esprit de revanche. Il a défié Assur, a été vaincu, mais persiste à affirmer sa supériorité sur son vainqueur. Lorsque l’Assyrie montre des signes d’affaiblissement un siècle plus tard, il sent son heure venue, et promet à son peuple l’empire que l’Assyrie est en passe de perdre, du Delta du Nil à l’Euphrate. Le Livre d’Isaïe, dont les premières strates datent de peu après la destruction d’Israël par l’Assyrie, est le texte fondateur de ce programme :
« Yahvé Sabaot l’a juré ; oui ! Comme j’ai projeté, cela se fera, comme j’ai décidé, cela se réalisera : je briserai Assur dans mon pays, je le piétinerai sur mes montagnes. […] Telle est la décision prise contre toute la terre, telle est la main étendue sur toutes les nations. Quand Yahvé Sabaot a décidé, qui l’arrêtera, et sa main levée, qui la fera revenir ? » (Isaïe 14,24-27).
La rédaction du Livre d’Isaïe se poursuivra sur plusieurs siècles, sans dévier du programme initial, qui est de faire de Sion le nouveau centre du monde, où les rois de toutes les nations « se prosterneront devant toi [Israël], ils lècheront la poussière de tes pieds » (49,23). Yahvé tient son propre peuple pour seul responsable de sa défaite face à Assur ; les Israéliens auraient « provoqué la colère de Yahvé » en « sacrifiant sur tous les hauts lieux à la manière des nations que Yahvé avait expulsées devant eux », et en « rendant un culte aux idoles » (2Rois 17,11-12). En fait, selon la théorie biblique, c’est Yahvé lui-même qui a dirigé l’Assyrie contre Israël, pour punir ce dernier de son apostasie. Juda, au contraire, voit sa survie comme le signe que Yahvé l’a prédestiné à recueillir l’héritage d’Israël, et à devenir un jour le centre d’un empire. Le droit d’aînesse est passé d’Israël à Juda, comme jadis d’Ésaü à Jacob.
Mais la survie de Juda dépend, à son tour, de son respect du culte exclusif de Yahvé, exclusivement à Jérusalem, et de la destruction systématique de toute trace des cultes concurrents. Les rois de Judée sont jugés sur le critère exclusif de leur obéissance à ce précepte : Ézéchias est loué pour avoir « fait ce qui est agréable à Yahvé » en détruisant tous les sanctuaires. Au contraire, son fils Manassé est blâmé pour avoir « fait ce qui déplaît à Yahvé, imitant les abominations des nations que Yahvé avait chassées devant les Israélites. » Il rebâtit les sanctuaires détruits par son père, éleva des autels à Baal à Ashéra, et « se prosterna devant toute l’armée du ciel et lui rendit un culte » (2Rois 21,2-5). Amon fils de Manassé ne vaut pas mieux. Josias, en revanche, se montre digne de son arrière-grand-père Ézéchias : il fait retirer du temple « tous les objets de culte qui avaient été faits pour Baal, pour Ashéra et pour toute l’armée du ciel », et supprime tous les « faux prêtres » « qui sacrifiaient dans les hauts lieux, dans les villes de Juda et les environs de Jérusalem, et ceux qui sacrifiaient à Baal, au soleil, à la lune, aux constellations et à toute l’armée du ciel » (2Rois 23,4-5). L’armée du ciel, c’est-à-dire la communauté des dieux célestes, voilà l’ennemi. En Samarie dont il reprend partiellement le contrôle, Josias, fidèle à son dieu Yahvé, fait raser le sanctuaire de Béthel, et « tous les prêtres des hauts lieux qui étaient là furent immolés par lui sur les autels » (2Rois 23,20). Notre éducation chrétienne nous a habitués à approuver la destruction des sanctuaires et le massacre des prêtres des cultes concurrents du yahvisme.
Les Cananéens, comme les Égyptiens et les Babyloniens, n’étaient-ils pas des idolâtres, et leurs religions des abominations ? Selon la vision providentielle catholique, c’est même pour n’avoir pas été suffisamment intolérants, pour avoir péché contre Dieu en s’associant aux cultes païens, qu’Israël aurait perdu l’élection divine. Mais faisons l’effort de nous arracher à ce paradigme biblique, déplaçons notre point de vue et posons-nous la question : si, comme l’histoire nous l’enseigne, la religion est le cœur du processus civilisationnel, la source des plus grands accomplissements culturels et artistiques, est-il raisonnable de croire que le Père céleste de l’humanité ait ainsi poursuivi de sa haine tous les cultes religieux sauf un seul, pratiqué en un seul temple, sous l’autorité d’un seul clergé héréditaire ? Et surtout, peut-on le croire tout en professant aujourd’hui le respect et le dialogue entre les religions du monde ?
L’invention du monothéisme exclusif
Dans le monde antique, le respect de la diversité des dieux est la base des relations internationales. Les peuples fondent leur confiance mutuelle sur des correspondances entre leurs dieux. L’égyptologue Jan Assmann explique :
« Les traités avec les autres États devaient être scellés par des serments et les dieux invoqués dans ces serments par les deux parties contractantes se devaient d’être compatibles. C’est ainsi que virent le jour des listes de comparaison des dieux qui, à leur stade ultime, mettaient en corrélation jusqu’à six panthéons différents. [8] »
Cette traductibilité des dieux s’appuie sur une certaine standardisation de leurs fonctions cosmiques : telle divinité associée au soleil, par exemple, est considérée comme identique à toute autre divinité solaire étrangère [9]. C’est ainsi, par exemple, que les divinités grecques et égyptiennes fusionnent dans un syncrétisme gréco-égyptien à l’époque hellénistique. Yahvé, au contraire, ne s’identifie à aucun autre dieu, et ses prêtres ne tolèrent aucun culte concurrent. Lorsque Yahvé ordonne à son peuple : « Tu ne feras pas alliance avec eux ni avec leurs dieux » (Exode 23,32), ou : « Vous ne prononcerez pas le nom de leurs dieux, vous ne les invoquerez pas dans vos serments » (Josué 23,7), il interdit de facto toute relation de confiance avec les peuples en question.
À une époque où les panthéons du vaste monde font preuve de courtoisie, d’hospitalité et même de fraternité, permettant aux hommes de se reconnaître comme habitant sous un même ciel, Yahvé, qui n’est au départ qu’un dieu tribal parmi d’autres, manifeste à l’égard de tous les autres dieux une haine implacable qui le caractérise comme un sociopathe parmi les dieux, et qui fait de son peuple, aux yeux de ses voisins, une « race haïe par les dieux » (Tacite, Histoires V,3).
Comme le souligne encore Jan Assmann, le polythéisme des grandes civilisations antiques est un cosmothéisme, dans la mesure où les dieux forment le corps organique du monde. Une telle conception conduit naturellement vers une forme de monothéisme philosophique, un monothéisme inclusif ou convergent, compatible avec le polythéisme : tous les dieux sont un, comme le cosmos est un. Le concept de l’unité du divin rejoint celui d’un Dieu suprême créateur du Ciel et de la Terre, trônant au sommet d’une hiérarchie de divinités qui émanent de lui, notion aussi familière aux philosophes grecs et romains qu’à leurs précurseurs égyptiens. Écoutons Cicéron :
« Que peut-il y avoir en effet d’aussi manifeste, d’aussi évident, quand nous regardons le ciel et contemplons les choses célestes, que l’existence d’une divinité douée d’une intelligence supérieure qui les gouverne ? » [10]
Cette conception unitaire de la divinité n’est pas davantage redevable au judaïsme que le Grand Manitou des Algonquins. Au contraire, c’est d’elle que se sont inspirés les prêtres yahvistes pour élaborer leur propre version du monothéisme : un monothéisme exclusif et révolutionnaire qui est l’exact opposé du monothéisme inclusif et évolutif des peuples voisins, et qui n’aboutit au même résultat qu’en apparence.
Au lieu de considérer leur dieu national Yahvé comme s’intégrant à un panthéon ou émanant d’un Grand Dieu suprême, ou même comme étant l’un des noms de ce Grand Dieu, ils vont en faire le seul et unique Dieu. C’est durant l’Exil à Babylone que Yahvé, privé du temple dans lequel il trônait jusque-là entre deux chérubins, se met à prétendre avoir créé l’univers à lui tout seul. Après avoir interdit tout commerce avec les autres dieux et déclaré Yahvé plus puissant qu’eux, les prêtres yahvistes se mettent à prétendre que ces autres dieux n’existent tout simplement pas. Et si Yahvé est le seul dieu existant, c’est qu’il doit être le créateur et maître de l’Univers. La jalousie meurtrière de Yahvé trouve ici son aboutissement logique – pour ne pas dire pathologique –, puisque nier l’existence des autres dieux, c’est les anéantir pour de bon.
Cette transformation de la monolâtrie yahviste en monothéisme yahviste est dramatiquement illustrée dans le Second Livre des Rois, lorsque le roi assyrien, après avoir détruit Israël, menace Ézéchias en ces termes :
« Que ton dieu en qui tu te confies, ne t’abuse pas en disant : “Jérusalem ne sera pas livrée aux mains du roi d’Assyrie.” […] Les ont-ils délivrées, les dieux des nations que mes pères ont dévastées ? »
Ézéchias monte alors au Temple de Jérusalem et invoque Yahvé en ces termes :
« Yahvé, dieu d’Israël qui sièges sur les chérubins, c’est toi qui est seul dieu de tous les royaumes de la terre, c’est toi qui a fait le ciel et la terre. […] Il est vrai, Yahvé, les rois d’Assyrie ont exterminé les nations, ils ont jeté au feu leurs dieux, car ce n’étaient pas des dieux, mais l’ouvrage de mains d’hommes, du bois et de la pierre, alors ils les ont anéantis. Mais maintenant, Yahvé, notre dieu, sauve-nous de sa main, je t’en supplie, et que tous les royaumes de la terre sachent que toi seul es Dieu, Yahvé » (2Rois 19,10-19).
Pour donner raison à Ézéchias, Yahvé extermine l’armée assyrienne. Pure fiction : les annales assyriennes nous apprennent qu’en réalité, Ézéchias paya tribut au roi assyrien. Mais retenons surtout que c’est par décision des élites juives (ici le roi) que les autres dieux sont déclarés inexistants, et que Yahvé est promu du statut de dieu national à celui de Dieu universel. Et c’est la fiction de la débâcle des Assyriens qui tient lieu de preuve.
Dieu du Ciel pour les Gentils, dieu d’Israël pour les Juifs
Il reste encore à convaincre les Goyim. La « conversion » de Nabuchodonosor montre le chemin : impressionné par les dons d’oniromancien de Daniel, le roi babylonien se prosterne devant lui et s’exclame : « En vérité, votre dieu est le Dieu des dieux et le maître des rois » (Daniel 2,47). Mais c’est surtout Cyrus qui sert d’exemple, et se trouve pour cela gratifié du titre d’ « Oint » (Mashiah) de Dieu (Isaïe 45,1).
Ainsi commence l’édit que Cyrus aurait publié, selon le Livre d’Esdras, pour libérer les Juifs de Babylone :
« Yahvé, le Dieu du ciel, m’a remis tous les royaumes de la terre, c’est lui qui m’a chargé de lui bâtir un temple à Jérusalem, en Juda. Quiconque, parmi vous, fait partie de tout son peuple, que son dieu soit avec lui ! Qu’il monte à Jérusalem, en Juda, et bâtisse le Temple de Yahvé, le dieu d’Israël – c’est le dieu qui est à Jérusalem » (Esdras 1,2-3).
Notons bien que Cyrus désigne d’abord Yahvé comme le « Dieu du Ciel » puis comme « le Dieu d’Israël […], qui est à Jérusalem ». On retrouve cette ambivalence dans l’édit qui autorise la seconde vague de retour des exilés. C’est maintenant le roi perse Artaxerxès qui s’adresse « au prêtre Esdras, secrétaire de la Loi du Dieu du Ciel » et le charge d’offrir un gigantesque holocauste pour « le dieu d’Israël qui réside à Jérusalem » (7,12-15). On retrouve ensuite par deux fois l’expression « Dieu du Ciel », entrecoupée de six fois « ton dieu » et une fois « votre dieu », c’est-à-dire le dieu d’Esdras et d’Israël. L’expression « Dieu du Ciel » apparaît encore une fois dans le Livre d’Esdras, et c’est encore dans un édit d’un roi de Perse, Darius (6,10).
Partout ailleurs dans le Livre d’Esdras, il n’est question que du « dieu d’Israël » (quatre fois), « Yahvé, le dieu de vos pères » (une fois), et « notre dieu » (dix fois). Autrement dit, selon l’auteur du Livre d’Esdras, seuls les rois de Perse s’imaginent que Yahvé est le « Dieu du Ciel » (désignation commune du dieu universel Ahura Mazda chez les Perses) ; pour les Juifs, Yahvé est simplement le « dieu d’Israël » qui réside, non pas dans le Ciel, mais à Jérusalem. Ce texte nous livre le véritable secret du judaïsme, la clé de son rapport à l’universalisme : pour les Juifs, Yahvé est le dieu des Juifs, que les Gentils sont priés de prendre pour le Dieu suprême et unique. Ce que Maurice Samuel résume ainsi dans You Gentiles (1924) :
« Dans le cœur de chaque Juif pieux, Dieu est un Juif. [11] »
Cette double nature de Yahvé, que l’on peut désigner par l’oxymore de « Dieu tribal universel », explique bien des choses. Ainsi, s’il est avantageux qu’un roi étranger prenne Yahvé pour le « Dieu du Ciel », il n’en est pas moins tenu pour intolérable qu’il l’imagine assimilable aux représentations non-juives de ce Dieu suprême. Le roi séleucide Antiochos IV en fit l’expérience lorsqu’il voulut consacrer le temple de Jérusalem à Zeus Olympios en -167. Il ne faisait qu’exprimer l’idée que Yahvé était un autre nom de Zeus, le dieu suprême ; mais la révolte des Juifs intégristes menés par les Maccabées prouve qu’à leurs yeux, Yahvé reste prioritairement le dieu des Juifs, et accessoirement seulement le Dieu suprême.
Autrement dit, le monothéisme juif est un suprémacisme et non un universalisme. Il n’a fait que singer et parasiter le monothéisme philosophique, fondement de l’humanisme hellénique. Dès lors qu’il revendique le trône suprême, Yahvé craint moins les petits dieux locaux que la concurrence des divinités universelles. Il se sent tout particulièrement menacé par Ashéra, la Grande Mère vénérée dans tout le Proche et Moyen-Orient sous divers noms (Ishtar, Isis, Astarté), et dont la bienveillance a séduit les Hébreux eux-mêmes plus d’une fois. Lorsque des Judéens réfugiés en Égypte, pensant que leurs malheurs étaient peut-être dus à leur négligence de cette « Reine du Ciel », voulurent se tourner vers elle, Yahvé les menaça d’extermination (Jérémie 7,18).
Yahvé s’en prend aussi au dieu cananéen Baal qui, sous le nom de Baal Shamem, le « Seigneur céleste », est identifié au Dieu suprême dans toute la Syrie [12]. C’est dans les cycles d’Élie et Élisée qu’est mis en scène le défi lancé par Élie à quatre cent cinquante prophètes de Baal, de conjurer la foudre sur un holocauste de taureau : « Vous invoquerez le nom de votre dieu et moi, j’invoquerai le nom de Yahvé : le dieu qui répondra par le feu, c’est lui qui est Dieu (Elohim) » (1Rois 18,24). Les prophètes de Baal s’épuisent toute la matinée en vaines incantations et automutilations, alors que Yahvé enflamme l’holocauste d’Élie après que celui-ci l’ait arrosé de douze jarres d’eau pour corser le miracle. Les gens tombent alors face contre terre en criant :
« C’est Yahvé qui est Dieu ! C’est Yahvé qui est Dieu ! » (1Rois 18,39).
Preuve étant ainsi faite que Yahvé, et non Baal, est le Dieu suprême, les partisans d’Élie s’emparent de tous les prophètes de Baal et Élie les égorge de sa main. Ce grotesque combat des dieux, qui mériterait une adaptation hollywoodienne, illustre parfaitement que, pour aboutir au monothéisme, le yahvisme prend le chemin diamétralement opposé de celui que se fraient les hautes cultures de la même époque, par la reconnaissance de l’identité de leurs dieux. Il est particulièrement ironique de voir Yahvé, originellement un dieu tribal, rivaliser avec Baal et Ashéra, divinités véritablement internationales, pour le statut de Dieu suprême. Mais la plus grande ironie de l’histoire des religions est que, Yahvé étant au fond assez peu convaincant dans son rôle usurpé de divinité universelle, il sera voué lui-même à disparaître, pour ne laisser derrière son passage que le désert de l’athéisme. Sa rage théoclastique s’est retournée contre lui-même, comme si Yahvé lui-même se trouvait atteint par la « haine de soi ». L’athéisme moderne est le rejet du Dieu biblique, confondu avec le vrai Dieu. En tant que caricature anthropologique grotesque de la divinité, Yahvé a ruiné la foi en Dieu. C’est dans ce sens qu’on peut dire que le yahvisme est un complot contre Dieu.
Universalisme et complexe de l’élection
De la double identité du dieu biblique, dieu d’Israël transformé par un tour d’illusionnisme en Dieu suprême, résulte le concept de « peuple élu ». L’ambivalence de Yahvé permet aux auteurs du Deutéronome de détourner l’idée, fort répandue autour d’eux, d’une communauté de dieux nationaux sous l’autorité du Créateur suprême, dans le sens d’une distribution radicalement inéquitable :
« Quand le Très-Haut (Elyown) donna aux nations leur héritage, quand il répartit les hommes, il fixa les limites des peuples suivant le nombre des fils de Dieu ; mais le lot de Yahvé, ce fut son peuple, Jacob fut sa part d’héritage » (Deutéronome 32,8-9).
Autrement dit, parmi toutes les nations qu’il a créées, le Père de l’Humanité s’en serait réservé une et aurait confié les autres à des divinités inférieures, des puissances angéliques (c’est le sens admis des « fils de Dieu »). Cette nation que Yahvé « a choisi pour son peuple à lui, parmi toutes les nations qui sont sur la terre » (Deutéronome 7,6), il aurait de surcroît décidé d’en faire « un peuple qui habite à part, [qui] n’est pas rangé parmi les nations » (Nombres 23,9). Mieux, il entend « l’élever au-dessus des toutes les nations de la terre » (Deutéronome 28,1). Non pas comme un guide pour les autres nations, mais comme un tyran :
« À partir d’aujourd’hui, je répandrai la terreur et la crainte de toi parmi les peuples qui sont sous tous les cieux : quiconque entendra le bruit de ton approche sera saisi de trouble et frémira d’angoisse » (Deutéronome 2,25).
Les nombreux récits de massacres perpétrés au nom de Yahvé sont là pour dramatiser le message. Il en est un en particulier qui mérite d’être relevé : après avoir pillé la ville de Rabba, David « fit sortir les habitants, et il les mit en pièces avec des scies, des herses de fer et des haches, et les fit passer par des fours à briques ; il traita de même toutes les villes des fils d’Ammon » (2Samuel 12,31 et 1Chroniques 20,3). Je cite ici la traduction de l’hébraïsant Louis Second (1910), mais toutes les traductions érudites anciennes rapportent la même chose [13].
Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’on voit apparaître la traduction frauduleuse suivante (ici, la Bible de Jérusalem de 1956) : « Quant à sa population, il la fit sortir, la mit à manier la scie, les pics ou les haches de fer et l’employa au travail des briques » (situation hautement improbable si l’on songe que de tels « outils » ne servent pas à fabriquer des briques, mais constituent en revanche des armes redoutables).
Il est convenu, chez les gens bien élevés, d’associer judaïsme et universalisme. Le judaïsme aurait inventé le Dieu universel, et du même coup l’humanisme. Nous avons vu ce qu’il faut penser de la première proposition : le Dieu universel inventé par les Juifs est en réalité un dieu tribal saisi d’une rage exterminatrice pour tous les autres dieux, et son universalisme n’est que le déguisement de son suprémacisme et de son mépris pour tous les particularismes non juifs.
L’universalisme juif est factice ; c’est une posture, une persona. C’est une fable destinée à enfumer le Goy, semble vouloir dire Aaron David Gordon, fondateur du parti sioniste Hapoel Hatzaïr (Jeune Ouvrier) :
« Nous crions toujours le mot Humanité plus fort que tous les hommes, non parce que nous avons une éthique supérieure aux autres, mais parce que “Humanité” est une abstraction, un concept en l’air : dans la vie il n’y a que les peuples (Völker) [14]. »
Une telle compréhension n’est pas donnée à tout le monde. La majorité des Juifs ne se donne pas la peine de s’interroger sur le caractère paradoxal de l’universalisme juif. Le paradoxe est refoulé dans les replis de leur psychisme. L’universalisme est une production cognitive découlant d’un mécanisme compensatoire plus ou moins inconscient ; le Juif s’auto-absout de son tribalisme atavique par une image idéale de lui-même en humaniste universaliste. Néanmoins, la part d’inconscient dans cette duplicité doit être relativisée.
Il y a incontestablement, de la part de nombreuses élites cognitives, une intention délibérée de bluffer les Goyim, mais aussi de tromper les Juifs eux-mêmes sur la nature de la solidarité qu’on exige d’eux. Dans un cas comme dans l’autre, ce n’est pas en dépit de leur judéité, mais en vertu de celle-ci, que les Juifs se sentent universalistes. Leur universalisme est intimement lié à leur conviction de la mission universelle du peuple juif. Autrement dit, l’universalisme des Juifs est presque toujours un universalisme juif, c’est-à-dire un universalisme tribal, c’est-à-dire encore un ethnocentrisme absolu, un ethno-narcissisme. Le mode de pensée judéocentrique est immunisé contre la « dissonance cognitive » que devrait provoquer la contradiction entre le discours universaliste et la pratique tribaliste.
En effet, si le Juif est l’essence ou l’étalon de l’humanité, ce qui est bon pour les Juifs est bon pour l’humanité, par principe :
« Le Judaïsme envisage seulement le salut de la maison d’Israël, qui seul peut permettre le salut des soixante-dix nations de l’univers » (Rabi, Anatomie du Judaïsme français, 1962) [15].
Les Juifs sont le peuple indispensable : « Je crois en notre supériorité morale et intellectuelle, dans notre capacité de servir comme modèle pour la rédemption de la race humaine », proclame Ben Gourion, le père fondateur d’Israël [16].
C’est en demeurant un peuple séparé que les Juifs aideront à l’unité de l’humanité. Leur séparatisme serait donc nécessaire à leur universalisme. Pour rationaliser ce paradoxe, la double nature ethnico-religieuse du judaïsme s’avère utile : les Juifs doivent rester un peuple pour répandre leur religion. Telle est par exemple la thèse de Felix Adler (1851–1933) : lorsque le peuple juif aura accompli sa mission de dissoudre l’ethnicité du reste de l’humanité, alors seulement, il pourra disparaître. C’est ainsi que la communauté la plus ethniquement orientée réussit à se faire passer pour le champion de l’universalisme. Et lorsque Martin Buber réclamait un État pour les Juifs, c’était encore pour rendre service à l’humanité ; car ce n’est qu’en accomplissant son rêve messianique d’un foyer national, dit-il, que la religion juive pourra conduire l’humanité vers l’âge messianique [17].
Cet argumentaire, développé par le judaïsme réformé, est destiné principalement aux Gentils, mais aussi aux Juifs « mous », ainsi convaincus à bon compte que leur engagement en faveur du groupe sera un service à l’humanité.
Innombrables sont les ouvrages proclamant la mission universelle d’Israël. Citons Alfred Nossig, artiste communautaire qui, avant d’œuvrer pour l’émigration de Juifs sélectionnés vers la Palestine en collaborant avec la Gestapo dans le ghetto de Varsovie, écrivait dans Integrales Judentum (« Le Judaïsme intégral »), paru à Berlin en 1922 :
« La communauté juive est plus qu’un peuple au sens moderne politique du mot. Elle est la dépositaire d’une mission historiquement mondiale, je dirais même cosmique, que lui ont confiée ses fondateurs Noé et Abraham, Jacob et Moïse. […] La conception primordiale de nos ancêtres a été de fonder non une tribu mais un ordre mondial destiné à guider l’humanité dans son développement. Voilà le vrai, l’unique sens du choix des Hébreux en tant que peuple élu. [18] »
La version religieuse de cette « théorie de la mission » attribue à Israël la mission de fonder une religion universelle pour toute l’humanité. Dans son livre Paris, Rome et Jérusalem (1860), Joseph Salvador voit Jérusalem comme le centre mondial de cette nouvelle civilisation mondiale reliant l’Occident et l’Orient [19].
Plus connue est la thèse du rabbin italien Élie Benamozegh qui, dans Israël et l’humanité (1914), proclame :
« Le culte spécial d’Israël est la sauvegarde, le moyen de réalisation de la vraie religion universelle ou noachisme [20]. »
La mission d’Israël admet plusieurs interprétations. Le rabbin Daniel Gordis, vice-président de l’Université du Judaïsme de Los Angeles, en propose une variante dans Does the World Need Jews ? :
« La tradition juive a toujours affirmé que les Juifs doivent être différents afin de jouer un rôle quasi subversif dans la société. [21] »
De la sorte, la « théorie de la mission » ne peut pas être prise en défaut : la contribution juive est toujours constructive, même quand elle est subversive ou corrosive. Elle est constructive lorsqu’il s’agit d’apporter Dieu à l’humanité, et aussi lorsqu’il s’agit de traîner la religion dans la boue ; constructive pour élever l’humanité moralement, et aussi pour saper les valeurs morales.
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